Les derniers guévaristes ?

, par HERRERA Ernesto

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Si le pouvoir n’était pas un rapport et un lieu, mais tout simplement des personnes, pourrait-on dire que le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) a pris le pouvoir ? En fait, il s’est limité à prendre en charge les puissants pendant un certain temps. Par là-même il a obligé le gouvernement à le reconnaître, par une négociation directe, comme une force politico-militaire réelle. Indépendamment de l’aboutissement et de ses effets futurs sur l’arène politique nationale, l’action du MRTA a réouvert le débat sur la valeur de la lutte armée en Amérique latine.

L’assaut sur l’ambassade du Japon a représenté un coup très sérieux, difficile à surmonter, pour le projet de « Nouveau Pérou » que le président Alberto Fujimori avait lancé avec tant de force. Qui plus est, c’est la fin du mythe selon lequel la « subversion armée » aurait été liquidée. En même temps, Fujimori a perdu une bonne partie de sa légitimité aux yeux du peuple (les sondages favorables sont tombés de 73 % à 40 %) et son projet de nouvelle réélection est lui-même en danger.

Les origines du MRTA

« Le mouvement révolutionnaire MRTA est né comme force militaire — armée et populaire tupamariste — en 1984 pour défendre les espaces démocratigues conquis pendant des décennies de luttes dures de notre peuple ainsi que pour conquérir la paix avec justice à laquelle nous aspirons ». Il se présente comme une organisation « composée d’hommes et de femmes, d’ouvriers, de paysans, d’étudiants, de secteurs croyants, d’intellectuels et de militaires progressistes ». Son but est de « changer la société péruvienne en la transformant en une société fondée sur la justice sociale ». Voilà comment les membres du MRTA se présentent sur un site d’Internet.

Drapeau du MRTA (Wikimedia Commons) {PNG} Le MRTA est le résultat d’une fusion entre le mouvement de la gauche révolutionnaire (Movimiento de Izquierda Revolucionaria, MIR) formé dans les années 60 par Luis de la Puende Uceda et le Parti socialiste révolutionnaire marxiste-léniniste (PSR-ML) provenant du Parti socialiste révolutionnaire fondé par le général Velazquista Leonidas Rodriguez. Il a connu son développement le plus important sous le gouvernement de l’APRA d’Alan García [1985-1990]. En s’opposant durement au Sentier lumineux, le MRTA a réalisé ses actions les plus audacieuses, parmi lesquelles plusieurs évasions de prison au cours des années 80. Quoi qu’il en soit, dans un contexte de guerre, le MRTA a toujours été une organisation de deuxième rang dans le cadre de la violence de la dernière décennie, tout en ayant fait preuve d’une plus grande souplesse tactique que le Sentier lumineux. Il a essayé de constituer un « bataillon Amérique » avec des organisations colombiennes, équato- riennes, chiliennes et boliviennes. À la différence du Sentier lumineux ou des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) il n’a pas de liens avec le narcotrafic.

Il a commencé à reculer après l’arrestation de son fondateur, Victor Polay Campos (Commendante Rolando) en 1992. Après cet événement, certains de ses militants ont accepté la « loi du repentir » adoptée par le gouvernement de Fujimori Son principal front de lutte dans la Selva de San Martín située dans la région nord-oriental a été virtuellement écrasé par l’armée en 1993. La même chose s’est passée pour son deuxième front militaire dans la région de Junin. Le 15 octobre 1993 a été capturé le chilien Jaime Castillo, considéré comme le numéro trois de l’organisation et l’un de ses chefs militaires. Ainsi le service de la présidence pouvait déclarer que le MRTA avait été battu.

Mais, bien qu’affaibli stratégiquement et organisationnellement, et ne disposant que d’une implantation sociale précaire, le MRTA a réussi à organiser ses forces — 300 membres environ, dont une bonne partie dispersée dans la forêt de Huallaga — de façon à réapparaître sur la scène politique. Par son opération spectaculaire, il a mis de nouveau à l’odre du jour la libération de ses camarades en prison de même que une négociation possible pour obtenir un accord de paix durable. Il ne faut pas oublier qu’en 1989, il avait débattu dans ses rangs sur l’éventualité d’une participation électorale. La prise de l’Ambassade se place donc dans la perspective à moyen terme d’une intégration dans la vie civile. Selon certains, ce serait la seule voie pour s’assurer une survie politique.

