Naissance d’un nouveau mouvement social européen

, par VERCAMMEN François

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Le Forum Social Européen de Florence entrera dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Avant toute considération analytique, il faut prendre la mesure de l’ampleur de l’événement : 65 000 inscrits payants qui ont rempli trois jours durant (7-9 novembre) la Fortezza da basso (la « Forteresse d’en bas », joli nom ?) et ses plus de 400 espaces de discussions, une profusion de documents, articles, livres, tracts, pamphlets... une multitude d’échange informels et de mises en réseaux ; des propositions, des actions, des campagnes. Le FSE : une joyeuse kermesse, une université populaire, une assemblée constituante, une communauté internationale et internationaliste, un nouveau mouvement qui s’organise : une naissance bouleversante et pleine d’énergie conquérante.
La manifestation : une inoubliable démonstration de force, une aspiration d’utopie, une jeunesse qui s’empare de la politique. Des milliers de pancartes, banderoles et drapeaux rouges ; « un million » de voix qui ont crié leur opposition à la guerre, et, au-delà, un cri pour un autre monde et une autre Europe, l’exigence d’une autre vie pour toute la planète. Mais pas sans soucis : la joyeuse perspective d’un « autre monde et une autre Europe » était assombrie par la guerre qui se prépare et la catastrophe économique qui menace, et l’insupportable irresponsabilité des classes dominantes qui n’hésitent pas à réprimer, embastiller, tuer...

La bataille pour Florence

Avant de parler de l’événement fondateur, retournons sur la veille de celui-ci. Durant des semaines et jusqu’au départ de la manifestation le samedi après-midi, le risque d’une répression violente « comme à Gênes » avait plané sur nos têtes. La « stratégie de l’étouffement violent », une fois encore, était en place. Le gouvernement Berlusconi avait, selon les règles en vogue, demandé et obtenu (des autres gouvernements de l’Union européenne [UE]), la suspension de l’Accord de Schengen : c’est-à-dire la possibilité de barrer l’accès du territoire italien aux étrangers. Sans doute pour régler son compte au mouvement italien, sans immixtion « étrangère » ! Le FSE devait être « annulé », puis « reporté »... de quelques semaines, ensuite « déménagé » dans une autre ville, car « Florence ne convenait pas »… Plus la date fatidique approchait, plus la campagne de criminalisation orchestrée par le gouvernement Berlusconi, se faisait pesante. Que le Corriere della Sera, qui se flatte d’être le journal le plus sérieux de la péninsule — Le Monde italien — ait ouvert ses pages à Oriana Fallaci pour une diatribe hystérique où tous les fantasmes d’angoisse de la « civilisation occidentale » avaient été mobilisés (l’islam, le terrorisme, le Black block, le retour du communisme, la mise à feu de Florence, capitale historique de la civilisation occidentale… il n’y manquait que « le péril jaune » !) en était un signe indélébile. Le scénario répressif fut ouvertement affiché. En fit sans doute partie l’inculpation (sur la base d’une loi de Mussolini de « constitution d’une organisation subversive » !) des 40 militants (pour leur participation aux manifestations de Naples, en avril 2001, et de Gênes, juillet 2001), qui a aussi dévoilé les tiraillements tactiques (!) entre diverses fractions de l’appareil judiciaire et policier. C’est que le problème à traiter était de taille !
Il faut en conclure que la tentation de l’étouffement légal (Schengen !) et violent subsistera, tant que les classes dominantes n’auront pas réussi à neutraliser un mouvement, désormais immensément populaire mais incontrôlable. D’où l’autre volet : essayer de l’intégrer ou le coopter, ce qui mobilise depuis peu cette bonne vieille social-démocratie et… les subsides de l’État. En plus, depuis Florence, ils ont un problème supplémentaire : un million de « violents » ont occupé une ville d’art où chaque pierre est précieuse, chaque bâtiment un bijou. Résultat : une seule vitre brisée et les responsables laissent derrière eux une adresse et un numéro de téléphone pour réparer les dégâts !
Il faut en tirer une leçon pour la prochaine réunion du FSE, et celle d’après, et après : exister, se rencontrer, manifester comme mouvement européen sera une épreuve de force. L’européanisation des mouvements sociaux, politiques et citoyens se fera manifestement contre les gouvernements de l’UE, ce qui dévoile ce qu’ils pensent quand ils parlent de « l’Union européenne ».

