C’est au début des années 1970, qu’aux Etats-Unis, le républicain Richard Nixon avait pu affirmer : « Nous sommes tous keynésiens maintenant ». Plus récemment, la crise qui a, depuis 2008, déferlé sur le monde entier a remis au goût du jour certains concepts et mécanismes du keynésianisme. L’échec patent du « néo-libéralisme » sauvage initié dans les années 1980, avec l’économie de « marché » comme horizon indépassable, s’est notamment traduit par le retour à « l’impératif keynésien », celui d’une intervention « raisonnée » de l’Etat par le biais de politiques macro-économiques adaptées à la nouvelle conjoncture et censées préparer le dépassement et la sortie de la crise. De nombreux économistes, jusque-là considérés comme parfaitement « orthodoxes » se sont ralliés à ces politiques. D’autres, se réclamant parfois du marxisme, les ont plus ou moins avalisées et reprises à leur compte.
Du New Deal à la guerre : théorie keynesienne et keynesianisme « pratique »
Avant d’évoquer les formes plus récentes de résurgence des conceptions keynésiennes, pas seulement au niveau des explications théoriques de la crise, mais aussi quant à la mise en œuvre des politiques économiques permettant de la surmonter, il peut être utile de réexaminer la grande crise des années 1930 et les positions prises par Keynes à cette occasion. C’est en effet dans ce contexte de crise que Keynes élabore son œuvre et plus particulièrement son livre le plus abouti, La Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui sera publié en 1936. La crise a fortement ébranlé les certitudes des tenants du « laisser-faire » et remis en question les fondements mêmes de la loi « d’équilibre » de Say postulant que la production générerait nécessairement sa propre demande, contribuant ainsi automatiquement à stabiliser le système. Le constat est là : les millions de chômeurs attestent qu’un « équilibre de plein-emploi » n’est plus concevable, qu’il faut donc que le capitalisme s’accommode durablement du sous-emploi.
Keynes réaffirme à cette occasion ses convictions exprimées dès 1924 dans le discours-manifeste : « La fin du laisser-faire ». Le « laisser-faire » n’est plus l’unique moyen d’accéder à la prospérité, il faut explorer d’autres voies. « L’orthodoxie monétaire » doit aussi être rejetée. C’est la raison pour laquelle Keynes avait, dès 1925, condamné la décision de Winston Churchill de rétablir en Angleterre l’étalon-or et la parité d’avant-guerre de la livre sterling.
Il accusait alors celui-ci (« Les Conséquences économiques de M. Churchill ») de mener une politique déflationniste de baisse des salaires. On peut donc estimer que la dévaluation de la livre anglaise finalement décidée en 1931 et qui satisfaisait les intérêts économiques et nationaux de l’Angleterre, constituait une confirmation de ses positions théoriques.
En revanche, l’influence de Keynes sur le programme et l’idéologie du New Deal de Roosevelt semble avoir été relativement restreinte. En juin 1932, le programme électoral de Roosevelt présenté à la Convention du Parti Démocrate de Chicago n’a rien qui puisse effrayer les milieux d’affaires. Rejetant la responsabilité de la crise sur l’Administration précédente de Hoover accusée de soutien aux monopoles et à la concentration, le programme promet « le retour à un budget équilibré » (réduction de 25% des dépenses fédérales), une monnaie saine, des droits de douane compétitifs et le retrait du gouvernement de tous les secteurs régis par l’entreprise privée (sauf le secteur des travaux publics).
En fait, c’est la dynamique même de la crise qui va contraindre Roosevelt, après la victoire électorale de 1933, à penser à « l’homme oublié », aux cohortes de chômeurs, à la misère des fermiers en faillite. Mais l’orientation fondamentale du New Deal est d’abord celle de « l’assistance par le travail ». L’esprit du NIRA (New Industrial Reconstruction Act), c’est tenter de mettre en œuvre le redressement industriel mais par des accords négociés entre le gouvernement et les branches d’industrie (codes industriels de « concurrence loyale », quotas de production par branches avec fixation des prix de ventes, utilisation du label de production américaine “Blue Eagle”). Les « grands projets », spectaculaires mais peu nombreux (exemple-type, celui de la Tennesse Valley Authority) associent intérêts publics et privés. La « dépense publique », rarement effectuée au niveau fédéral, n’entre pas dans la logique d’une « relance » keynésienne par l’Etat comme l’ont trop rapidement affirmé, a posteriori, certains épigones.
