Il semble que ce quarantième anniversaire soit assez différent des précédents. Si on met à part celui de 1978, dans un contexte particulier, il est vrai que ces derniers étaient pour le moins ennuyeux, voire pénibles, parce que dominés par les réécritures, les dénégations, sinon les « renégations »....
Celui-ci est animé d’un autre état d’esprit. Evidemment il y a eu la provocation de Sarkozy, qui fut déterminante pour le climat ainsi créé, parce qu’il a montré ce qu’on pouvait sous-estimer, voire oublier : la haine, présente dans la conscience de la bourgeoisie, à l’égard de cet évènement de 68, qu’il a exprimé de façon brutale, crue... Cela a eu un effet d’électrochoc.
Mais il semble qu’existe un élément plus profond, qui se manifeste par l’ampleur des publications qui étaient préparées antérieurement à cette provocation. Se pose un problème, relativisé précédemment, qui est le suivant : « qu’est-ce qu’a été Mai 68 ? ». Il y a une réelle interrogation quant à ce que René Mouriaux appelle « l’énigme de Mai 68 ». À travers les débats qui ont eu lieu, à travers les interrogations, à travers les réflexions, cette idée, qu’au demeurant on retrouve ce soir, qu’il existe un lien assez fort entre Mai 68, les problèmes soulevés à ce moment là, et ceux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, même s’ils se posent dans des termes extrêmement différents.
D’où sans doute, lié à cette réalité, le sentiment qu’est aujourd’hui posé le problème de la transmission. Celles et ceux qui ont vécu Mai 68 sont confrontés à la question : quelle est la mémoire qu’il faut transmettre ? Et quel est le capital qui est accumulé en fonction de cette expérience qu’il convient de transmettre ?
Il est impressionnant de constater dans bon nombre de débats combien, quand on réouvre le dossier de 68, on se trouve confronté à des comptes qui ne sont pas réglés, et que les échanges les plus ouverts ne sont pas dénués d’arrières pensées. Si on évoque Charléty, ou la manifestation de la CGT le 29 Mai, on constate combien le débat est brûlant, montrant que les questionnements sont à reprendre. Si l’on parle des élections, si l’on parle de savoir si la grève de 68 a été une grève revendicative ou si elle était porteuse de plus que cela, les débats sont à vif. Cela semble indiquer que, depuis quarante ans, ils n’ont pas été menés réellement et que le travail d’analyse sur Mai 68 reste en grande partie à mener. On peut douter, compte tenu de l’écho des multiples débats qui ont lieu, que ce soit à l’occasion de ce quarantième anniversaire qu’on épuisera la question, mais au moins peut-être aura-t-on pris la mesure de l’ampleur du travail à effectuer. Et compris combien le bilan de 68 est un bilan difficile, voire impossible, du moins improbable, et pris conscience des vraies difficultés de ce bilan.
Il me semble que ces difficultés sont liées au fait que Mai 68, compte tenu de la force de l’évènement, de la puissance de la grève générale, a effectivement provoqué, comme cela a été évoqué dans les interventions précédentes, une onde de choc qui fait que dans les entreprises toutes les années suivantes ont été marquées par cette « insubordination ouvrière » dont Xavier Vigna fait le titre de son livre. Sur tous les problèmes qui étaient posés dans les entreprises - les questions de salaires, de l’autorité, des conditions de travail, du temps de travail...-, l’élan de 68 a continué à agir de façon forte. Ainsi, pendant des années, la mobilisation, le soulèvement se sont poursuivis. Et, au-delà de l’insubordination ouvrière, l’onde de choc c’est évidemment aussi le féminisme, qui a constitué le grand bouleversement social de cette période. Aussi dans la continuité de la mobilisation de Mai 68, et sur tous les problèmes, la mobilisation des immigrés, les questions de l’école et de l’éducation, les prisons, la question de l’homosexualité... Cette onde de choc s’est donc poursuivie et a soulevé dans les années qui ont suivi tous ces problèmes. D’où ce constat qu’il a fallu du temps pour que l’évènement de Mai 68 agisse. Et quand on se retourne sur Mai 68, on prend acte de cette dimension positive.
Au meeting du 13 mai dernier, à la Bourse du Travail, Charles Piaget insistait de façon extrêmement forte sur cette question du temps : comment il avait fallu du temps pour qu’avant 68 un certain nombre d’expériences se fassent, que la progression du syndicalisme s’opère, comment il a également fallu du temps pour que l’expérience de la grève de 68 continue à agir et fasse que, plusieurs années après, s’engage cette expérience extraordinaire de la mise en autogestion de l’entreprise. Il insistait, martelait cette idée : il faut du temps, cela ne se fait pas du jour au lendemain... On est bien dans des processus qui sont des processus longs.
