Jusqu’en 1956, on peut dire que celle-ci reste pratiquement inconnue en France. Aucun des ouvrages de Mannheim n’avait été traduit en français et, de tout le débat autour de la sociologie de la connaissance qui avait fait rage à la fin des années vingt en Allemagne, rien n’avait traversé le Rhin. Et alors qu’en Angleterre et aux USA, à la suite de la traduction anglaise d’Idéologie et Utopie en 1936, on connaît et on discute, dans la littérature sociologique, les thèses de cet ouvrage, rien d’équivalent n’a lieu ici.
Seule exception, Raymond Aron qui dédie à la sociologie de la connaissance de Mannheim une des sections du chapitre II, intitulé « Sociologie historique », de son ouvrage sur La sociologie allemande contemporaine [1] (1935). Les citations montrent qu’Aron a une connaissance assez précise des principaux écrits allemands du sociologue originaire de Budapest : non seulement Idéologie et Utopie (1929), mais aussi les essais de jeunesse sur l’historisme et la sociologie de la connaissance, le grand article sur le conservatisme, et celui sur la signification de la concurrence. Son analyse est souvent subtile : examinant le perspectivisme, thème central de la sociologie de la connaissance de Mannheim, Aron montre qu’il résulte de l’historisme allemand poussé à son terme, ou mieux, d’une synthèse entre marxisme et historisme qui affirme la solidarité essentielle entre idée et devenir historique — dans les essais de jeunesse —, puis entre idée et classe sociale dans le grand ouvrage de 1929.
Un des mérites de l’approche d’Aron fut précisément de mettre en évidence la dimension marxiste de la sociologie de la connaissance de Mannheim. Certes, il n’est pas question, chez ce dernier, d’une détermination « mécanique » des idées par les faits. Le plan social, auquel Mannheim « rapporte » les idées, est, selon Aron, « esprit », c’est-à-dire cristallisation de relations humaines, et non « matière ». Mais, en dernière analyse, malgré ces nuances, « en dépit de cette métaphysique spiritualiste de l’histoire, Mannheim n’en revient pas moins au marxisme ». Comme les « porteurs » des systèmes successifs sont avant tout les classes sociales, « on en arrive, bon gré mal gré, à un marxisme singulier, à la fois spiritualiste et relativiste ». On peut discuter du qualificatif « spiritualiste », mais Aron n’a pas tort de mettre l’accent sur la dette de Mannheim — celui des écrits des années vingt — envers le marxisme, même s’il ne semble pas se rendre compte que c’est la pensée de Lukács qui joue ici le rôle de référence centrale.
Par ailleurs Aron souligne, à juste titre, que Mannheim est allé « au-delà du marxisme lui-même », pour aboutir à une vision socio-historique qui refuse de choisir entre les visions des classes sociales en conflit, considérant qu’elles représentent toutes une « perspective » contenant des vérités partielles. Ce qui le conduit nécessairement, selon Aron, à « un relativisme historique intégral dont la sociologie de la connaissance n’est que la traduction soi-disant scientifique ». Or, la critique souvent adressée à Mannheim de « relativisme intégral » ou même de « scepticisme », reprise ici à son compte par le sociologue français, nous semble manquer son but : le relativisme est, pour Mannheim, un moment nécessaire pour la constitution de la sociologie de la connaissance, mais il est dépassé grâce à la possibilité d’une synthèse des différentes perspectives par l’intelligentsia librement flottante (freischwebende Intelligenz). Aron mentionne cette solution — qu’il tend à réduire à un privilège cognitif des « professeurs » — mais ne la discute pas sérieusement en tant qu’alternative au « relativisme intégral ».
L’autre grande limite de l’essai d’Aron c’est son refus d’accepter la légitimité de la sociologie de la connaissance — non seulement celle de Mannheim, mais de façon plus générale — qu’il a tendance à réduire à une analyse des « facteurs psychologiques », des « sentiments » qui « déforment le travail » du savant et l’empêchent de « penser impartialement en matière historique, politique ou sociale ». Or, comme l’a si bien montré Mannheim, il ne s’agit pas de « psychologie » mais d’une structure de conscience (Bewusstseinstruktur), d’un style de pensée socialement conditionné qui joue un rôle déterminant dans le processus de connaissance des sciences historiques (Geisteswissenschaften). Aron ne prend pas en considération un des apports les plus intéressants de Mannheim : considérer l’« idéologie totale » ou perspective sociale non seulement comme source d’erreur ou d’illusion, mais aussi comme source de lucidité et de connaissance véritable. Dans la mesure où elle ouvre l’accès à certains domaines de la réalité, la perspective éclaire avec acuité certains aspects de l’être social, elle joue un rôle positif dans le processus cognitif. En d’autres termes : le conditionnement social de la pensée ne signifie pas l’absence de connaissance mais sa « particularisation », sa partialité, ses limites de validité (Geltungseinschränkung).