De nombreux historiens critiques de cette période ont depuis lors montré que le programme du New Deal était avant tout un projet « néo-corporatiste » associant Etat, milieux d’affaires et bureaucratie syndicale de l’American Federation of Labour afin de stabiliser la situation économique et sociale. Ce n’est qu’en 1934-1935 que la radicalisation politique, le développement des grèves, ainsi que l’émergence et le renforcement spectaculaire du Committee for Industrial Organisation (le C.I.O., syndicat industriel de masse) contraindront Roosevelt à s’engager vers des premiers éléments de politique sociale (loi Wagner de reconnaissance des syndicats votée en 1935, mise en place d’un système embryonnaire d’assurance chômage et de Sécurité sociale).
Alors que cette politique économique du New Deal commençait à être mise en œuvre, Keynes dans une lettre à Roosevelt de décembre 1933, l’invitait simplement à représenter tous ceux qui, dans chaque pays, veulent changer la situation « par une expérimentation raisonnée dans le cadre du système actuel », faute de quoi, précisait-t-il, le « changement rationnel » serait gravement compromis partout dans le monde, laissant aux prises « l’orthodoxie et la révolution ». À l’occasion de la Conférence de Londres de juin 1933 convoquée par les grandes puissances afin de tenter de
stabiliser les parités entre les principales monnaies, notamment entre le dollar, le franc, la livre, Keynes approuvera la décision unilatérale de Roosevelt de rompre brutalement les négociations, entérinant ainsi l’abandon de l’étalon-or et la dévaluation du dollar par les Etats-Unis [1].
Dans How to Pay for the War (Comment financer la guerre) publié en 1940 alors que les Etats-Unis s’engagent dans la guerre, Keynes plaide pour une politique fiscale rigoureuse. Il faut réduire la demande privée en augmentant les impôts et en instituant une épargne obligatoire (forced saving). Le rationnement, le contrôle des prix et des salaires sont aussi une composante du programme. Keynes insiste sur le fait que la réalisation de ces mesures de contrôle direct dépendrait au final de la restriction de pouvoir d’achat privé obtenu par le biais de la fiscalité [2]. Paul Mattick a pu ironiser sur les vertus de ce « keynésianisme à l’envers » : « non plus l’incitation à l’épargne mais l’épargne forcée, non plus l’économie d’abondance et la multiplication des pains mais l’austérité sous toutes ses formes... En fait, son fameux plan destiné à assurer le financement de la guerre proposait simplement d’exécuter par la voie de la dictature ce qu’il s’agissait auparavant d’accomplir grâce à la persuasion » [3].
Donc, le « keynésianisme » des années 1930, plus particulièrement dans le contexte de crise de l’économie mondiale, ne fournit guère d’éléments de compréhension et d’analyse de la crise en cours, ni à fortiori de solutions de politique économique ou monétaire susceptibles d’en sortir. Le keynésianisme « pratique » apparaît comme une série de prises de position assez disparates, largement inadaptées à la gravité du contexte économique de l’époque. Contrairement à une reconstruction « théorique » effectuée après coup par certains adeptes, le New Deal n’a pas été le champ d’expérimentation de « l’interventionnisme keynésien », notamment en matière sociale ou de dépense publique.
Les « vertus » du keynesianisme militaire
Le déclenchement de la seconde guerre mondiale a été aussi été l’occasion de vérifier les conceptions de Keynes en matière d’interventionnisme de l’Etat dans l’économie, notamment quant à l’usage de la dépense publique « militaire » comme moyen de rétablir la croissance et le niveau de l’emploi. Bien que Keynes ait admis dans La Théorie générale que les dépenses militaires puissent produire des bénéfices à court terme mais rester improductives à long terme puisqu’orientant la production « vers des usages n’ayant aucune utilité sociale, on peut considérer que ce plan « keynésien de guerre », pourtant, selon lui, « politiquement impossible dans une démocratie » a bien été une référence pour la nouvelle bureaucratie de guerre dont une part importante était issue du personnel politico-administratif du premier New Deal. « L’ère des réformes » était bel et bien terminée mais il fallait toujours une forte intervention de l’Etat, non pas pour la réforme sociale mais pour imposer l’alliance fructueuse entre le monde des affaires, le military business et le pouvoir politico-militaire [4].