Un mouvement vraiment européen

La réunion de Florence marque indubitablement la naissance d’un nouveau mouvement social européen.
Le FSE fut réellement européen dans sa composition, sa direction, son élaboration, ses thèmes, son pluralisme social et politique, sa diversité des comités, associations, mouvements. Les contre-sommets précédents avaient certainement rassemblé des participants de tous les pays de l’UE, mais, c’était le pays-hôte qui avait très largement l’initiative et la prépondérance de l’organisation, de l’ordre du jour, de la participation, de la ventilation des orateurs, du poids respectif des mouvements, etc., les camarades des autres pays s’agrégeant et s’insinuant dans le dispositif préparé. Ainsi, le contre-sommet très réussi dans l’État espagnol (1er semestre 2002), avec ses multiples manifestations de masse (dont celle des 200 000 à Barcelone) était très marqué par le contexte national, voire régional — les masses populaires occupant les rues et les places — avec des délégations étrangères très minoritaires !
Ce n’est pas un hasard si la réunion de Florence n’a pas été un « contre-sommet », mais la première réunion du FSE. Celui-ci fut le résultat d’une préparation longue et systématique à partir de mars 2002, d’emblée sur le plan européen, rassemblant tout le savoir-faire et la force accumulée au fil des années. Une vraie « coordination européenne » a ainsi réussi à se constituer par un processus de collaboration sur la base des mouvements et des militants ayant fait leurs preuves. A dessein — au nom de la diversité des situations, du partage des frais (de voyage), de la proximité démocratique — celle-ci a fait le tour de l’Europe : Bruxelles (mars), Vienne (près des pays de l’Est), Thessalonique, Bruxelles, Rome, Barcelone et Florence. L’internet permettant à tous les intéressés de suivre, de communiquer, d’influencer, d’intervenir. Parallèlement, le groupe de coordination italien a abattu un travail impeccable tant sur le plan politique qu’organisationnel et infrastructurel. Ce qui veut avant tout dire : créer systématiquement le consensus, qui ne peut être mou au risque d’hypothéquer la mise en œuvre des décisions.
Sans la force des camarades italiens — portés par l’essor incomparable du mouvement, l’ambiance politique dans le pays et leur expérience de terrain — il n’y aurait pas eu un FSE de cette ampleur, de cette profondeur, de cette portée nationale et européenne. Sans l’implication, dès le départ et en continuité, des mouvements non-italiens, non plus. Il fallait une démarche systématiquement inclusive, souvent laborieuse (eh oui !) pour « européaniser » l’ensemble. Elle a porté ses fruits. Cela a créé une dynamique participative internationale, époustouflante et imprévue. Autour de 20 000 inscrits (sur un total de plus de 60 000) étaient venus d’en dehors de l’Italie pour participer aux discussions du Forum ! C’est inouï ! Car, s’il est toujours facile de composer un panel plurinational d’orateurs, cela ne vaut pas pour les audiences. Or, dans les lieux de discussions (« conférences, ateliers... »), on sentait une belle diversité « nationale » (visualisée par les « casques » pour les auditeurs/trices, et les « cages » pour les traducteurs/trices). Cela se traduisait aussi dans le matériel politique qui a massivement circulé dans toutes les langues du continent européen.
Deux faiblesses étaient patentes. D’abord, le FSE de Florence a été pour l’essentiel une affaire de « l’Europe latine », compensée pour partie par une extraordinaire mobilisation anti-guerre de la part des Anglais et une présence forte et représentative d’autres pays. La distance géographique n’est pas seule en cause. La radicalisation jeune et sociale est encore très inégale en Europe. Mais même dans la zone turbulente de l’Europe du Sud, la conjoncture socio-politique et l’état du « mouvement » sont très inégaux, l’Italie et la Grèce, étant en pointe. D’autre part, il y a un retard considérable dans l’élaboration politico-programmatique sur l’UE ; il est frappant que n’existe pas (encore) le « sens commun » programmatique face à l’UE, qui est acquis par rapport au capitalisme mondialisé et ses institutions. Le type de débats avec une pléthore d’orateurs — suite à l’exigence légitime du pluralisme national et idéologique — n’a favorisé ni l’échange à la tribune ni l’intervention de la salle. Mais... ce n’est que le début.
Ce qui est acquis, en revanche, c’est une première structuration du mouvement, une cohésion rare, une volonté d’avancer, une perspective déjà concrétisée d’actions et de campagnes pour peser sur la situation politique en Europe.

