On ne se prostitue pas par plaisir

, par MATHIEU Lilian

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Le débat sur la prostitution transcende les clivages politiques. Certains militent pour la prohibition ; d’autres pour la sanction des prostitué(e)s et/ou des clients ; d’autres encore considèrent les prostitués comme des « travailleurs sexuels » à qui il faut reconnaître des droits ; d’autres, enfin, ne souhaitent que pénaliser les abus de ces activités - proxénétisme, réseaux mafieux, etc. Au-delà de ces approches juridiques, on sous-estime souvent la dimension sociale du phénomène.

Un des progrès majeurs du féminisme aura été de faire perdre à la prostitution beaucoup de ce qui, autrefois, la faisait aller de soi. Désormais, du côté de la « demande », recourir aux services de prostituées n’est plus une activité anodine, une composante ordinaire et banale de la sexualité masculine, mais une véritable déviance. Au point qu’un pays comme la Suède l’a rendue susceptible de poursuites judiciaires, en 1999. Du côté de l’« offre », c’est-à-dire des personnes qui exercent la prostitution, le regard a également évolué : la condamnation morale qui affectait les « femmes de mauvaise vie » s’est effacée au profit d’une vision davantage empreinte de commisération. Non plus coupables d’inciter à la débauche et de diffuser les « maladies vénériennes » au sein de la population, les prostituées sont avant tout perçues comme des victimes (de difficultés socio-économiques, de carences psychologiques ou encore de la violence de souteneurs).

Cette évolution, positive, n’en reste pas moins fragile et partielle. Fragile parce que des retours en arrière demeurent toujours possibles, comme le montre la décision récente du ministre français de l’intérieur, M. Nicolas Sarkozy, de ressusciter le délit de racolage passif, disparu du code pénal en 1993 [1]. Une logique de répression revient à l’ordre du jour, en contradiction avec l’approche d’assistance adoptée par la France depuis 1960 ; ses conséquences néfastes pour les prostituées (accroissement de leur clandestinité, de leur précarité, de leur insécurité, de leur exposition au VIH et de leur dépendance à l’égard des proxénètes) ne font, dès à présent, aucun doute.

L’évolution de l’image de la prostitution demeure également partielle, car la plupart des abolitionnistes [2] oublient le plus souvent un de ses aspects pourtant essentiels, sa dimension sociale. Cet oubli conduit non seulement à une représentation tronquée du monde de la prostitution, mais surtout condamne à des prises de position en décalage avec les attentes, les préoccupations et les besoins réels des prostituées.

Économie informelle

Les liens entre prostitution et précarité sociale ne sont pas seulement oubliés, ils sont carrément déniés. Ainsi peut-on lire sous la plume d’une auteure abolitionniste que « les prostituées appartiennent à toutes les couches sociales » et que « la prostitution n’est plus l’apanage des seules catégories économiquement défavorisées [3] ». Une affirmation que démentent pourtant toutes les études tant soit peu attentives aux origines et aux trajectoires sociales des prostitués. Ainsi, celle qu’a conduite François-Rodolphe Ingold auprès d’un échantillon de 241 femmes et hommes prostitués parisiens montre une nette surreprésentation (41%) des personnes issues « de milieux sociaux modestes ou très modestes, parfois marginaux [4] ».

De son côté, l’enquête norvégienne de Cecilie Høigård et Liv Finstad conclut que « ce sont les femmes de la classe ouvrière et du Lumpenproletariat qui sont recrutées pour la prostitution [5] ». Le niveau scolaire des prostituées est également très limité, comme le montre François-Rodolphe Ingold : « Si la formation professionnelle a eu lieu (dans 52% des cas), elle a été le plus souvent élémentaire (apprentissage, CAP), ne se traduisant que rarement par un diplôme [6]. »

De même, les conditions d’existence des prostitués sont des plus précaires. Une étude conduite en 1995 auprès de 355 femmes et hommes prostitués exerçant dans différentes villes françaises montre que 61% sont dépourvus de couverture sociale ; un sur deux seulement dispose d’un logement stable, tandis que 41% vivent à l’hôtel (2% étant sans domicile fixe) [7]. L’étude souligne également la fréquence des agressions : un tiers des personnes interrogées signalent avoir été agressées au moins une fois entre les mois de janvier et de mai 1995.