L’utilisation massive des dépenses d’armement comme moyen de surmonter, par la guerre, la stagnation et la crise a été considérée par certains keynésiens de gauche comme une grave déviance théorique par rapport au keynésianisme originel puisque n’étant pas en mesure de distinguer entre « bons » et « mauvais » usages de gestion et de stimulation de la demande. Le lien entre la « demande effective à la Keynes » et le militarisme était fait dans la mesure où, comme l’avait noté KALECKI, dès les années 30 aux Etats-Unis, les dépenses d’armement effectuées sur le Budget de l’Etat n’avaient nul besoin de se soucier du secteur privé et de la demande sociale. Joan ROBINSON avait qualifié ce keynésianisme militaire de « keynésianisme bâtard », un keynésianisme capable de convaincre les hommes politiques qu’il n’y avait finalement aucun mal à laisser les Etats creuser leurs déficits et laisser le complexe militaro-industriel en tirer bénéfice.
Mais, c’est dans le fonctionnement du capitalisme de guerre et d’après-guerre que certains aspects du keynésianisme vont resurgir. Certains économistes liés au stalinisme, comme Eugen VARGA mettent en évidence l’exemple de l’Allemagne des années 30 où le militarisme, grâce à la production massive d’armements avait contribué, en augmentant suffisamment la « demande effective », à résoudre la question du chômage. L’idée qu’une certaine forme de keynésianisme, le « keynésianisme militaire » puisse contribuer à résoudre le problème de la « sous-consommation » des masses est implicitement reprise par Paul SWEEZY dans son ouvrage La théorie du développement capitaliste, publié en 1942. Après la guerre, l’école de la Monthly Review » plus ou moins liée au Parti communiste américain, remet au premier plan le rôle de l’armement.
Dans Le capitalisme monopoliste, traduit en France en 1970, BARAN et SWEEZY considèrent que l’industrie d’armement, de plus en plus concentrée, contribue à générer un « surplus » croissant (le concept marxiste de plus-value est abandonné) qui a un effet d’entraînement sur la demande et, au bout du compte, sur la croissance. Implicitement, dans les pays « centraux » et plus particulièrement aux Etats-Unis, l’extension de l’économie d’armement avait pour effet de favoriser la croissance et le revenu par tête. « L’économie permanente d’armement », (titre d’un ouvrage de Paul KIDRON) aurait ainsi permis une relative stabilisation des économies « du centre », les contradictions ayant alors plutôt tendance à se déplacer à la « périphérie », dans les pays en développement.
Ernest MANDEL, analysant la fonction spécifique de cette « l’économie permanente d’armement » notait à juste titre que « le capital excédentaire n’est réinvesti de manière productive que dans le cas où un débouché rentable lui est garanti ». Ce débouché rentable étant de plus en plus difficile à trouver dans la production « normale » de biens ou de services, une « demande supplémentaire » pouvait donc être créée par l’Etat, en partie grâce aux impôts, en partie par l’émission d’emprunts [5]. L’effort de guerre, version keynésienne, conduisait bien à une augmentation de la « demande effective » mais une demande générée par les dépenses de guerre de l’Etat et non plus par la demande de « consommateurs » dont on avait au préalable, par la contrainte, ponctionné l’épargne et restreint le pouvoir d’achat. Evidemment, le décompte des morts de la seconde guerre mondiale n’entrait pas dans le bilan de cette « économie interventionniste du bien-être » dont les épigones de l’après-guerre feront de Keynes l’initiateur.
Régulationnistes et post-keynésiens
En quête d’une alternative à l’économie standard et conscient des carences analytiques du keynésianisme, spécialement en temps de crise, un courant de recherche « post-keynésien », assez hétérogène, va chercher à préciser de nouvelles perspectives. En rupture avec le consensus dominant qui prétendait synthétiser les apports des « nouveaux classiques » et des « nouveaux keynésiens » (qui avaient surtout développé les fondements micro-économiques d’une interprétation néo-classiques de Keynes) les post-keynésiens veulent revenir aux mécanismes fondamentaux de la croissance et de la répartition des revenus.