Les aléas de l’identité européenne

Tous les efforts organisationnels du monde (et d’Europe !) sont vains s’il n’y a pas une base forte sur le plan de la conviction politique. L’identité (conscience) « européenne » est certes née à travers un parcours accidenté et souvent paradoxal, mais sous les meilleures auspices possibles, celles de la mobilisation par en bas « pour une autre Europe », en rupture avec l’UE, ses institutions et ses politiques.
Les défaites du mouvement ouvrier et syndical traditionnel, des années 1980 et 1990, l’hégémonie néolibérale quasi-complète vingt ans durant sur la société et les institutions étatiques, la complicité active de la social-démocratie européenne avaient miné l’action socialiste traditionnelle. C’est à l’écart de cette tradition, plus que centenaire, que de « nouveaux » mouvements, faibles mais emblématiques et très légitimes (tels que ceux pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, les Euromarches contre le chômage et la précarité) ont revalorisé l’action sociale et la réflexion critique, alors que la jeunesse active et généreuse était captivée par l’écologie et l’aide au Tiers-Monde.
En même temps, dès le début des années 1990, des rassemblements ont commencé, à une échelle réduite, à mettre en question le rôle des institutions financières internationales. Les grandes mobilisations ouvrières (notamment des grèves générales énormes en Belgique, en Espagne, en Italie, en Grèce) n’ont pas manqué — contrairement au préjugé en vigueur. Mais malgré leur caractère massif et acharné, « le monde ouvrier » avait perdu tant sa capacité propulsive que sa force attractive sur le reste de la société. Les grèves de masse en France, pendant l’hiver 1995, ont constitué un tournant politique dans ce pays, sans impact européen, excepté pour les couches très politisées et très optimistes de la gauche radicale. C’est la Marche des chômeurs — inestimable initiative française — partie des quatre coins de l’Europe vers le Sommet de l’UE à Amsterdam (juin 1997) qui lance le premier vrai mouvement social européen de la nouvelle période. Une « nouvelle » question sociale s’impose dans cette Europe riche, touchant directement aux conditions d’existence des couches les plus pauvres, qui se dégradent à vive allure. Elle a posé la première pierre de l’édifice qui sera le FSE. Mais elle reste doublement marginale : le mouvement ouvrier sous la coupe de la social-démocratie reste à l’écart (voire franchement hostile) et les secteurs militants actifs des mouvements écologiques et tiers-mondistes, avant tout, se focalisent sur les institutions internationales du capitalisme mondialisé (le trio FMI, Banque Mondiale, OMC). Ainsi, le mouvement va percer internationalement. Le « foyer » européen est de loin le plus actif et le plus organisé, mais c’est en dehors de l’Europe que les activités frappent l’imagination mondiale : les affrontements à Seattle (novembre 1999) et les Forums sociaux de Porto Alegre (au début des années 2001 et 2002).

Du « no global » vers L’Europe

Paradoxalement, quand le mouvement en Europe reçoit l’impulsion de « Seattle », il adopte le paradigme « no global ». Il ignore largement l’UE (son rôle, ses politiques…) et même s’il y a eu des manifestations et des colloques à l’occasion de Lisbonne, Nice, Göteborg, elles sont surdéterminées par la problématique « globale ». Il ne faut pas l’oublier : la bataille véritablement fondatrice du mouvement sur le continent européen visait une réunion des G7+1. C’est « grâce à » Berlusconi, le nouveau premier ministre, qui en fera une affaire de politique intérieure, donc : « européenne ». L’affrontement à Gênes (voulu, planifié et appliqué par Berlusconi) de juillet 2001 marquera à jamais la conscience des jeunes et moins jeunes du mouvement. D’abord, par la tentative de briser celui-ci par une violence étatique inouïe depuis 25 ans. La victoire morale qui a suivi, a rayonné sur tout le continent au-delà des militants activement engagés ou politisés. Mais, une autre prise de conscience décisive a lieu : les gouvernements de l’UE ne font pas que « maintenir l’ordre », ils ont des politiques qui attaquent directement les conditions de vie des populations, en Italie et… en Europe. La problématique de l’UE comme État supranational transforme le mouvement. D’abord parce qu’en Italie, uniquement là pour le moment, l’interaction dynamique entre le « mouvement des mouvements » et le mouvement ouvrier traditionnel est à l’œuvre et celui-ci est sollicité à rejoindre les luttes sociales. Ensuite, une voie est tracée qui pousse le nouveau mouvement social, comme le mouvement syndical classique, à manifester face à l’UE. Avec succès ! À Bruxelles, en décembre 2001, nous avons persisté, à 20 000 dans la rue, avec nos drapeaux rouges et les revendications désormais connues ; la CES ayant mobilisé la veille, 60 000 travailleurs/euses. Le mouvement a survécu au 11 septembre, malgré le rouleau compresseur médiatique : « On ne manifeste pas, on ne revendique pas, quand on est en guerre, quand l’Occident est menacé par les barbares » ! L’Espagne va ouvrir un printemps 2002 radieux avec une impressionnante série de manifestations de masse — toutes sous la menace d’une répression violente. Rien n’y fera. A Barcelone, nous étions 200 000 ! Et l’élan du mouvement n’est pas pour peu dans la grève générale de 24 heures totalement réussie et dans le fait que le mouvement syndical d’Espagne avait osé la convoquer.
Ce sont « nos » classes dominantes, et les partis libéraux et sociaux-libéraux, qui ont enseigné au mouvement comment et pourquoi il fallait transformer le mouvement « no global » européen en un mouvement de combat social dans nos pays et contre l’UE. L’identité européenne concrète, le mouvement l’a forgée par une série de batailles pour exister et survivre, par le dégagement d’un outil pour des batailles politique et sociales dans nos pays. La décision du Forum social mondial (FSM), de janvier 2002 à Porto Alegre, d’organiser des Forums « régionaux » est venue à pic.