Le refus du gouvernement de libérer les prisonniers et le maintien de la caractérisation du MRTA comme organisation « terroriste » correspond à sa politique de lutte anti-insurrectionelle. Par ailleurs, toute concession sur ce terrain serait un coup supplémentaire à la crédibilité du gouvernement. En l’absence d’une pression sociale contre le régime, les négociations visent de la part du MRTA à faire sortir la commando du pays et à améliorer les conditions des prisonniers. Un autre objectif que pour l’instant le MRTA ne peut pas réaliser, ce serait « une solution à la colombienne » (en Colombie, des organisations de la guerrilla comme le Movimiento 19 de Abril (Mouvement du 19 avril), l’Ejército Popular de Liberación (Armée populaire de libération (Colombie)) et le courant du Renouveau socialiste — une rupture de l’ELN — se sont intégrés dans le cadre institutionnel.)

Les enfants de la pauvreté

Les plans « d’ajustement structurel » prônés par le FMI et la Banque mondiale, ont non seulement créé faim, misère et chômage, mais également les conditions pour le développement dun mouvement populaire de rébellion contre une réalité sociale inacceptable. Cette rébellion a comme protagonistes les groupes sociaux les plus touchés par la « modernisation capitaliste » : les Indiens, les paysans sans terre et les sans-logis des quartiers pauvres qui vivent à la marge de l’économie de marché.

À la différence des années 60 et 70, où les cadres de la guérilla provenaient des professions libérales, des étudiants ou des secteurs « lutte de classes » du mouvement ouvrier, la base militante des mouvements de révolte de cette fin de siècle est composée fondamentalement des « damnés de la terre » qui ne disposent ni de travail ni de logement. Cela vaut pour l’EZLN, les FARC et I’ELN en Colombie. Le Pérou ne contredit pas cette regle. La restructuration néolibérale a fragmenté les syndicats et la gauche légale n’est qu’un décor. Dans ce cadre, aussi bien le Sentier lumineux que le MRTA recrutent dans les couches populaires des villes (pauvres, chômeurs, jeunes marginaux et à la campagne parmi les paysans chassés de leur terre et les cultivateurs de coca ruinés). Dans une société qui était étouffée par la violence politique (plus de 25 000 morts en l’espace de 8 ans), une bonne partie du commando qui a occupé l’ambassade est composée de garçons et de filles âgés de 16 à 22 ans qui au-delà des idéologies et des progranmmes, sont à la recherche de leur dignité, dans un pays où 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Sans le moindre espoir.

L’insurrection resurgit

Les luttes révolutionnaires et les guérillas constituent un patrimoine politique programmatique et culturel qui a contribué de manière significative à indiquer le chemin pour le développement de nombreux mouvements sociaux latino-américains. Le caractère de ces luttes est déterminé par les conditions d’exclusion et de violence de la reproduction capitaliste dans ce continent. Il s’agit d’un élément important pour comprendre le processus d’organisation du travail et d’accumulation du capital dans le cadre de la domination capitaliste. C’est cette réalité qui détermine la dynamique politique et sociale, l’imaginaire collectif aussi bien que les revendications, les méthodes et la nature de la lutte. Si on ne comprend pas cela, on peut être tenté d’accepter une vision réductrice flagrante, comme le font certains sociologues et d’assez nombreux intellectuels de gauche. C’est-à-dire estimer que la lutte armée est un grand malentendu (relevant meme du sectarisme), qui amène, comme dans le passé, à ignorer les réalités économiques, politiques, sociales et culturelles des sociétés latino-américaines. Voilà selon ces gens, l’explication de la défaite des mouvements armés qui auraient eu pendant des années l’objectif de créer de multiples Vietnam. Cette interprétation est totalement erronée.

Mais en faisant abstraction de ce qui s’est passé, il est incontestable que l’action du MRTA, de même que l’EZLN, la continuité légendaire des guérillas en Colombie, l’apparition récente du Front patriotique de Manuel Rodriguez au Chili, ont réouvert le débat et cela au moment même où la signature des accords de paix au Guatemala sous les auspices de l"ONU représetait l’adieu définitif aux armes.