Pour Aron, « il n’y a pas de théorie sociologique de la connaissance », puisque la sociologie ne peut rien nous dire sur la validité d’un concept : tout ce qu’elle peut apporter c’est, comme l’a fait Durkheim, une explication sociale des représentations collectives (indifférentes à la vérité). Se trouve ainsi balayée d’un geste toute la riche contribution de Mannheim sur le rôle des groupes sociaux — et en particulier des classes — dans le processus de connaissance de la société.
Il aurait fallu une réponse marxiste au livre d’Aron qui, tenant compte des apports de Mannheim, critique ses solutions du point de vue du matérialisme historique. L’auteur le plus qualifié pour une telle réponse en France était sans doute Lucien Goldmann, par sa connaissance de la sociologie allemande, et par son adhésion aux idées fondamentales d’Histoire et Conscience de Classe (1923) de Lukács, ouvrage qui a fourni à Mannheim les prémisses — mais non les conclusions — de son argumentation. Dans son petit livre de 1952, Sciences humaines et Philosophie, Goldmann reconnaît la filiation intellectuelle entre Lukács et Mannheim, mais c’est pour aussitôt conclure que tout ce que la sociologie de la connaissance contenait de valable « se trouvait déjà dans le livre de Lukács » dont Mannheim s’était inspiré. Examinant la thèse du privilège cognitif de la freischwebende Intelligenz, qu’il traduit par « intellectualité sans attaches », il la rejette comme simple plaidoyer pro domo de la caste académique :
« Concrètement cette position revenait à faire de la vérité le privilège d’un certain nombre de diplômés et de spécialistes de sociologie. [...] En fait, on ne voit pas pourquoi les intellectuels, dans la mesure où ils expriment dans leurs ouvrages non seulement la pensée des autres groupes mais aussi leur propre caractère social d’intellectuels, auraient, pour cela, une perspective moins partielle que celle de n’importe quel autre groupe professionnel, avocats, prêtres, cordonniers, etc. [2] »
Il est vrai que certains passages d’Idéologie et Utopie confortent cette interprétation, mais en réalité le concept d’« intelligentsia librement flottante » — traduction littérale et plus précise du terme forgé par Mannheim — est loin d’être univoque : tantôt il semble inclure l’ensemble de la catégorie sociale des intellectuels, tantôt il paraît avoir un sens beaucoup plus restrictif : « Je ne me réfère pas aux porteurs de diplômes (Bildungspatentes) mais aux rares esprits qui consciemment ou inconsciemment ont un autre but que le seul arrivisme vers le prochain degré de l’ordre social [3] ». Quoi qu’il en soit, le concept de freischwebende Intelligenz aurait mérité une discussion plus soutenue : il nous semble indéniable que l’intelligentsia est une couche relativement autonome par rapport aux classes sociales et que son comportement ne peut pas être mécaniquement expliqué en fonction de son origine sociale ; le phénomène du « libre flottement » dont parle Mannheim est réel et il explique pourquoi des penseurs issus d’une classe déterminée peuvent devenir les idéologues ou les utopistes d’une autre. Ce que Mannheim semble ignorer c’est que ce flottement est un état temporaire : l’intellectuel peut flotter d’une position sociale à une autre, mais ce mouvement, cette fluidité ne constituent pas, en eux-mêmes, une base sociale stable, un point de vue propre : la « force de gravité » des classes sociales finit par l’attirer, tôt ou tard, d’un côté ou de l’autre. Malheureusement on ne trouve pas chez Lucien Goldmann une critique marxiste d’ensemble des thèses de Mannheim, ni une discussion plus approfondie sur la question du rôle des intellectuels, ni même une analyse des divergences qui le séparent de son ami et maître de Budapest, György Lukács [4].