Le redécouverte de l’UE

En décentralisant le FSM vers les différents continents, en l’occurrence en Europe, le Forum Social a changé de nature : d’un mouvement de propagande, il bifurque vers un mouvement d’action intervenant, à côté d’autres, dans la vie quotidienne du monde du travail, des jeunes, des femmes, des immigrés... Avec toutes les conséquences.
Cela est d’abord arrivé au Forum social italien (Genova Social Forum). Du coup, il est devenu le centre de gravité en Europe de la relance du mouvement ouvrier et social dans son ensemble. Très vite après les événements de juillet 2001, le FS italien s’étend et s’enracine dans des centaines de villes et communes, couvrant tout le territoire, créant des liens et des convergences entre les noyaux des mouvements, participant, impulsant, renforçant les luttes anti-guerre, antiautoritaire, citoyenne, et les mobilisations ouvrières. Il constitue un véritable foyer et un laboratoire politique pour tout le continent. C’est le seul pour le moment, à cette échelle, à cette profondeur. Mais la tendance est la même partout : le FSE et ses mouvements sont captés dans les filets de la société.
Plus précisément, « le mouvement des mouvements » — comme on l’appelle — fait face à la question sociale, c’est-à-dire les conditions de vie et de travail de la masse de la population, et politique — la panoplie des moyens pour les imposer aux structures institutionnelles-étatiques. C’est une problématique d’une autre dimension et d’un autre ordre. Ce passage est compliqué : le « mouvement » comme tel n’est pas préparé à cela (même si des dirigeants et des militants le sont !) ; et « les mouvements » qui composent « le mouvement » encore moins, à cause de leur hétérogénéité (quant aux thèmes, organisations, fonctionnement, comportement, objectifs immédiats et fondamentaux, liens formels et informels avec la société, leur nature sociologique, leur base matérielle…) : les ONG grandes/subsidiées et petites/autosuffisantes ; les mouvements de défense des Droits de l’Homme, Amnesty International, ARCI (association culturelle italienne, de facture catholique, un million d’adhérents), les Centres Sociaux, les structures syndicales… Il s’agit d’une dialectique véritablement complexe. Formellement, « le mouvement » — général — n’est rien d’autre que la somme des mouvements particuliers. Dans le concret, il est porté par les cadres et militants qui y sont fortement engagés et qui, de fait, y engagent « leur mouvement spécifique ». Ils se retrouvent « intuitivement » sur des idées programmatiques fortes (« un autre monde est possible », « le monde n’est pas une marchandise »…), sur des initiatives de grande ampleur (cf. l’appel des mouvements sociaux). En d’autres termes, ils font de la politique dans le sens le plus fort du terme : toutes les questions fondamentales de la vie en société sont abordées. Ils constituent des « entités politiques » de fait (des « sujets politiques », comme disent les Italiens) qui s’occupent de toute la sphère publique à l’exclusion… des élections et des partis politiques. Mais personne n’est dupe : les liens entre le mouvements et les politiciens (des partis et des gouvernements) sont multiples et continus. Et les acteurs les plus « antipartidaires » du mouvement ne sont pas les derniers à nouer, « à titre individuel » et « sans engager le mouvement » (sic), des relations avec le monde politico-politicien.
Plus compliquée encore est l’irruption de la « société d’en bas » face à un mouvement qui s’est développé « par en haut », souvent à partir de petits noyaux, d’un thème très délimité, de méthodes de travail de groupe — avec un certain type de mentalité qui va avec. Bertinotti, le secrétaire de Rifondazione Comunista, explique, à juste titre, que « le mouvement « est fortement “autocentré” : sa priorité de fait est son propre développement et renforcement. Il s’agit d’un processus constituant d’un nouveau mouvement socio-politique. Les couches dirigeantes raisonnent à partir de cette priorité : la maîtrise des contradictions internes, c’est-à-dire l’unité du mouvement est déterminante. Elle n’est pas artificielle, car elle possède des acquis considérables qui en ont fait un facteur politique de tout premier plan à l’échelle mondiale. Mais l’inébranlable nécessité d’intervenir directement dans la société, “au jour le jour”, soulève bien entendu toutes les questions stratégiques, tactiques, revendicatives. D’autre part, il y a un acteur qui annonce son réveil : la classe salariale, avec ses luttes, ses mobilisations, ses revendications, ses organisations. Elle rappelle au “mouvement” qui, à partir de Seattle/Gênes, a certainement réussi à débloquer l’impasse historique du mouvement ouvrier, que sans une force sociale majoritaire on ne changera pas les rapports de force face à la classe dominante et son État. Plus : “le mouvement” aura besoin de “ce coup de main” pour réaliser ses propres revendications. La rencontre entre le “mouvement des mouvements” et le “mouvement réel” de la classe salariale sera le vrai enjeu pour régénérer et réorganiser le mouvement social dans son ensemble sur une base anticapitaliste, internationaliste, féministe et écologiste ».