Mais, ce qui ne prend pas du temps, c’est la confrontation sur les questions décisives qui sont celles du pouvoir, ces quelques jours de fin Mai 68 où — sans s’engager dans un débat sur « situation révolutionnaire » ou « pré révolutionnaire »... —, où le problème a effectivement été posé. On ne peut nier que ce mouvement de Mai 68 a posé la question du pouvoir. Il l’a amené d’emblée avec l’exigence par rapport à de Gaulle : « dix ans ça suffit ! ». Et ensuite dans les entreprises avec cette transformation des rapports sociaux dans le cadre de la grève. Enfin, de façon forte différente, avec le débat ouvert à propos de Charléty et la manifestation de la CGT mettant en avant la question du gouvernement populaire... Donc ce problème s’est bien trouvé posé, et c’est sur lui que nous avons échoué... Echoué à passer ce cran qui aurait permis de le poser de façon consciente, d’avancer des solutions.
Du coup, nous avons été confrontés à l’autre dynamique de Mai 68, non pas celle de Mai 68 en tant que mouvement ascendant, du mouvement de grève générale, mais celle résultant de l’échec de Mai 68 sur cette question du pouvoir, avec les involutions provoquées du fait de cet échec.
Et, sur ce point, il me semble que ce qui mériterait travail, réflexions et débat collectif, c’est ce fait que les forces les plus actives sur le plan social et politique en Mai 68 se sont enfermées dans une confrontation entre le courant communiste organisé par le Parti communiste, et l’extrême gauche, dans ses multiples composantes, à partir d’une vision souvent simplificatrice de part et d’autre, consistant à penser, pour les uns, que du côté du PC et de la CGT, c’était la trahison, pour les autres, que l’extrême gauche, prise comme un tout, c’était l’aventurisme et la volonté d’entraîner les travailleurs dans une dangereuse aventure. Or, cette confrontation, assez manichéenne, et, menée longtemps, comme on le voit mieux aujourd’hui, sans réel débat, s’est inscrite dans un contexte en plein bouleversement, sans qu’on prenne en compte les changements fondamentaux en cours. Ne s’est-on pas longtemps revendiqué, de part et d’autre, d’éléments qui paraissaient être des éléments passifs ? En particulier le fait que le développement économique est en tant que tel porteur de progrès social. Même si pour certains cela s’accompagnait d’une critique de la « société de consommation », était largement partagée cette idée que c’est le progrès économique qui par lui-même peut permettre de provoquer des avancées politiques et sociales. Quant à la réalité d’un monde opposant un camp socialiste et un camp capitaliste, quelles que soient les critiques exercées de part et d’autre, elle constituait une réalité massive qui donnait un sentiment de force, et simplifiait les affrontements politiques.
Il faut aussi souligner qu’existait l’idée que se confrontaient des stratégies politiques cohérentes, autour de données dont on peut constater à posteriori qu’elles étaient largement partagées. Il s’agit de cette articulation entre l’économique, le politique et le social, de cette idée que la question clé est celle du gouvernement, même si on y répondait, de façons opposées, en termes de victoire électorale ou en termes de dynamique révolutionnaire... Il y avait donc tous ces éléments qui, parce que communs, permettaient des batailles frontales pour savoir quelle version s’imposerait. Tout au long des années qui ont suivi Mai 68, pour l’ensemble de ces forces l’enjeu était de savoir qui aurait l’hégémonie, qu’est-ce qui l’emporterait entre la stratégie portée par le Parti Communiste et la contestation de celle-ci et l’opposition à la domination du Parti Communiste sur la classe ouvrière (qu’on se souvienne du « une seule solution, la révolution ! » répondant au « une seule solution, le Programme commun ! »).
Cette confrontation, cette polarisation, au prix de beaucoup de simplifications et d’illusions, n’a-t-elle pas empêché de percevoir, pour le moins de prendre la mesure des phénomènes de fond qui étaient en train de se produire, à sous-estimer les évolutions qui étaient à l’œuvre ?