Quelques années plus tard paraissait enfin, aux éditions Marcel Rivière, une traduction d’Idéologie et Utopie (Paris, 1956, traduction de Pauline Rollet). Traduction problématique puisqu’elle a été faite, non pas à partir de l’original allemand, mais à partir de l’édition anglaise, largement remaniée par l’auteur lui-même afin d’adapter son ouvrage au style de pensée anglo-américain. Analysant les modifications introduites par Mannheim dans cette version anglaise, David Kettler, Volker Meja et Nico Stehr arrivent, dans un chapitre significativement intitulé « Deux cultures : problèmes de traduction » de leur excellent ouvrage sur Mannheim, à la conclusion suivante :
« L’effet de ce travail fut d’abord une transformation du vocabulaire théorique, le transportant de l’univers du discours philosophique allemand posthégélien de la Geisteswissenschaft vers le système de référence de la philosophie anglaise de l’esprit (philosophy of mind) postutilitariste, caractérisé par l’importance donnée à la distinction entre les jugements de fait et les jugements de valeurs, ou encore du pragmatisme américain. ».
Ainsi Geist (esprit) devient mind ou intellect, Bewusstsein (conscience) devient mental activity, et fausse conscience devient « connaissance erronée » ou « attitude éthique inadéquate [5] » ! La traduction française d’Idéologie et Utopie correspond donc à cette variante passablement édulcorée du livre et pas au texte original de 1929, bien supérieur du point de vue de sa cohérence philosophique et théorique. Joseph Gabel considère cette traduction défaillante comme l’une des principales raisons de l’insuccès du livre en France, mais il attribue à tort les changements apportés par Mannheim lui-même aux seuls traducteurs anglais Edward Shils et Louis Wirth [6].
Le fait est que cette publication n’a eu que très peu d’échos [7]. Il faudra attendre 1962 pour qu’un sociologue s’intéresse de près à Mannheim, en lui dédiant sa thèse complémentaire de doctorat ès lettres, sous le titre « Mannheim et le marxisme hongrois ». Il s’agit de Joseph Gabel, auteur atypique et intellectuel d’origine juive hongroise comme Mannheim lui-même. Il n’a pas pu ou voulu publier sa thèse et ce n’est qu’en 1969 qu’un résumé de sa recherche paraît, sous ce même titre, dans la revue L’Homme et la Société (n° 11, mars 1969). Ce texte, accompagné de deux autres portant sur « Conscience et connaissance dans l’œuvre de Mannheim » et « L’Intelligentsia sans attaches », sera repris dans le recueil Idéologies. Finalement, en 1987, c’est-à-dire un quart de siècle après sa thèse complémentaire, Gabel publie un ouvrage qui reprend le titre du texte de 1962, Mannheim et le marxisme hongrois (Paris, Méridiens Klincksieck). L’ouvrage est composé de deux parties comprenant : 1. une étude sur le marxisme hongrois, qui discute surtout les écrits d’Ervin Szabó, Paul Szende et Béla Fogarasi ; Lukács y est mentionné mais curieusement n’est pas l’objet d’une attention particulière ; 2. une présentation des différents aspects de l’œuvre de Karl Mannheim : Idéologie et fausse conscience, l’Intelligentsia sans attaches, la conscience utopique, la sociologie de la connaissance, le rapport au matérialisme historique.
Le travail de Gabel est véritablement pionnier : pendant longtemps il a été le seul sociologue en France à reconnaître l’importance de l’œuvre de Mannheim. Ses écrits ont le mérite de situer Mannheim par rapport à son contexte d’origine : la Hongrie. Selon Gabel, l’auteur d’Idéologie et Utopie fait partie d’un courant hungaro-marxiste — qui va de Lukács à Arthur Koestler, en passant par les trois auteurs mentionnés ci-dessus — porteur d’une orientation démystificatrice par rapport aux idéologies. Le concept de fausse conscience est au centre de cette orientation et il inspire la théorie critique de l’idéologie de Mannheim. Gabel montre aussi de façon convaincante que la freischwebende Intelligenz — qu’il traduit par « intelligentsia sans attaches » — ne désigne pas chez Mannheim une élite académique — comme les mandarins universitaires allemands — mais une couche d’intellectuels marginaux, dont les milieux cultivés de la gauche intellectuelle de Budapest lui auraient fourni le modèle. Ce groupe a constitué entre 1900 et 1939 un milieu remarquablement ouvert à toutes les influences extérieures, une couche intellectuelle cosmopolite dans une ville située au carrefour de plusieurs cultures et influences religieuses qui se neutralisaient réciproquement [8].
