Après les élections de 2000, le candidat présidentiel du Parti Vert, Ralph Nader, a été dénoncé par les démocrates comme un « gêneur » qui aurait aidé George Bush à battre Al Gore — en ignorant au passage le rôle de la Cour Suprême dans le détournement de l’élection. À l’approche des élections de 2004, la grande majorité de la gauche — y compris beaucoup de ceux qui ont soutenu la campagne de Nader en 2000 — a fait de la défaite de Bush (qu’ils n’imaginent pas autrement que face à un démocrate) sa priorité n° 1. Le Parti Vert lui-même envisage une stratégie des « États sûrs » — ne faire campagne pour un candidat vert que dans les États où les Démocrates ou les Républicains sont assurés d’une majorité incontestée, ce qui est en réalité un soutien aux démocrates.
Le journaliste de gauche Norman Solomon a écrit récemment : « L’équipe de Bush se rapproche de certaines particularités du fascisme », alors que Michael Albert, de Z Magazine, argumentait : « Aussi mauvais que puisse s’avérer être son remplaçant, le remplacement de Bush va améliorer l’état de la planète et ses chances de survie ». Ce sont là des justifications largement acceptées pour se rallier aux Démocrates en tant que « le moindre de deux maux ».
Avec cette logique du « moindre mal », beaucoup de progressistes, aujourd’hui attirés par Howard Dean ou Dennis Kucinich [1] à cause de leur opposition à la guerre en Irak, vont finir par soutenir au bout du compte un démocrate classique qui va chercher à gagner des voix dans le camp républicain. Dean lui-même — qui fanfaronne sur le thème : « J’étais un centriste avant que Clinton ne le soit. » — pourrait bien faire l’affaire. Au-delà d’une franche détestation de Bush, les progressistes peuvent s’accorder sur le fait que le parti de la guerre au pouvoir doit être renversé. Mais les démocrates sont un parti de la guerre en attente.
Le soutien aux démocrates au nom du « moindre mal » a été réactivé par des secteurs de la gauche tous les quatre ans depuis la Grande Dépression [2]. Mais loin d’élargir les perspectives de la gauche, cela a empêché le développement d’un mouvement social radical aux États-Unis. Pour cette raison, il est nécessaire d’examiner le rôle historique de la politique du « moindre mal ».
Consensus sur les objectifs
L’étiquette « fasciste » a été également accolée au républicain conservateur Barry Goldwater en 1964, à Richard Nixon dans les années 70, ainsi qu’à Ronald Reagan et à George Bush père dans les années 80.
À coup sûr, cette administration Bush, dominée par les néoconservateurs, a pris celle de Reagan comme modèle. Et il y a des différences entre les Démocrates et les Républicains sur des sujets tels que le droit à l’avortement. Mais les deux partis, également financés et contrôlés par les bailleurs de fonds des grandes compagnies, sont d’accord sur les objectifs fondamentaux, même si les stratégies pour accomplir ceux-ci diffèrent. Tous les deux sont pro-capitalistes et pro-impérialistes — avec pour vocation de défendre les intérêts de la classe dominante à l’intérieur du pays, et d’étendre globalement la puissance des États-Unis.
Les guerres sanglantes et la répression politique ne sont pas l’apanage de cette administration Bush, ni des Républicains. Le premier acte en tant que président du démocrate Harry Truman a été d’ordonner le lancement de deux bombes atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki. Lyndon Johnson, le « candidat de la paix » du Parti Démocrate en 1964, a provoqué en 1965 une escalade massive dans la guerre du Vietnam — une guerre qui a tué 1,3 millions de Vietnamiens et 58 000 soldats américains.