Dans la lignée de Kaldor, mais aussi de Joan Robinson (L’Accumulation du Capital [1956]), il s’agit de spécifier les interactions entre la croissance économique et la répartition du revenu, notamment en revenant à des modèles macroéconomiques structurels et à une démarche permettant de séparer « stocks et flux ». La prise en compte des stocks est considérée comme essentielle, pas seulement pour les variables réelles, mais aussi et surtout pour les variables financières. Elle permet notamment de concilier les deux « traditions » keynésiennes antagonistes de la monnaie : la monnaie comme flux (monnaie endogène), la monnaie comme stock (préférence pour la liquidité) [Ascencio et alii, 2011, op.cit]. [6]
Quels sont les liens qui pourraient alors se nouer entre cette approche post-keynésienne et la théorie française de la régulation ? Tel a été l’objet d’un débat qui s’est tenu en Octobre 2011 à Paris entre les partisans de chacune des approches [7]. Robert BOYER souligne « l’origine commune des deux modèles », les uns et les autres recherchant une alternative « tant au modèle néoclassique de croissance qu’à l’appauvrissement du message keynésien lié à la diffusion du modèle IS-LM ». Une convergence pourrait ainsi, selon lui, se faire à travers l’analyse des différents « régimes de croissance », y compris les régimes de croissance « tirés par la finance » [8]. Concernant les politiques économiques, alors que les post-keynésiens privilégient l’action sur la demande effective comme moyen de « stabiliser » l’économie, les régulationnistes pensent nécessaire de considérer également des « réformes institutionnelles ».
Mais la ligne de clivage essentielle reste la prise en compte de la « dynamique » d’accumulation et des processus d’évolution du capitalisme : pour les régulationnistes, il faut examiner le « temps historique », les mécanismes d’accumulation en longue période, tant au niveau national qu’international. Certes Kalecki avait privilégié l’analyse des mécanismes de l’accumulation et en avait déduit l’impossibilité d’un plein emploi durable mais il faudrait tenir compte de la diversité des conjonctures historiques car les crises périodiques empêchent la perpétuation de régimes d’accumulation dotés de « stabilité structurelle » dans le long terme. Et là évidemment, la nature des institutions, le contexte politique devraient être pris en considération. Il faudrait enfin, nous dit R. Boyer, « introduire dans les théorisations post-keynésiennes, la notion de grande crise.. ». En effet, aussi bien sur les marchés financiers que boursiers, peuvent se développer des « phases d’emballement », puis, par mimétisme, de « brutal effondrement ». C’est certainement la raison pour laquelle, la « grande crise », celle que nous vivons certainement aujourd’hui, n’avait pu être anticipée, ni par les uns, ni par les autres.
Il y aurait donc des « convergences » entre l’approche post-keynésienne modernisée et la démarche régulationniste mais une synthèse, voire une fusion analytique entre deux programmes, pourtant présentés l’un et l’autre comme « hétérodoxes », resterait encore bien problématique.
Nous avons peut-être ici résumées les limites d’un post-keynésianisme « actualisé », censé dépasser les insuffisances du keynésianisme « basique », largement discrédité. Son principal mérite consisterait alors à revenir à un certain keynésianisme originel tendant à privilégier le rôle central de la demande effective (et les mécanismes de répartition qui lui sont liés) ainsi que le rôle des politiques publiques pour stimuler cette demande [9].
La fonction politique du keynésianisme aujourd’hui
Depuis 2008, des responsables politiques, des universitaires, des experts en tous genres [10] se sont découverts plus ou moins keynésiens, stigmatisant vigoureusement l’aveuglement et les perversités de l’économie de marché, condamnant le capitalisme « sauvage » et réclamant haut et fort l’intervention de l’Etat régulateur, notamment dans la sphère bancaire et financière, considérée comme à l’origine de tous les maux. Certains « gourous » de la Finance et de la Banque, peut-être pris de remords de conscience et soucieux de laver leurs péchés de spéculateurs se sont aussi prononcés pour un minimum de « régulation ». La crise qui se poursuit depuis maintenant près de cinq ans et qui, en dépit des prévisions de nombreux augures n’a cessé depuis lors de s’aggraver, constitue en fait un excellent révélateur de la théorie économique keynésienne, aussi bien au niveau du diagnostic que des politiques économiques susceptibles d’être mises en œuvre.