Ces données invitent à appréhender la prostitution non seulement comme une des expressions les plus brutales de la domination masculine, mais également comme une des manifestations les plus extrêmes des rapports économiques et sociaux. C’est en regard de la fermeture du marché du travail aux fractions de la population (spécialement féminines) les plus démunies économiquement et culturellement que la prostitution prend son sens.

Vendre son corps, ou plus exactement le louer pour un usage sexuel, constitue un des derniers recours possibles lorsque les moyens légitimes d’acquisition économique (principalement par le travail ou par des prestations d’aide sociale) sont inaccessibles. La prostitution relève de l’économie informelle au même titre que des activités (dont elle n’est pas exclusive) telles que le vol, la revente de drogue, la mendicité ou encore - dans des pays comme les Etats-Unis, où elle est rétribuée - la vente de son sang. En ce sens, et contrairement à ce qu’avancent certaines organisations de prostituées, ou certaines féministes promotrices de la « liberté de se prostituer », l’engagement dans la sexualité vénale n’est jamais un acte volontaire et délibéré. Produit de l’absence de moyens alternatifs d’existence, il résulte toujours d’une contrainte ou, au mieux, d’une adaptation résignée à une situation marquée par la détresse, le manque ou la violence.

Cette dimension de contrainte se fait plus directement sentir au sein des couches les plus précaires et les plus dominées : jeunes en errance à qui le RMI est interdit tant qu’ils n’ont pas 25 ans, toxicomanes qui doivent réunir dans l’urgence du manque les sommes nécessaires à l’achat du produit dont ils et elles dépendent, mères de famille isolées ou étrangères en situation irrégulière pour lesquelles les prestations d’aide sociale sont insuffisantes ou inaccessibles... Les uns et les autres ne voient souvent d’autre recours pour survivre (et éventuellement faire survivre leurs enfants) que d’accepter les sollicitations d’hommes proposant de payer un rapport sexuel.

Mais la contrainte, on le sait, n’est pas qu’économique ; elle peut aussi être celle, mêlant à des degrés divers chantage affectif et violence physique, qu’emploient les proxénètes. L’apparition récente de réseaux étrangers de proxénétisme mafieux aux méthodes particulièrement violentes ne doit pas pour autant conduire à opposer les deux logiques. Non seulement le proxénétisme, comme l’ensemble des activités relevant du banditisme, fournit une occasion d’enrichissement rapide pour hommes des classes populaires dépourvus d’avenir dans l’économie légale, mais la prostitution remplit un rôle similaire pour les femmes qui leur sont soumises. Que celles-ci aient été abusées par de fausses promesses d’emploi ou qu’elles aient été conscientes de quitter leur pays pour se prostituer (tout en sous-estimant la violence et l’exploitation auxquelles elles allaient être soumises) ne change rien au fait qu’est recherché, dans chaque cas, un avenir meilleur dans un autre lieu que le pays d’origine à l’économie souvent dévastée et au système de protection sociale en ruine.

Cependant, toutes les personnes prostituées ne sont pas soumises à des contraintes aussi directes et brutales. La frustration sociale constitue une autre importante logique d’entrée et, surtout, de maintien sur le « marché du sexe ». La prostitution représente en effet une des rares voies d’accès à un niveau de vie auquel une origine sociale modeste et un faible niveau de compétence professionnelle ne permettent pas d’arriver. Ayant, toujours dans la douleur, franchi le pas et accepté d’endosser l’indignité et le stigmate, certaines personnes prostituées n’envisagent pas de quitter le trottoir, car elles savent pertinemment que le monde du travail leur est fermé, et que même l’accès à un emploi « normal » ne leur permettrait pas de maintenir le même niveau de revenus.