La gauche radicale contre la gauche social-libérale

Politiquement parlant, Florence a été le théâtre d’un choc inconnu depuis « les années 1968 », entre la gauche radicale et la gauche social-démocrate.
La deuxième rencontre du FSM à Porto Alegre (janvier 2002) l’avait annoncé : la social-démocratie ne pouvait continuer à ignorer « le mouvement ». L’apparition des chefs politiques de la Deuxième Internationale au Brésil était une première tentative de s’en rapprocher pour regagner une crédibilité, notamment parmi la jeune génération.
Florence est allé au-delà : c’est le mouvement syndical européen, la CES et plusieurs de ses organisations syndicales qui ont « demandé » de pouvoir participer. Ainsi, ils ont, selon les règles établies par le FSE, organisé plusieurs espaces de discussion, participé à des grands débats contradictoires avec les courants de la gauche syndicale, et envoyé des délégations à la manifestation de masse. C’est la CGIL, la principale organisation italienne, qui revendique d’avoir amené un contingent de 200 000 de ses membres dans la manifestation, et contribué à constituer son service d’ordre ! Les (principaux) dirigeants français, espagnols, grecs, allemands, belges… ont occupé les tribunes, et beaucoup de cadres et militants furent soit envoyés par leurs directions, soit sont venus de leur propre initiative. Par ailleurs, la social-démocratie politique avait demandé de participer au débat central (5 000 participants) où « les représentants du mouvement social interpellaient les partis politiques », chaque courant européen étant représenté : Besancenot (LCR, gauche anticapitaliste), Elio di Rupo (PS belge/francophone, social-démocratie), Rosy Bindy (gauche chrétienne), Bertinotti (PRC), un député allemand (Verts)... face à notamment Cassen (ATTAC), Nihiman (Globalize Resistance), etc.
On peut faire deux remarques.
D’abord, le fait est sans précédent : la gauche radicale (dans le sens le plus large du terme) a imposé le débat politique et, dans la rue, « le front unique », à la social-démocratie, toujours largement majoritaire dans le mouvement ouvrier, lui-même très majoritaire au sein de la classe. Il faut le considérer comme une vraie victoire, contrairement à ce que les courants ultra-gauches pensent (ils voulaient les chasser du FSE). Symboliquement, d’abord : ces gens-là ont mis tout en œuvre pour boycotter et briser notre mouvement. Quand les PS dominaient, entre 1998-2001, les gouvernements de l’UE et les institutions de l’UE, ils avaient mis en place un dispositif pour interdire les manifestations européennes. Jospin, D’Alema et d’autres ont bloqué les frontières. Ils ont permis de tirer sur les manifestants (à Göteborg) ; le Conseil européen des ministres de l’intérieur a élaboré une tactique d’écrasement du mouvement au début de 2001 (mise en œuvre à Naples, Göteborg, Gênes…). A Florence, ils sont venus « à Canossa », faire amende honorable ! Plus important pour l’avenir, en allant eux-mêmes au FSE, les dirigeants sociaux-démocrates (politiques et syndicaux) ne peuvent plus empêcher « leurs » militants de s’y engager aussi et à fond ; cela vaut pour des secteurs syndicaux, minoritaires dans leur Confédération, et des délégués et militants : la transversalité peut jouer à fond, une perspective de « gauche syndicale européenne » est relancée.
Ensuite, la bataille entre une gauche radicale, renforcée, et une gauche social-libérale à l’hégémonie affaiblie, est mise sur la place publique et sur le niveau européen. C’est fondamental. C’est immédiatement pertinent. Avec la probable guerre contre l’Irak à court terme, une récession économique qui fait saigner le monde du travail, avec aux gouvernements en Europe des droites agressives et quelques sociaux-libéraux de poids (Blair, Schröder, plus la Suède, la Grèce) : la clarification politique avancera à vive allure, y compris « dans la rue ». Dans une telle conjoncture, et un tel rapport de force, la bataille pour refonder le mouvement ouvrier/social sur une base anticapitaliste est à l’ordre du jour.