Première sous-estimation, semble-t-il, concernant les capacités politiques de la bourgeoisie. Quand on discute du thème « révolution ou pas en Mai 68 », il y a souvent un escamotage de la réflexion sur ce qu’était alors le pouvoir de la bourgeoisie. La vision selon laquelle le gouvernement et De Gaulle étaient complètement déboussolés, qu’on désertait dans les ministères, ou, à l’inverse, qu’il ne restait que l’intervention militaire, conduit à masquer le fait que si la confrontation s’est finalement dénouée de cette manière c’est qu’à l’inverse de la dispersion qui régnait dans le mouvement ouvrier, s’est manifestée du côté de la bourgeoisie une capacité à concentrer les enjeux, les défis, les décisions au plus haut niveau. Et, de façon absolument extrême, en la personne même de De Gaulle, qui a fait jouer d’une part la menace d’une intervention militaire dans la montée de la violence, et surtout, d’autre part, l’ouverture de la perspective des élections dans lesquelles tout le monde s’est précipité. Certes l’« élections, piège à cons » c’était stupide, et surtout marginal. Mais ce qui n’était pas marginal dans le mouvement ouvrier, c’est ce leurre qu’on pouvait résoudre les problèmes par la voie des élections. Il y a eu une habileté machiavélique de De Gaulle dans la manière de se confronter au mouvement de masse qui lui a permis de reprendre la main, témoignant des capacités politiques de la bourgeoisie. Et celles-ci ne se sont pas limitées à ce point, puisque ensuite il y eut la capacité de se débarrasser de ce même De Gaulle une fois qu’on jugea que son affaiblissement exigeait de le remplacer, par Pompidou d’abord, et ensuite par Giscard, qui a porté la modernisation de la vie politique et qui y compris recycla un certain nombre de thèmes portés par Mai 68 au profit de ce qui allait être le libéralisme.
À la sous-estimation des capacités politiques de la bourgeoisie de réagir à une telle crise s’est ajoutée, mais sans doute est-ce étroitement lié, la sous-estimation de ce que représentait la social-démocratie : côté de l’extrême gauche, la social-démocratie était souvent considérée comme morte, ne représentant plus rien, et du côté du Parti Communiste ce fut le thème obsessionnel de la nécessaire unité de la gauche et la recherche à tout prix d’une alliance indispensable avec le Parti socialiste pour offrir une perspective politique... Ni les uns ni les autres ne virent vraiment que c’était la social-démocratie, avec Mitterrand et la FGDS, qui allait rafler la mise à gauche. C’est elle qui, dans le nouveau contexte, allait apporter des « réponses », réponses dont on a vu ensuite ce qu’elles étaient : à la fois en termes de récupération d’un certain nombre d’aspirations de Mai 68 (« changer la vie », « rupture avec le capitalisme » etc.), mais pour les inscrire dans une logique qui était au contraire d’intégration dans un système dominé par une bourgeoisie renforcée, avec des rapports de force dégradés, et une situation de crise économique croissante... Au cours de toute cette période qui, à partir de 1981, fut ponctuée précisément par l’idée, récurrente et formulée sous diverses formes, que « Mai 68, c’est fini ! »...
Tous ces éléments sont à prendre en compte quand on fait ce retour en arrière à partir de la situation actuelle, parce que c’est cela qui est obsédant et qui explique un paradoxe : cette chose étonnante que Mai 68 interroge encore, interpelle tout le monde...Et qui fait qu’on peut réaliser des sondages qui sont extrêmement significatifs quant à ce qui se passe aujourd’hui dans les têtes des Français par rapport à cet évènement vieux de quarante ans, et dont depuis quarante ans on nous explique qu’il n’a plus d’intérêt. C’est lui qui revient en force maintenant : il semble que ce qui nous trouble, ce qui nous dérange aujourd’hui, c’est que comme jamais auparavant on est devant cette situation où tout ce qui est de l’ordre de la radicalité sociale, de l’aspiration au changement résiste, persiste, se maintient. La résistance au néolibéralisme, cette aspiration forte dans la société qu’on a vue tout au long des mobilisations de ces dernières années, et qui se maintient malgré la victoire de Sarkozy, reste forte. Mais, face à elle, une situation de crise du mouvement ouvrier comme jamais, qui fait qu’on ne dispose plus des relais politiques, des répondants politiques à cette aspiration à un changement fondamental. Contradiction qui conduit à cette situation qui est, je vais reprendre les termes de Stéphane Rozès, qu’on a toujours cette poussée, qui est la poussée du souhaitable, mais se confrontant au vertige du possible.
Mai 68, ce fut précisément l’irruption de l’impossible. Une raison sans doute pour continuer à penser que Mai 68 est porteur d’un principe toujours actif.