Derrière la crise financière

Les réalités de la « transition »

, par SAMARY Catherine

Recommander cette page

Globalement, le FMI pouvait s’estimer satisfait. Sur la base de ses recettes et critères habituels, la Fédération de Russie affichait les résultats attendus d’un « bon élève » : une désinflation impressionnante permettant aussi de stabiliser le rouble (on est passé de plus de 100 % en 1996 à moins de 10 % d’inflation en 1998 — ce dont le premier ministre Viktor Tchernomyrdine pouvait se glorifier) ; une dette publique de l’ordre de 50 % du PIB (à comparer avec les 90 % du Japon et les 60 % des critères de Maastricht) ; jusqu’alors, une balance commerciale excédentaire ; enfin, un programme de privatisations de masse accéléré accompli entre 1991 et 1994 faisant de la Russie un pays doté de plus de 40 millions d’actionnaires...
Mais derrière cette réalité « virtuelle », l’économie est fort éloignée des équilibres et de la bonne santé que de tels chiffres sont supposés exprimer. Pire, du point de vue des réformateurs libéraux, les restructurations économiques attendues censées obéir aux indicateurs de marché et à une logique capitaliste n’ont aucunement eu lieu, — bien que la logique du profit financier prolifère. Le cas russe est, plus que tout autre en Europe de l’Est, éloigné d’une « transition achevée » dans ses objectifs. Ceux-ci impliquent théoriquement une stabilisation institutionnelle et macro-économique susceptible d’encourager l’investissement productif et d’attirer les capitaux étrangers. Or, on n’a rien de tout cela dans la Fédération de Russie.

DERRIÈRE LA DÉSINFLATION, il y a la généralisation des non-paiements et la démonétisation de l’économie. Les impayés touchent toute l’économie et sont devenus « un mode de fonctionnement » généralisé. Les impôts ne rentrent pas — mais l’État lui-même est en retard de paiement ; les plus hauts dignitaires du régime et autres « nouveaux Russes » pratiquent notoirement la fraude fiscale, tout en votant des réformes fiscales qui risquent fort en pratique de toucher principalement les catégories les plus pauvres. Les dettes interentreprises accompagnent souvent des retards de plusieurs mois dans le paiement des salaires (comme le dénonce la grève des mineurs). L’économie de troc s’est considérablement étendue (10 % des échanges se faisaient « en nature » en 1992 contre 50 à 70% selon les évaluations, aujourd’hui...). Des féodalités consolident leurs pouvoirs locaux en émettant des quasi-monnaies se substituant au rouble.

DERRIÈRE LA MODICITÉ de la dette publique dans le PIB il y a donc d’abord la réalité des impôts non payés. Mais surtout, la baisse des dépenses de l’État est selon une logique d’austérité, imposée par la baisse de ses ressources : celle-ci est d’abord due à la chute de 50 % du PIB en volume depuis 1991... Avec 450 milliards de dollars par an, le PIB de la Fédération de Russie vaut le tiers de celui... de la France (soit, par habitant un rapport de 1 à 9 en faveur de la France). Certes, pour encourager dans la voie des réformes cette ex-grande puissance en voie de sous-développement, on a quand même accueilli la Russie dans le club des riches qu’est l’OCDE... Mais il s’agit d’une « grande puissance » dont toutes les branches industrielles se sont réduites de l’ordre de 30 à 70% depuis 1991, en volume. À quoi donc sert le budget ? Au premier semestre de 1998, près de 40 % des dépenses sont allés au service de la dette, avant même la hausse récente des taux d’intérêt sur les bons du trésor — GKO (libellés en roubles) — car l’objectif prioritaire de désinflation signifiait éviter le financement du déficit par la création monétaire. L’emprunt par l’émission de titres d’État restait la seule possibilité vu la baisse des recettes fiscales (et la difficulté de collecte effective des impôts). Pour attirer les financements étrangers et maintenir le rouble, l’État a augmenté les taux d’intérêts sur les GKO. La défiance croissant avec la crise asiatique a poussé les taux jusqu’à des niveaux prohibitifs de 60 à 100 % dans les derniers mois — ce qui a accru mécaniquement encore le service de la dette, l’État empruntant de plus en plus chèrement et réduisant ses dépenses destinées à l’économie... pour payer ses emprunts. On est arrivé à une situation où par mois, les recettes du budget fédéral sont de l’ordre de 3,4 milliards de dollars — et les dettes à échéances d’environ 5 milliards. D’ici la fin de l’année 1998, l’État doit payer quelques 25 milliards de dollars, plus du double de ses recettes fiscales attendues... D’où la crise et la cessation de paiement. Mais les milliers de banques privées qui ont poussé comme des champignons, loin de financer l’économie ont acheté des GKO : l’investissement actuel représente en volume 1/5 de celui de 1991, car financer la restructuration des entreprises coûte cher et n’a aucune chance de rapporter autant... que de spéculer sur les bons du trésor : les banques ont donc mas-sivement emprunté des dollars (au taux antérieur à la crise) pour acheter des GKO. 30% de la dette publique est financé sur les devises... La crise de paiement de l’État, si elle signifie (comme l’avait prévu l’ex-Premier ministre Sergueï Kirienko) la restructuration de la dette, accompagnée de la dévaluation du rouble, implique une mise en faillite de ces milliers de banques...