En perspective

Pour la gauche radicale (sociale et politique), il s’agit d’abord de se déployer dans la société européenne, à partir du FSE : ses campagnes, ses initiatives, ses réseaux, ses coordinations. A côté du mouvement anti-guerre, une campagne pour les droits sociaux est une priorité (pas la seule). C’est un moyen d’arrêter l’offensive néolibérale ininterrompue. C’est là où cela fait le plus mal aux classes salariales qui perdent « chaque jour de travail » en rapport de force face aux patrons, parce qu’il n’y a plus, dans l’UE, de barrières pour stopper, freiner la concurrence entre elles. C’est aussi un enjeu politique primordial, car une telle campagne, menée dans tous les pays de l’UE durant plusieurs années, cela ouvre un champ d’activité unificateur social. La bataille pour les droits implique directement tous les partis, singulièrement les sociaux-libéraux et les gouvernements, les obligeant à se déterminer. Cela pose le rapport avec l’UE, comme structure étatique, et l’obligation, pour le mouvement, de définir un programme qui aborde toutes les questions d’une alternative européenne/internationaliste.
L’UE est passée à une nouvelle offensive impérialiste-néolibérale, très concentrée dans le temps, d’ici juin 2004 (élections européennes). Cela poussera à une convergence appropriée entre les partis politiques et le mouvement social ; plus précisément cela poussera ce dernier à s’occuper de politique.
C’est à partir de ces coordonnées, que la gauche révolutionnaire doit concevoir sa construction. Si l’analyse est juste, la crise du programme social-libéral (qui reste la ligne de la social-démocratie européenne) devrait libérer les forces vives jusqu’à présent dominées par les PS, les bureaucraties syndicales, et des partis de gauche ralliés (certains PC et Verts). Le « mouvement des mouvements » pourra jouer le fer de lance, le pôle d’attraction et influencer fortement la dynamique politique — à commencer dans les pays en pointe.
Mais, il ne faut pas se tromper d’étape. Il s’agit d’une étape intermédiaire qui requiert des solutions intermédiaires. Si la gauche révolutionnaire vise, légitimement, son propre renforcement, cela ne devrait pas entrer en collusion avec les potentialités qui s’ouvriraient à un autre niveau. La première solution c’est de relancer et de structurer la gauche syndicale/sociale, d’emblée internationalement.
Deuxièmement, offrir un outil et un espace politiques adaptés aux « nouveaux » militants et affiliés, à leur conscience, leurs disponibilités, leur culture, leur comportement — bref : une « formation politique » anticapitaliste et pluraliste, où le centre de gravité soit occupé par eux. Troisièmement, devant l’aversion, dans les couches militantes du mouvement social, à l’encontre des partis politiques radicaux, il faut leur faire des propositions de campagne électorale qui garantisse une participation effective. Cela implique que le(s) parti(s) existant(s) renoncent à toute prétention hégémonique mais au contraire se mettent à égalité dans des formes organisationnelles appropriées pour agir ensemble, — avant, pendant et après.

4 décembre 2002.

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