Avec la mort [1] prématurée de Élisabeth Souza-Lobo (victime d’un accident en mars 1991), les sciences sociales, le mouvement ouvrier et le mouvement de femmes au Brésil ont perdu une de leurs personnalités les plus attachantes et créatrices.
Née en 1943, Élisabeth a étudié la littérature à l’Université de Porto Alegre. Son itinéraire sera dans les années 60 et 70 typique de toute une génération de la gauche brésilienne confrontée avec les régimes militaires. Militante active contre la dictature établie en 1964, elle sera obligée de quitter le Brésil à la fin des années 60 ; exilée au Chili à l’époque du gouvernement Allende, elle sera contrainte, par le coup militaire de septembre 1973, à se réfugier en France. C’est ici que j’ai eu le privilège de la connaître et de gagner son amitié, ainsi que celle de son compagnon, Marco Aurelio Garcia. Après avoir terminé un doctorat en sociologie de l’Université de Paris 8, elle profite de l’amnistie de 1979 pour retourner au Brésil. Socialiste et féministe convaincue, elle participe, dès le début des années 80, à la fondation du Parti des Travailleurs, nouvelle force politique qui rassemble des syndicalistes combatifs, des courants marxistes et des chrétiens de gauche [2]. En 1982 elle gagne le concours pour une chaire de sociologie à l’Université de Sào Paulo, sans cesser pour autant son activité politique, syndicale et féministe.
Esprit hétérodoxe et libertaire, Élisabeth a consacré son premier livre à la vie et à l’oeuvre de la révolutionnaire russe et juive Emma Goldmann [3] Dans un des essais de ce recueil publié après sa disparition, on trouve un hommage aux « voix isolées » qui ont osé rompre les limites de la pensée traditionnelle de la gauche sur l’oppression des femmes : « L’anarchiste Emma Goldmann écrivait déjà en 1906 que ni le droit de vote, ni l’égalité dans le travail sont suffisants pour modifier la situation des femmes dans la société, si le rapport de soumission n’est pas brisé par les femmes elles-mêmes... ». L’ensemble des travaux d’Elisabeth avait précisément pour objectif d’étudier les conditions de possibilité de cette rupture dans les circonstances spécifiques du Brésil.
Les articles rassemblés dans ce volume - La classe ouvrière a deux sexes - se caractérisent par une rare combinaison de rigueur scientifique et d’engagement social. Utilisant une vaste bibliographie aussi bien brésilienne qu’internationale, profitant des avancées méthodologiques d’auteurs comme E.P. Thompson, Joan Scott, Michelle Perrot, Danièle Kergoat et Sheila Rowbotham, Élisabeth a produit une oeuvre pionnière dans le champ des études sur la classe ouvrière au Brésil. Une oeuvre qui ne cache pas son point de vue social : « Si toute recherche, comme toute narration, est un agencement, la construction d’un regard, je me suis située dans la perspective de l’expérience de la domination... »
Il s’agit aussi d’un travail profondément personnel : elle avouait dans un de ses articles qu’en réfléchissant sur le mouvement de femmes au Brésil elle avait l’impression de « faire l’archéologie d’une problématique et d’une utopie dont je suis moi-même partie prenante ». Sa réflexion s’appuie non seulement sur des études empiriques, des statistiques et des essais théoriques, mais aussi sur une expérience directe du mouvement ouvrier et du féminisme. Comme le souligne à juste titre Helena Hirata dans sa préface au livre, « elle a nourri le milieu syndical et féministe avec les résultats des recherches universitaires, et, simultanément, la recherche universitaire avec les réflexions et pratiques du mouvement féministe et syndical... ». C’est ce processus d’enrichissement mutuel qui a donné à ses écrits et à son activité publique une cohérence et une unité exceptionnelles.
On pourrait peut-être résumer ce que les articles d’Élisabeth ont en commun - malgré une grande diversité thématique - dans une formule : donner la parole à celles qui ont toujours été exclues de la parole et de la vie publique, les femmes ouvrières. C’est-à-dire, rendre visible ce qui est resté invisible dans le discours (androcentrique) des acteurs et scientifiques sociaux, des dirigeants syndicaux et des sociologues du travail : l’oppression spécifique des femmes dans le travail et leur participation décisive dans les mouvements sociaux.