L’aspect le plus discutable des travaux de Gabel est son refus de prendre au sérieux la sociologie de la connaissance de Mannheim, sous prétexte que celle-ci ne s’occupe pas des sciences de la nature. Or, la position de Mannheim découle de la présupposition — commune aussi bien au marxisme qu’à l’historicisme — que le rôle des idéologies et des positions de classe est beaucoup plus déterminant pour les sciences de l’homme que pour les sciences naturelles. En outre, il lui reproche de confondre « faits de conscience » et « faits de connaissance », tout en reconnaissant que le domaine de la connaissance politique au sens large — c’est-à-dire celui qui intéresse Mannheim — est « le secteur de la connaissance le plus inextricablement mêlé de faits de conscience ». En fait, il est impossible, comme le veut Gabel, de séparer la sociologie de la connaissance de Mannheim de sa théorie de la fausse conscience et de son Ideologiekritik. Comme Raymond Aron, Gabel semble considérer Durkheim et son école comme la véritable sociologie de la connaissance : comparée aux redoutables titres de noblesse de cette école française, on ne peut que constater, affirme-t-il, « la médiocrité des écrits proprement gnoséo-sociologiques de Mannheim [9] ».
La publication du livre de Gabel est suivie de près par la parution en français de l’importante monographie, mentionnée plus haut, sur Karl Mannheim de David Kettler, Volker Meja et Nico Stehr. Quelque temps après, en 1990, est publiée la traduction de son essai classique sur Le problème des générations [10]. Bien que ces publications aient fait l’objet de quelques commentaires, la discussion de la pensée de Mannheim reste rare et confinée à un cercle restreint [11].
Dernier avatar de la réception de Mannheim en France : la publication tardive de l’ouvrage de Paul Ricoeur, L’idéologie et l’Utopie. Il s’agit en fait de la traduction des conférences prononcées en 1975 à l’Université de Chicago et réunies en volume sous le titre Lectures on Ideology and Utopia en 1986 [12]. Il aura donc fallu attendre la « découverte » récente et la discussion très large de l’œuvre de Ricoeur pour que sa contribution peut-être la plus directe dans le domaine de la théorie sociale et politique soit traduite. Que celle-ci soit en même temps une discussion systématique des thèses de Karl Mannheim sur l’idéologie et l’utopie illustre les étranges détours de la fortune des œuvres.
Si dans l’économie de l’ouvrage de Ricoeur la place qu’occupe Mannheim n’est pas quantitativement privilégiée, il est le seul penseur à apparaître dans les deux grandes et inégales sections qui le composent. La première, consacrée à l’idéologie, aborde les œuvres de Marx, Louis Althusser, Karl Mannheim, Max Weber, Jürgen Habermas et Clifford Geertz. Dans la seconde partie, Ricoeur discute, outre Mannheim, Saint-Simon et Charles Fourier. La double présence de Mannheim s’explique par le fait que, pour Ricoeur, il a été le seul penseur, au moins jusqu’à un passé récent, à tenter de penser ensemble la polarité entre l’idéologie et l’utopie. D’emblée d’ailleurs Ricoeur inscrit sa propre démarche dans le sillage de Mannheim en proposant « de réunir dans un même cadre conceptuel ces deux notions, qu’on traite d’ordinaire séparément » (p. 17). Allant rapidement au-delà de ce qui à l’évidence sépare l’idéologie et l’utopie, Ricoeur s’interroge sur leurs fonctions en établissant des rapports entre elles à ce niveau d’analyse. Le point de départ de cette « corrélation fonctionnelle » est le postulat de base de Mannheim de la commune non-congruence de l’idéologie et de l’utopie avec la réalité. Postulat que Ricoeur intègre dans sa propre perspective théorique de l’imagination sociale ou imagination culturelle (il emploie les deux termes indifféremment) et qui lui permet de formuler son hypothèse de travail, à savoir que « la polarité de l’idéologie et de l’utopie est en rapport avec les différentes figures de non-congruence caractéristiques de l’imagination sociale » (p. 19).