QUANT À L’EXCÉDENT commercial, il recouvrait d’une part, la chute drastique des importations liée à celle de la production ; et d’autre part, des ressources essentiellement liées à l’exportation de matières premières. Mais la chute du prix du pétrole vient de mettre fin à ces excédents. Les entrées de capitaux stables (liés à des investissements de long terme) sont rares : la Russie a accueilli de façon cumulée de 1992 à 1996 environ 50 dollars par habitant (moins de 7 milliards de dollars en tout) d’IDE (Investissements directs étrangers) — à comparer aux 1 300 dollars par habitants (soit plus de 13 milliards) pour la seule Hongrie... Par contre, les sorties de capitaux sont massives : les profits réalisés notamment dans les combines de l’import/export et de la sphère financière n’étant pas réinvestis et allant se placer à l’étranger. Cette fuite des capitaux n’est donc partiellement compensée (côté entrées de capitaux) que par les prêts du FMI et autres institu- tions internationales et par les capitaux spéculatifs finançant le déficit public : les prêts du FMI sont, comme partout, une sorte d’indicateur sur lequel se fondent les capitaux privés volatiles pour venir se placer. Mais le FMI lui-même conditionne ses prêts... aux chiffres évoqués plus haut — donc face à la baisse des recettes, à une baisse accrue des dépenses de l’État qui n’assume plus ses responsabilités sociales.

