Menaces sur les libertés politiques et académiques

, par DJERMOUNE Nadir

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L’enseignant universitaire Nadir Djermoune revient dans cette contribution sur la polémique au tour du passé de l’Emir Abdelkader et sur l’arrestation de Noureddine Aït Hamouda.

Peut-on qualifier l’attitude de l’Emir Abdelkader de « traîtrise » après la défaite de la première résistance algérienne qu’il a dirigé ?

Évidement non ! c’est un non-sens, une aberration. La porte s’ouvrirait grandement, si elle n’est déjà entrouverte, pour qualifier, par analogie, d’autres acteurs du mouvement national du 20°siècle de « traitres » par le simple fait de n’avoir pas réclamer l’indépendance du pays.

Ce serait le cas de Ben Badis et des Oulémas, des communistes du PCA et aussi de Ferhat Abbas et de l’UDMA. Tous n’ont pas brandi le mot d’ordre de l’indépendance pure et simple au moment où Messali et le PPA l’ont réclamé haut et fort, en payant le prix fort pour cet engagement.

Mais s’agit-il de « traîtrise » ? Non ! car la traîtrise est de se laisser vendre, tourner la veste à une cause admise au préalable. On peut qualifier de traître celui qui abandonne son engagement auprès de ses frères ou camarades de combat et de lutte pour rejoindre l’ennemi.

Or, ce n’est pas le cas, même si le moule historiographique officiel a célébré comme seuls « héros » ceux et celles qui ont pris les armes pour l’indépendance et a exclu ceux et celles qui sont définis péjorativement de « réformistes/assimilationnistes ». Aujourd’hui, de jeunes historiens et historiennes ouvrent de nouvelles portes, de nouveaux objets d’étude et de nouvelles hypothèses de lecture et de travail pour un nouveau récit national plus dialectique et plus ouvert sur le monde réel. Ce qui ne peut qu’être bénéfique à la pensée politique et académique. Le débat contradictoire relève des libertés individuelles.

Pour l’enjeu du moment suscité par la polémique autour de l’histoire de l’Emir Abdelkader, nous ne pouvons qualifier politiquement, intellectuellement et moralement de traitrise l’abdication de celui-ci et les termes de négociation avec l‘ennemi vainqueur, après sa défaite. Il ne nous appartient pas, par ailleurs, de juger ni même de faire un bilan. Il nous appartient aujourd’hui de faire une analyse critique, sans plus. Et toute analyse critique historiographique a comme fonction de la rattacher aux conditions d’aujourd’hui et définir l’avenir.

De ce point de vue, la défaite de l’émir, puis celle d’El Mokrani de 1871 sont celles de l’ancien monde, de l’ancien mode de production social et économique tribal face à un nouveau monde et au nouveau mode de production qu’est le capitalisme.

C’est le même type de défaites subies par des révoltes populaires et des révolutions dans le monde tout le long de ce 19e siècle au profit d’une bourgeoisie européenne dominant le monde et un capitalisme triomphant. Ce fut le cas, entre autres, pour l’Inde, l’Afrique ou encore le monde musulman sous administration ottomane. Ce dernier était pourtant un empire ayant vécu plus de quatre siècles.

Cette bourgeoisie conquérante a aussi défait un autre monde qui a commencé à émerger, notamment en France, en 1848, puis celui des communards parisiens de 1871, dates qui ont coïncidé par ailleurs avec les défaites algériennes.

Ce combat pour un nouveau monde, qui tarde à se cristalliser, est mené par les Algériens(ennes) héroïquement. La victoire de 1962 n’est qu’une étape d’un processus permanent qui continue. Cette continuité est liée au présent. Les enjeux du présent immédiat où se situe le débat en question sont dans la défense des libertés démocratiques individuelles et collectives, politiques et académiques.

Rejeter, avec véhémence s’il le faut, intellectuellement et politiquement cette thèse de « traitrise » de l’émir ne veut pas dire attaquer en justice et emprisonner l’auteur de cette thèse. Car derrière ces attaques « pour diffamation des constantes nationales » se profile une remise en cause autoritaire et policière de toute liberté de pensée politique ou académique.