C’est parmi ces prostituées en situation relativement favorisée que se font entendre le plus fortement les revendications de reconnaissance de leur activité comme un « métier à part entière », une reconnaissance qui, selon elles, passe prioritairement par l’accès à la Sécurité sociale et aux allocations retraite dont elles sont, en tant que telles, exclues. Ces exigences sont souvent suspectées de répondre à une logique de rejet des prostituées les plus précaires, accusées, par celles qui se considèrent comme de « vraies professionnelles », de casser les prix, d’accepter les passes non protégées demandées par de nombreux clients, et donc de mener une concurrence déloyale. Elles n’en témoignent pas moins de l’extrême précarité de l’ensemble des prostitués. Leur activité leur permet soit de survivre au jour le jour, soit de s’intégrer au moins économiquement à la vie sociale (dans le meilleur des cas), mais toutes se trouvent dépourvues de protection devant des aléas de l’existence (maladie, agression, accident...) auxquels ils et elles sont tout particulièrement exposés.

« Pas dans ma cour ! »

En ce sens, la prostitution relève pleinement de cette logique de la désaffiliation sociale si bien décrite par Robert Castel (lire également page 3) : « située à l’écart du monde du travail et de ses protections, elle représente une zone de vulnérabilité, tendue entre intégration et exclusion, au sein de laquelle les individus sont réduits à des activités dégradantes, risquées et souvent clandestines pour ne pas totalement sombrer dans l’inexistence sociale ».

Dans ces conditions, on comprend que l’option du cantonnement de la prostitution dans des lieux (maisons closes) ou des zones urbaines spécifiques soit dépourvue de pertinence. Parfois réclamée par des associations de riverains victimes des « nuisances » causées par les prostituées, cette option relève en fait de la pure logique NIMBY (Not in my backyard ! - « Pas dans ma cour ! »). Tout comme la répression du racolage, elle a pour seul objectif de chasser la prostitution de l’espace public pour la reléguer dans des lieux clandestins ou des zones isolées, où les prostitués seront encore plus vulnérables.

Faute d’intégrer cette dimension sociale, et d’exiger une véritable politique sociale en faveur des prostituées [8], les partisans d’une disparition de la prostitution ne peuvent rendre intelligibles les logiques qui conduisent et maintiennent tant de femmes et d’hommes sur le trottoir. En témoigne leur double vision des prostituées - dépendantes de souteneurs dont elles ne feraient que relayer et défendre les intérêts, ou inadaptées nécessairement victimes de traumatismes psychologiques.

Cela disqualifie a priori toute prétention des prostitués à la prise de parole publique et à l’expression de revendications. Du coup, certains abolitionnistes se condamnent à des prises de position inacceptables pour les prostituées, qui voient en eux des adversaires aux motivations puritaines, et se privent de l’appui que représenterait leur soutien au combat, aussi légitime que nécessaire, contre la politique de criminalisation de la pauvreté engagée par le gouvernement.

P.-S.

Article paru dans Le Monde Diplomatique, février 2003.

Notes

[1Est défini comme « racolage passif » le fait « par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération », désormais passible d’une amende de 3 750 euros et d’une peine de prison de deux mois (six dans le projet initial).

[2On désigne ainsi les organisations favorables à une abolition de la prostitution, dont les principales sont en France le Mouvement du Nid, la Fondation Scelles et le Mouvement pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie.

[3Claudine Legardinier, La Prostitution, Milan, Toulouse, 1996, p. 16.

[4François-Rodolphe Ingold, Le Travail sexuel, la consommation des drogues et le HIV, IREP, Paris, 1993, p. 54.

[5Cecilie Høigård, Liv Finstad, Backstreets. Prostitution, Money and Love, Polity Press, Cambridge, 1992, p. 15.

[6Op. cit., p. 54.

[7Anne Serre et al., « Conditions de vie des personnes prostituées : conséquences sur la prévention de l’infection à VIH », Revue d’épidémiologie et de santé publique, Masson, Paris, 1996, vol. 44.

[8Des pistes pour une telle politique ont été esquissées dans l’article « La prostitution, zone de vulnérabilité sociale », Nouvelles questions féministes, Paris, vol. 21, n°2, 2002.

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