D’un point de vue macro-économique global, pour évaluer aujourd’hui la place et la fonction politique du keynésianisme (ainsi que le rôle des épigones, anciens ou plus récemment convertis), la confrontation avec le marxisme s’impose d’elle-même. Pour les marxistes, il est presque trivial de rappeler que dès l’instant où le capitalisme est considéré comme une société de classes restant fondamentalement constituée, d’un côté de détenteurs de capitaux, de l’autre de travailleurs ne disposant que de leur force de travail, c’est ce rapport capital-travail qui doit servir de fondement à l’analyse du système. D’un côté une richesse produite, déjà appropriée, de l’autre une force de travail « sociale » qui fait face à ce capital. Entre les deux, un rapport d’exploitation, « d’aliénation » pourrait-on dire aussi, qui permet la mise en valeur du capital grâce à la force de travail mise en œuvre, aux travailleurs intégrés dans le processus productif. C’est à partir de là que l’on peut définir les principales « catégories » de l’économie politique dont le salaire et le profit. C’est du profit que dépend la plus-value extraite sur le travail ainsi que les autres formes de détention de la richesse capitaliste dont la rente foncière. La catégorie de « plus-value » considérée comme « travail non payé » est centrale dans l’analyse car elle permet d’affirmer, face aux détenteurs de capitaux, la position sociale de la classe salariée dans la production globale. Les mutations contemporaines du salariat, son caractère de plus en plus atomisé par la crise n’ont en rien modifié cette opposition fondamentale de classe.
Pour sa part, l’analyse keynésienne du capitalisme met au premier plan le revenu et la consommation, la consommation restant « la seule fin et le seul objet de toute l’activité économique ». C’est l’une des raisons pour laquelle, KEYNES insiste, dès le début de la « Théorie Générale » sur l’importance « du principe de la demande effective » dans un cadre simpliste d’équilibre offre-demande [11]. L’œuvre de KEYNES, souvent confuse et contradictoire, emprunte certes beaucoup à une orthodoxie qu’elle prétend combattre mais c’est autour de cette primauté de la demande et du revenu que les exégètes les plus récents, nous l’avons vu, tentent de reconstruire sa démarche. Quels sont les déterminants de cette demande ? Tout dépendra, comme chez les néo-classiques, du comportement des individus et de leurs « propensions à consommer », la « confrontation » avec les « incitations à investir » des entrepreneurs venant, dans une démarche purement fonctionnaliste, assurer une problématique relation entre ces deux éléments.
Du point de vue de l’analyse des crises, il est bien difficile de « comparer » MARX et KEYNES dans la mesure où la démarche conceptuelle, les catégories économiques utilisées sont très différentes. Alors que chez MARX, la recherche immanente du profit et l’accumulation qui en découle reste la force motrice du capitalisme, que la crise est d’abord une crise de profitabilité, la crise chez KEYNES renvoie implicitement à « l’insuffisance » de demande effective, de demande globale. Mais d’où vient cette carence ? Du « mauvais comportement » des consommateurs ? D’une « incitation à investir » défaillante de la part des entrepreneurs (pouvant être due par exemple à un manque d’épargne ?). Pas de véritable explication. Constater l’insuffisance de demande globale, en décrire certaines de ses manifestations, ne peut en aucun cas constituer une explication des causes de la crise elle-même [12]. L’insuffisance de demande est un symptôme, un résultat, pas une cause de la crise.
Malgré tout, nous percevons ici la filiation directe entre « l’insuffisance de demande globale » keynésienne et l’approche sous-consommationniste de l’explication des crises dont le caractère univoque avait déjà stigmatisé en son temps par Marx dans Le Capital [13]. Nous ne reprendrons pas ici cette discussion bien connue sur l’origine des crises : pour Marx, la « surproduction » occasionnée par la quête insatiable du profit, pour Keynes, la « sous-consommation » due à l’insuffisance de demande des travailleurs. La supériorité de l’analyse marxiste était de considérer que surproduction et sous-consommation constituaient deux manifestations d’un même processus dont l’origine se trouvait dans les contradictions de la mise en valeur du capital et les difficultés de réalisation de la plus-value et du profit.
D’un point de vue aussi bien théorique qu’analytique, les deux « modèles » paraissent donc difficilement conciliables [14]. Marx insistait, à juste titre, sur les antagonismes de classe et l’impossibilité de concilier les intérêts du travail et du capital. Keynes était certainement conscient de cette contradiction mais il l’avait déclaré sans ambiguïté dans une formule bien connue : si conflit de classes il y a, il se trouvera, lui, « du côté des riches et de la bourgeoisie instruite ».