L’USA Patriot Act de Bush n’est pas non plus le premier exemple d’un parti au pouvoir utilisant la répression intérieure à grande échelle. Le Démocrate Woodrow Wilson a signé l’Espionage Act de 1917, qui interdisait les manifestations d’opposition à la participation des États-Unis à la Première Guerre Mondiale. En 1942, le Démocrate Franklin Delano Roosevelt a « déplacé » de force l’intégralité de la population d’origine japonaise de la Côte Ouest américaine dans des camps de concentration jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La réputation du Parti Démocrate en tant que qu’alternative libérale aux Républicains est grandement exagérée — avant tout par ses soutiens libéraux. Pour s’en convaincre, il n’y a pas besoin de regarder plus loin en arrière que l’administration Clinton. En tant que candidat en 1992, Clinton promettait de « faire passer le peuple d’abord », mais, au lieu de faire avancer les principes libéraux [3], il a repris à son compte le programme des républicains sur les questions essentielles. Le trait distinctif de la présidence Clinton a été d’en finir avec « la protection sociale telle que nous la connaissons » — en démantelant une législation du New Deal vieille de 61 ans, qui obligeait le gouvernement à fournir une aide financière aux pauvres. Clinton a également aidé à ouvrir la voie au Patriot Act de Bush quand il a signé en 1996 l’Anti Terorrism and Effective Death Penalty Act [4]. Toujours en 1996, Clinton a signé le Defense of Marriage Act, qui repoussait le mariage homosexuel, et, pendant son mandat, la population carcérale aux États-Unis a pratiquement doublé.
La guerre de Clinton et Gore contre l’Irak
Il n’y a aucune raison de supposer, comme beaucoup le font, qu’une présidence Gore aurait permis d’éviter une guerre après le 11 septembre. Clinton a supervisé les sanctions contre l’Irak soutenues par les Nations Unies, qui ont provoqué la mort de plus d’un million d’Irakiens, et les avions américains ont bombardé l’Irak quasi quotidiennement pendant qu’il était en fonctions. Et Clinton a signé en 1998 l’Irak Liberation Act, qui engageait les États-Unis à « essayer de renverser le régime dirigé par Saddam Hussein ».
La Ministre des Affaires Étrangères de Clinton, Madeleine Albright, a avoué dans un article récent paru dans Foreign Policy : « J’ai personnellement pensé que la nouvelle guerre de Bush contre l’Irak était légitime, sur la base du refus de Saddam Hussein depuis une décennie de se conformer aux résolutions des Nations Unies sur les armes de destruction massive. »
Il y a une autre raison pour laquelle soutenir les démocrates en tant que « moindre mal » est une erreur. Depuis près d’un siècle, cette logique a étouffé la possibilité de construire une alternative à la gauche des Démocrates. En 1964, les militants anti-guerre ont adopté le slogan « Faire la moitié du chemin avec LBJ [5] », pour le voir finalement intensifier la guerre du Vietnam. Dans les années 90, les libéraux se sont précipités pour essayer de masquer la destruction de la protection sociale par Clinton. Comme l’ancien responsable des Services de Santé et d’Aide Humanitaire le faisait remarquer : « Beaucoup de ceux qui auraient crié sur tous les toits si un président républicain avait fait cela ont été retenus par leur désir de voir le président réélu. ».
En grande partie parce que la gauche et le mouvement ouvrier sont restés pendus aux basques du Parti Démocrate depuis les années 30, les États-Unis restent la seule société industrielle avancée sans un parti des travailleurs ou un parti social-démocrate financé par les syndicats plutôt que par le grand capital. Si la gauche veut avancer, sa mémoire collective doit aller plus loin en arrière que la dernière administration républicaine en date — et elle doit viser beaucoup plus haut que promouvoir la moisson actuelle de candidats du Parti Démocrate.
Comme le militant de gauche Howard Zinn l’expliquait dans les pages de ce journal [6] : « La question décisive n’est pas de savoir qui est assis à la Maison Blanche, mais qui fait des sit-in — dans les rues, dans les cafétérias, dans les lieux de pouvoir, dans les usines ? Qui proteste, qui occupe les bureaux et qui manifeste ? — voilà qui influe sur le déroulement des choses. » Le déroulement des luttes, et non le résultat des élections de 2004, va façonner le futur de la gauche — et l’expérience a prouvé que le ralliement au Parti Démocrate alignait la gauche sur les démocrates, et non l’inverse.