Les essais rassemblés ici ont été publiés pendant les années 1982-1991. C’est une période de profonde transformation dans la situation des femmes au Brésil : d’une part, la population féminine économiquement active a été multipliée par trois entre 1970 et 1985 ; d’autre part, les femmes jouent un rôle de plus en plus actif dans le mouvement ouvrier - notamment à partir des grandes grèves des métallurgistes de 1978 [4] - et dans divers mouvements sociaux.
Le livre se divise en trois sections thématiques.
1) Pratiques et discours des ouvrières, processus de travail et luttes syndicales au Brésil. Les années 1970 et 1980.
2) Le genre dans le travail : perspectives théoriques et méthodologiques.
3) Mouvements sociaux de femmes. Égalité et différence.
Une question clé qui traverse ces chapitres est celle de la division sexuelle du travail : comme le montre Élisabeth, il ne s’agit pas d’un processus technique (et moins encore d’une différenciation naturelle et biologique) mais d’une construction sociale, culturelle et symbolique. Il ne s’agit pas non plus d’un processus socialement « neutre » : la division sexuelle du travail « produit et reproduit l’asymétrie entre pratiques féminines et masculines, construit et reconstruit des mécanismes d’assujettissement et de disciplinarisation des femmes, produit et reproduit la subordination du genre dominé ».
Il faut par conséquent rompre avec les catégories « sexuellement aveugles » des sciences sociales traditionnelles pour découvrir, à travers l’analyse de la division sexuelle du travail, les hiérarchies qui s’établissent entre qualification masculine et féminine, promotion masculine et féminine, salaires masculins et féminins.
Refusant le ghetto d’une histoire des femmes en soi, d’une science féministe séparée, Élisabeth utilise la problématique du genre pour analyser la question des rapports sociaux entre les sexes. Grâce au concept de genre elle peut renverser les confortables distinctions entre le public et le privé, la production et la reproduction : il s’agit en effet d’un rapport social « qui traverse l’histoire et le tissu social, les institutions et les mentalités, objet interdisciplinaires par excellence, mais qui appartient en même temps au domaine des théories sur la famille, le marché du travail, le procès du travail, la citoyenneté, le parti politique et les mouvements sociaux, ainsi que la subjectivité ». Un rapport social dans lequel, comme l’affirme Cynthia Cockbum, le langage et la culture sont des facteurs constitutifs essentiels.
Tandis que dans la première partie du livre Élisabeth analyse la participation des femmes dans la grève des métallos, le rôle pionnier du Premier Congrès des femmes métallurgistes du syndicat de Sao Bernardo do Campo e Diadema (1978) et les obstacles à une plus grande participation féminine dans la vie syndicale, les articles de la dernière partie étudient les mouvements de femmes et le féminisme, tels qu’ils se développent pendant les dernières années de la dictature et au cours de la période de redémocratisation. [5]
Pour comprendre l’essor de ces mouvements - organisés en général autour de revendications des quartiers pauvres (santé, crèches, transports, occupations de terrains) - il faut dépasser l’économisme : il ne s’agit pas uniquement de revendications matérielles, mais aussi de la formation d’un sujet collectif qui prend conscience de son identité et de sa dignité. Les groupes féministes, malgré leur fragmentation, finissent par fournir, dans les années 80, la matrice discursive de beaucoup de mouvements de femmes qui ne se définissent pas comme féministes. Dans la mesure où elle met en question la naturalité des rapports entre hommes et femmes, la « parole féministe » a fait prendre conscience à beaucoup de femmes que la division sexuelle du travail et l’inégalité ne sont pas immuables.
En étudiant ces mouvements sociaux, Élisabeth arrive à une des conclusions les plus surprenantes de sa recherche : les nouvelles problématiques présentes dans les « luttes de femmes » ont leur origine dans deux matrices discursives assez hétérogènes, l’Église progressiste et les courants féministes : « Il ne s’agit pas de discours identiques, mais l’important c’est que les deux valorisent les femmes comme personnes, avec leurs droits et leurs devoirs, et surtout mettent en question tout ce qui semblait défini pour toujours : la soumission des femmes dans la maison, le travail et la vie publique. De ce point de vue il y a coïncidence ».
C’est grâce à des esprits iconoclastes comme Élisabeth Souza Lobo que les sciences sociales pourront un jour dépasser leur « aveuglement sexuel » (sexual blindness) et le mouvement syndical son économicisme androcentrique. Ces articles sont des semailles d’avenir.
Le sexe invisible, Compte rendu du livre d’Elisabeth Souza-Lobo, « A classe operaia tem dois sexos,dominaçao e resistência »