Il y a un apparent paradoxe à constater l’engouement « médiatique » pour Keynes et le peu de solutions « pratiques » que ses conceptions sont susceptibles d’apporter aujourd’hui à l’explication et à la « résolution » d’une crise qui n’a cessé de s’approfondir depuis maintenant plus de quatre ans. Nous ne ferons ici que présenter les problèmes et leurs enjeux car chacun d’entre mériterait un développement beaucoup plus détaillé.
Un pan important du « keynésianisme pratique » s’est trouvé relégué au second plan : tout ce qui concerne la politique monétaire et ses « instruments ». Dès l’instant où la gravité de la situation a imposé, d’abord à la FED américaine puis à la Banque centrale européenne de fournir à guichet ouvert des liquidités aux banques et aux Etats, l’action sur les variables de la masse monétaire ou l’utilisation des taux d’intérêt n’avait plus guère de sens. Que le « prix de l’argent » soit tombé aussi bas, que les détenteurs de capitaux soucieux de valoriser leurs avoirs aient été contraints d’accepter des rendements proches de zéro (le « taux d’intérêt de la peur » disent aujourd’hui les banquiers) n’est évidemment pas un signe de prospérité ou « d’incitation » à l’investissement.
En fait, Keynes n’avait jamais vraiment envisagé une telle situation. La crise, la déflation des prix, des salaires et des dettes qui peut en résulter n’entre pas dans sa problématique [15]. Notons aussi que l’action du « politique » et des Banques centrales nationales sur ces variables reste essentiellement conçue dans un cadre national, ce qui, à l’heure d’une mondialisation croissante lui fait perdre toute efficacité. C’est la raison pour laquelle les propositions « néo-keynésiennes » de politiques monétaires ou fiscales ne peuvent aujourd’hui se situer que dans le cadre d’hypothétiques programmes « euro-keynésiens » de relance.
La plupart des keynésiens en vue, pour tenter de justifier le peu d’efficacité de leurs préconisations monétaires ou fiscales ont considéré que leurs « recettes » n’avaient pas été si mises en œuvre avec suffisamment de rapidité et d’ampleur. Ainsi, Paul Krugman, se référant à l’expérience « orthodoxe » désastreuse de la FED américaine en 1930-31 où la liquidité fournie à l’économie avait été restreinte, a-t-il proposé encore récemment d’amplifier, aux Etats-Unis, les plans de relance et le « quantitative easing », s’élevant également contre la politique de Banque Centrale européenne, trop longtemps réticente à suivre l’exemple américain.
Ce qui subsisterait, dans le domaine monétaire, c’est l’analyse de l’instabilité financière et de cette « économie-casino » tant décriée. La condamnation des « bulles financières » et de la spéculation a, depuis 2008, donné naissance à une énorme littérature, politiquement très éclectique, généralement avec la préoccupation légitime d’en revenir à un capitalisme « assagi », susceptible de renouer avec l’investissement productif. Cette tentative de jonction avec MARX avait déjà été tentée par certains auteurs qualifiés de « keynésiano-marxistes » comme Hyman MINSKY. Ils condamnaient, eux aussi, l’instabilité congénitale du capitalisme. Mais, comme a pu le noter un critique, les préoccupations ne sont pas les mêmes : « Minsky, dans l’esprit de Keynes, considère l’économie du point de vue du Conseil d’administration d’une Banque d’investissement de Wall Street, alors que MARX le fait du point de vue des intérêts du travail » [16]. Pour Minsky, l’instabilité financière naît de la nature subjective des anticipations des entrepreneurs sur l’évolution à venir des investissements. Chez Marx, elle est inhérente à la nature même du capitalisme et à la tendance historique à la crise de l’économie « réelle », en partie déterminée à partir de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce sont donc deux visions difficilement conciliables, pour ne pas dire antinomiques.
Deuxième thème très actuel de discussion : la nature et la fonction de la « dépense publique ». Déjà évoquée à propos du « militarisme à la Keynes », la dépense publique, y compris dans sa « définition keynésienne », peut, dans un contexte resté capitaliste, être complétement détournée de son objectif, pour le plus grand bénéfice du secteur privé. On se souvient de la « fable » du Chapitre 10 de la Théorie Générale et des moyens de relancer la « demande effective ». Keynes suggère que le chômage pourrait être résolu par un gouvernement finançant le remplissage de vieilles bouteilles avec des billets de banque, enterrant ensuite ces bouteilles dans des mines de charbon abandonnées. Les épigones ont surtout retenu le mécanisme « redistributif » lié au paiement des salaires par l’Etat mais oublié qu’après « que les mines désaffectées aient été comblées par des déchets urbains » (déjà la préoccupation écologique ?), c’est l’entreprise privée qui serait chargée de récupérer les billets, « suivant les principes éprouvés du laisser-faire » [17].