Dans son ouvrage, Ricoeur procède dans son analyse en allant du niveau le plus superficiel (au sens du plus apparent) de l’idéologie vers ce qui est le plus profond, le plus enfoui [13]. Il commence donc par un examen de l’idéologie comme distorsion, telle qu’elle se présente d’abord dans les textes de Marx et plus particulièrement du jeune Marx. Ce premier concept d’idéologie établit une opposition entre l’idéologie et la praxis, entre l’idéologie et la réalité. Ce n’est que dans un deuxième temps, une fois le marxisme constitué comme système, que cette opposition sera doublée d’une autre, celle de l’idéologie et de la science. Pour Ricoeur, Mannheim dans sa tentative d’élargir le concept marxiste d’idéologie aboutit à un paradoxe, l’idéologie faisant partie de son propre référent, et le concept d’idéologie devenant « autocontradictoire ». Il tente alors de résoudre le paradoxe en se plaçant sur le terrain de la sociologie de la connaissance. Il est impossible dans le cadre de cette brève note de retracer la discussion serrée à laquelle Ricoeur soumet l’élaboration de Mannheim. Notons cependant que, pointant la difficulté d’établir une conception non-évaluative de l’idéologie tout en maintenant le postulat de la non-congruence avec la réalité, Mannheim d’un côté relance la contradiction à chaque pas, de l’autre transfère finalement le paradoxe dans le champ de la sociologie de la connaissance elle-même. Ricoeur conclut donc à un échec de Mannheim dans son effort pour dépasser le paradoxe sur le terrain de la sociologie de la connaissance. Ce qui veut également dire qu’il considère lui aussi que Mannheim échoue dans sa tentative de définir un relationnisme qui ne serait pas un relativisme et partant échoue dans sa tentative d’établir un concept de vérité historique. Mentionnons également, que le problème de Mannheim de sortir du cercle « réflexion-idéologie » sera équivalent, selon Ricoeur, à celui que rencontre Habermas dans son analyse de l’autoréflexion, « car la critique de l’idéologie présuppose toujours un acte réflexif qui n’appartient pas au processus idéologique » (p. 230).
Ricoeur propose de quitter le terrain de l’opposition « idéologie-science » et de se placer sur celui de la corrélation « utopie-idéologie ». Ce faisant, il rejoint à nouveau Mannheim et discute, de façon détaillée, les étapes de son approche de l’utopie. De même que pour l’idéologie, il considère que la construction de Mannheim pose problème. En même temps, outre le fait que l’intuition mannheimienne de ce qui est profondément commun à l’idéologie et à l’utopie lui a ouvert la voie pour sa propre élaboration qui, en schématisant, consiste à distinguer trois niveaux du fonctionnement de l’idéologie, celui de la distorsion, celui de la légitimation (du pouvoir, de la domination) et celui (positif) d’intégration sociale et d’établir des fonctions correspondantes de l’idéologie, Ricoeur partage avec Mannheim une conclusion que nous pourrions formuler ainsi : la nécessité de la fonction utopique pour la société, afin que n’advienne pas une « facticité statique [Sachlichkeit] à l’intérieur de laquelle l’homme lui-même devient une chose [14] » ; ou encore, selon la formulation de Ricoeur, pour empêcher « l’horizon d’attente de fusionner avec le champ d’expérience [15] ».
En conclusion de ces notes rapides et forcement lacunaires, nous constatons : 1. Que dans un premier temps les critiques de Mannheim en France lui reprochent d’être soit trop marxiste, soit pas assez. 2. Que si Joseph Gabel et Paul Ricoeur, tous deux surtout intéressés par Mannheim comme théoricien de l’idéologie, représentent une nouvelle étape de la réception de Mannheim, dans la mesure où ce dilemme (marxiste ou pas) ne se pose pas pour eux (encore que pour des raisons différentes), ils récusent, eux aussi, la contribution de Mannheim dans le domaine de la sociologie de la connaissance, contribution pourtant centrale de son œuvre. 3. Que la discussion autour de Mannheim se fait dans le contexte plus large de la discussion de la sociologie allemande, c’est-à-dire qu’il s’agit surtout du Mannheim de l’époque de la République de Weimar. L’intérêt pour et la connaissance de la tradition de pensée allemande est en effet le dénominateur commun des penseurs cités ici. Peut-être qu’à la faveur du renouveau d’intérêt pour la pensée allemande dans le domaine des sciences sociales et de « l’ouverture de l’espace éditorial français à une génération frappée d’ostracisme [16] », d’autres textes de Mannheim pourront être traduits, ce qui constitue une étape nécessaire pour une réception plus large et plus féconde de sa pensée en même temps que la condition d’une critique circonstanciée.