LES PRIVATISATIONS, enfin, se sont effectuées massivement sans apport de capital et de propriétaires capables de restructurer les entreprises. En 1992 on a distribué à toute la population des « coupons » valant environ un mois et demi de salaire de l’époque. Ils pouvaient être revendus ou utilisés pour acheter des actifs de la « propriété sociale » transformée en sociétés par actions. Plusieurs formules de privatisation étaient proposées aux employés (dans un contexte où la valeur des entreprises a été largement sous-évaluée). L’immense majorité des travailleurs a choisi une « privatisation » permettant aux collectifs des entreprises (directeurs et employés) de rester majoritaires avec droit de vote. En pratique, ce processus a permis tout d’abord d’éviter le rachat des entreprises par des investisseurs extérieurs (bien que dans une deuxième phase les parts minoritaires d’actions étaient susceptibles d’être vendues, les acheteurs ne se sont pas précipités) — et de les maintenir, au ralenti [1]. En pratique, c’est évidemment le pouvoir des directeurs d’entreprise (émancipé des contraintes antérieures du « centre ») qui s’est renforcé, indépendamment d’une concentration possible dans leurs mains d’un nombre croissant d’actions, les travailleurs exploitant peu leur droit de vote. Incapables d’assurer et d’affronter une restructuration capitaliste de ces grosses entreprises, les directeurs y maintiennent souvent les anciens cadres de protections sociales et de fourniture de services. Les logements, certains services de santé, les crèches, etc., assurés dans le cadre des grandes entreprises de l’ancien système devaient théoriquement être « externalisés » (privatisés ou transférés aux collectivités locales) de façon à alléger leurs charges et faciliter les restructurations. Mais comment « privatiser » si les gens n’ont pas d’argent pour payer ? Et la plupart des collectivités locales refusent également d’assumer des charges dont elles n’ont pas les moyens. Donc les anciennes structures sont maintenues — les entreprises en « bonne santé relative » ouvrant même parfois leurs services à la population locale. À côté du maintien des anciennes entreprises comme cadre de protection partielle des travailleurs, des « combines » financières permettent souvent aux directeurs et aux potentats locaux des opérations fictives de sous-traitance ou d’exportation où se réalise sûrement une « accumulation primitive de capital » qui va largement se placer pour l’instant à l’étranger.
L’enjeu de la deuxième phase des privatisations (depuis 1996 surtout) et de la crise actuelle est la vente de secteurs stratégiques aux capitaux étrangers pour renflouer les caisses de l’État : les télécommunications, le pétrole, le gaz... Mais même pour brader de telles richesses il faut encore un État stable... Et les enjeux de pouvoirs et de propriété sont tout sauf stabilisés entre les grands lobbies des anciens ministères ou les diverses entités fédérales avides de contrôler leurs propres ressources... Les capitaux étrangers de leur côté hésitent face à cette incertitude des pouvoirs — quels sont les interlocuteurs crédibles dans les négociations et quel pouvoir protégera leurs acquis ? Ils risquent en outre de se heurter à une hostilité populaire croissante dès lors que des fleurons de l’économie seraient bradés...
Rien dans tout cela ne permet une « restructuration créative » ni même une unification marchande cohérente du pays. Car il n’existe nulle part au monde de marché stable sans État et institutions stables. Et il n’y a jamais eu de restructuration industrielle de l’ampleur recherchée sans politique économique menée par un État fort et protectionniste. Le paradoxe (d’un point de vue libéral) est que l’obstacle majeur à une stabilisation capitaliste de la Russie est la faiblesse de l’État et des institutions russes — et, au-delà, ... le manque de capital.
Vu le rôle stratégique de l’URSS, on peut se demander — et beaucoup le pensent en Russie — si l’objectif spécifique de la transition dans son cas, n’était pas d’abord et avant tout de détruire de façon irréversible l’ancien système et de permettre le pillage de ses cerveaux et de ses matières premières. Sur ce plan, l’objectif est largement atteint. Mais la contradiction à laquelle se heurtent notamment les États-Unis (et le FMI) est qu’une telle destruction non créatrice est dangereuse (entre les risques liés à la dissémination des capacités nucléaires et ceux nourris par le patriotisme et la fierté de grande puissance humiliée).
Les formes maintenues, même dégradées, de « socialisation » par les grandes entreprises, la désindustrialisation et la dégradation sociale considérable (plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté) contribuent à rendre difficiles les luttes collectives — malgré une exaspération croissante : on cherche à garder au moins le lien avec « son entreprise », à obtenir le paiement de son propre salaire (quoi qu’il se passe ailleurs) ; on traque tous les petits boulots possibles ; on cultive son lopin de terre pour avoir quelques pommes de terre ; on vend ce qui n’est pas « essentiel » chez soi ou parmi les produits distribués par les entreprises. La crise financière et monétaire actuelle ne modifiera rien d’essentiel pour la vaste majorité de la population : elle a placé son épargne, quand elle en avait, dans les bas de laine et dans la principale banque contrôlée par la banque centrale (la Sperbank) plutôt que dans la pléthore de banques privées. Quant à la dévaluation, elle affectera surtout la minorité (moscovite essentiellement) capable d’acheter des biens de consommation étrangers. Le désarroi idéologique et identitaire est profond — avec dans les sondages une remontée considérable des appréciations positives du passé, notamment stalinien, voire de « l’âge d’or » des protections sociales que fut la grisaille brejnevienne — pendant qu’une génération de jeunes se tourne vers l’espoir du « business ». L’absence d’alternative politique maintient le Parti communiste de la fédération de Russie comme principale force politique prête à composer avec l’actuel pouvoir — pour une forme de capitalisme d’État ?

Catherine Samary enseigne l’économie à l’université Paris IX-Dauphine. Elle a publié, entre autres, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave (PubliSud-La Brèche, Paris, 1988), Plan, marché et démocratie (C.E.R., n°7-8, Amsterdam 1988), La Déchirure yougoslave, questions pour l’Europe, (L’Harmattan, Paris, 1994).

Notes

[1Bien qu’à une autre échelle, ceci est également vrai des grandes entreprises de « pays-phares » de la transition, comme la République tchèque. Ce que nous analysions dans ces colonnes il y a quelques années est maintenant de notoriété publique ; derrière les privatisations de masse et les fonds d’investissements tchèques, il n’y a pas eu de réel apport en capital, ni de restructurations, ni de « propriétaire » bien délimité, sinon, en dernier ressort derrière les banques, l’État...

Pas de licence spécifique (droits par défaut)