La dépense dite « publique » n’aurait ici de sens que par rapport aux besoins du capital privé et de sa réalisation. Le débat actuel autour des « nationalisations », qu’il s’agisse des banques ou des entreprises, doit être, dans le cadre d’un régime resté capitaliste, reconsidéré dans ce contexte. Plus généralement, le « multiplicateur » d’investissement, panacée de la vulgate keynésienne de la « relance » ne serait, au bout du compte, par le biais de décisions politiques « légales » comme l’adjudication ou la concession, que le moyen indirect de maintenir la rentabilité du capital investi.
Bien que très partiels, ces quelques exemples révèlent la nécessité de caractériser, du point de vue des intérêts du travail, les politiques économiques (certaines « inspirées » de Keynes) imposées par les gouvernements actuels, notamment en Europe. S’agit-il seulement, comme l’estiment encore certains économistes « radicaux », de « mauvais choix, de politiques incohérentes ou stupides mises en œuvre par des politiciens incompétents ? Dans une logique keynésienne, les mesures d’austérité, la politique de réduction des salaires, de retour aux équilibres fiscaux et budgétaires, de remboursement des dettes ne peuvent en effet avoir qu’un effet dépressif sur la demande, donc sur la croissance et l’emploi. Serait-il alors suffisant pour « relancer » la machine économique de prendre le contrepied de ces politiques : favoriser le revenu (salaire) et l’embauche, relancer la consommation (par exemple grâce au crédit et à la dépense publique) ? Evidemment non, car dans un système régi par les lois du profit et de la rentabilité, les intérêts des salariés sont incompatibles avec ceux des titulaires du profit. Si les premiers doivent légitimement défendre leurs salaires et leurs emplois et donc lutter pour une meilleure répartition en leur faveur de la richesse produite, ils ne pourront le faire qu’au détriment des profits, profits qui sont eux-mêmes une condition de la poursuite de la mise en valeur des capitaux investis. Dans un cadre resté capitaliste, les conditions de « reproduction » « économique du système, sa possibilité de surmonter la crise, s’en trouveront affectées d’autant.
Certes des gains de productivité nouveaux pourraient, pour un temps, venir satisfaire les uns et les autres. Mais accroître la productivité, c’est aussi mettre en œuvre des technologies nouvelles, plus « capitalistiques », c’est-à-dire réduisant encore la part de la main d’œuvre (donc des salaires) dans la production.
En fait, avec l’exacerbation de la concurrence capitaliste au niveau international, avec l’approfondissement de la crise qui en résulte, c’est illusion de penser que les Etats puissent aujourd’hui « préserver » les salariés des effets ravageurs de cette crise sur les salaires et l’emploi et « arbitrer » en leur faveur. Non seulement cela, mais parce qu’ils continuent à représenter les exigences des « marchés » sur le plan politique, ces Etats doivent maintenant, comme en France, sous la pression directe des milieux d’affaires et du patronat organisé, mettre en place de nouvelles mesures « d’austérité » et autres « pactes de compétitivité ». Pour les classes dominantes, il s’agit, vaille que vaille, non seulement de tenter de préserver ou de rétablir la rentabilité du capital déjà investi mais aussi, par tous les moyens, y compris la mise en place de régimes « forts » et la militarisation des économies, de conquérir de nouveaux marchés afin de continuer à extraire et à réaliser la plus-value. Politiquement, il ne s’agit rien d’autre que d’assurer la survie du système. Mais cette survie, et là les enseignements de Marx restent parfaitement actuels, ne pourrait se faire que par la poursuite du processus déjà engagé de dévalorisation-destruction massive de capital et de travail, avec toutes ses conséquences.
C’est donc bien directement la transformation sociale qu’il faut penser et l’avènement d’un nouveau régime productif qu’il faut envisager. Les modalités et les étapes de la transition vers un régime socialiste sont complexes, elles ne sont pas écrites d’avance. Dans cette perspective, KEYNES ne nous sera pas d’un grand secours puisqu’il n’a jamais eu d’autre souci que de rafistoler le capitalisme pour le sauver contre lui-même. MARX nous sera encore bien utile. Il nous a aidés à penser l’avenir.