Est-ce que le cycle ouvert par la révolution cubaine est arrivé à sa fin ? Selon le chercheur français, Le Bot, du CNRS, spécialiste de l’Amérique latine on ne saurait en douter : « 30 ans sont passés depuis la mort du Che et il me semble que ce qui se passe au Pérou avec le MRTA marque beaucoup plus une fin qu’un début. Depuis des années le modèle de guérilla guévariste est entré dans sa phase finale [...] Le MRTA est un frère du M-19 colombien qui a disparu comme mouvement armé depuis déja des années. Le MRTA cherche une solution semblable. » (Interview avec Pagina 12, Buenos Aires 5/1/97). Selon Le Bot, les obsèques des guérillas ne concernent pas le phénomène zapatiste : « je dirais que plus que une guérilla il s’agit d’une anti-guérilla, plus que d’un soulevement armné, c’est une tentative de faire apparaître un acteur social et politique. Le zapatisme ne lutte pas pour le pouwoir et encore moins pour le pouvoir par la voie armée [...] Il ne prend pas d’otages, ne veut pas de la prise du pouvoir, comme c’était le cas du MRTA jusqu’à une étape récente [...] Le zapatisme est un mouvement particulier. Certains le considèrent comme post-communiste ou post-moderne. De fait, j’estime qu’il s’inspire d’une autre culture politique. »

Pour sa part, Jorge Castañeda Gutman, auteur entre autres de L’utopie désarmée, estime « que la lutte armée en Amérique latine cormme moyen pour conquérir le pouvoir et transformer la société est finie, le Che est un symbole et non un leader militaire qu’il faudrait imiter. ». Il ajoute que la révolution n’est pas dans le programme des organisations qui prônent encore la lutte armée. « Leur programme peut être considéré commne radical par rapport à l’obsession du libre marché qui fait des ravages dans la région, mais la substance de la plate-forme gauchiste latino américaine differe peu, disons-le, de l’Alliance pour le progrès présentée par l’administration Kennedy à la conférence de Punta del Este il ya 35 ans. »

En réalité, il serait plus correct de dire que la révolution n’est pas à l’horizon immédiatement, comme dans les années 60, même si pour beaucoup de gens elle reste une utopie permanente. Le rapport de forces actuel ne permet pas non plus de mettre à l’ordre du jour une stratégie de lutte pour le pouvoir. Quant aux revendications programmatiques, c’est de l’aveuglement que d’assimiler les revendications de la gauche radicale aux programmes impérialistes de l’Alliance pour le progrès (Pérou).

À l’encontre des conclusions de Castañeda, il faut réaffirmer l’idée selon laquelle la contre-révolution néolibérale engendre une inégalité sociale et une liquidation de la souveraineté nationale d’une telle portée que la lutte pour les réformes économiques, la citoyenneté sociale et la souveraineté nationale « acquière un caractère anticapitaliste », dans la mesure où le capitalisme de l’ère de la globalisation « désintègre la nation et exclut la citoyenneté ».

Par conséquent, « aujourd’hui un progressiste modéré mais conséquent ne peut être que radical. Sous une certaine forme le scénario se simplifie : d’un coté les grands capitalistes, les partisans du marché et les post-modernes, de l’autre ceux qui maintiennent un sentiment de solidarité et de dignité » (João Machado, dirigeant du PT brésilien dans la revue Mas alla de lo posible novembre 1995.).

EN CE QUI CONCERNE LA STRATÉGIE, Castañeda reprend l’argumentation de tant de démocrates et de post-staliniens, à savoir que « les changements réformistes redistributifs peuvent être réalisés par des moyens institutionnels » : est-ce que ça vaut aussi pour les pays où les espaces légaux sont bloqués et les luttes populaires sauvagement réprinmées, où, comme en Bolivie, chaque grève se termine par des morts et des centaines d’arrestations ? Dans des pays où le cadre institutionnel est un simulacre de démocratie ? Faut-il rappeler qu’au Mexique et au Pérou les élections sont une farce et qu’au Guatemala l’abstention dépasse les 60 %. Au cours des dernières années, 30 000 opposants ont été assassinés en Colombie. Dans un pays comme le Brésil, où la gauche a obtenu des acquis importants et gère différente ville, les mouvements des travailleurs sans terre sont obligés d’occuper des domaines agricoles et de lutter par les armes contre la police en transformant la lutte rurale en quasi-guerre civile.

Il est vrai que la majorité des courants de guérilla historique (FSLN, FMLN, MLN-Tupa) se sont intégrés pleinement au système politique dominant et que leur programme et leur stratégie ne se différencient presque en rien des orientations de la gauche réformiste. Toutefois, les expériences de résistances armée qui sont en train de constituer des mouvements politiques et sociaux sur le continent n’ont pas tendance à disparaître. La résurrection de l’insurrection est un fait indéniable, la brutalité du modèle néolibéral n’offre pas d’alternative : elle continuera à produire des guévaristes. Des gens qui, comme au Pérou, ne cesseront de lutter pour le droit à la dignité, suivant l’exemple du Che.

18 janvier 1997

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