Peut-on lutter tout à la fois contre l’islamophobie et contre l’islamisme ?

, par BATOU Jean

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L’islamophobie est une nouvelle forme de racisme qui considère les musulmans, voire les femmes et les hommes de culture musulmane, indépendamment de leurs croyances et de leurs pratiques, comme porteurs de tares particulières : goût pour la violence, machisme, intolérance, irrationalité, soumission aveugle, etc. Elle présente certaines analogies avec l’antisémitisme et préconise notamment le refus de l’immigration musulmane (cf. Donald Trump). De nombreux groupes d’extrême droite s’en revendiquent explicitement. Tout cela n’empêche pas Denis Collin, professeur de philosophie dans un lycée d’Évreux et président de l’Université populaire de cette ville, de faire de la lutte contre l’islamophobie un cache-sexe du fondamentalisme musulman. Un internaute m’ayant demandé de critiquer son article intitulé « La prétendue islamophobie et la fonction politique des organisations islamiques », paru sur le site La Sociale, voici quelques réflexions.

Tout d’abord, pourquoi Collin pense-t-il que la lutte contre l’islamophobie puisse amener la gauche internationaliste à renoncer à combattre l’islam salafiste et ses mentors sur les plans idéologique et politique ? En effet, l’islam sunnite n’a ni église ni clergé. Or, depuis la suppression du califat ottoman en 1924, le monopole du pèlerinage aidant, la dynastie des Saoud s’est posée abusivement en gardienne de l’orthodoxie musulmane, exportant ainsi les conceptions étriquées de la secte wahhabite, pour qui les musulmans doivent revenir à l’islam des origines, dont elle présente d’ailleurs une image caricaturale. Après la Seconde Guerre mondiale, le monopole de la rente pétrolière lui a aussi permis de financer de nombreuses mosquées, centres islamiques, écoles coraniques, médias, etc. à l’échelle mondiale, avec le soutien des puissances occidentales qui voyaient en elle un rempart contre le « socialisme arabe ».

Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Denis Collin, l’islamophobie n’est pas combattue par « les Etats islamistes les plus réactionnaires », puisqu’elle ne fait que confirmer l’impossibilité pour les musulmans de vivre « parmi les infidèles » et facilite le « gouvernement des corps et des esprits » par les salafistes. Pour cette raison, il est tout à fait légitime que la lutte contre l’islamophobie soit soutenue par la gauche laïque, anticolonialiste, antiraciste et féministe. En effet, elle est la condition d’un combat efficace contre le contrôle des populations issues de l’immigration postcoloniale par l’islam religieux sectaire ou par l’islam politique réactionnaire.

Denis Collin a cependant raison de souligner que les musulmans ne sont pas assimilables aux organisations islamiques. Encore faut-il qu’une hostilité montante à leur égard ne les pousse pas dans les bras de celles-ci. Sur ce point, il est surprenant de lire sous sa plume, qu’en France, catholiques, protestants, orthodoxes, juifs, musulmans, agnostiques ou athées sont égaux devant la loi. Comme s’il n’existait pas d’autres sources de discriminations à l’égard de secteurs particulièrement défavorisés des classes populaires, stigmatisés de surcroît par leur statut postcolonial. Non, un musulman n’est pas quelqu’un « qui croit en totalité ou en partie ce que dit le Coran et en tire éventuellement quelques préceptes concernant sa propre vie ». C’est avant tout un travailleur mal payé, précaire, souvent chômeur, vivant dans des quartiers dégradés, victime au quotidien du racisme… C’est pourquoi, devant la faiblesse d’une gauche internationaliste, capable d’organiser la résistance de ceux d’en bas, cet « islam populaire, bon enfant et qui ne pose aucun problème à quiconque » cède de plus en plus la place au ressentiment.

Denis Collin distingue « l’islam bon enfant » de la « la religion islamique », qu’il assimile à ses composantes religieuses ou politiques organisées. Si sa terminologie est inadéquate, il comprend bien que l’islam sectaire (wahhabite, salafiste) et ses expressions politiques (Frères musulmans, etc.) ont effectivement mis la main sur « l’islam organisé ». Sur ce point, nous sommes en gros d’accord. Pourtant, ces courants ne sont pas nés « en réaction aux tendances démocratiques et modernisatrices [de] l’empire ottoman au cours du 19e siècle », mais en réponse à la barbarie moderne de la Première Guerre mondiale. Comme son homologue européenne, la petite bourgeoisie musulmane a rejeté le discours révolutionnaire de l’Octobre russe, qui touchait de plein fouet l’islam, pour se tourner vers de nouvelles « utopies réactionnaires » que soutiendront effectivement les Britanniques et les Français (!!!) avant les Américains.

Collin ne fait pas dans la dentelle quand il évoque « l’accord historique entre Roosevelt et la dynastie Saoud signé sur le croiseur Quincy en 1945, [qui] va sceller l’alliance historique de l’impérialisme US et de l’islam fondamentaliste ». Les historiens auront raison de tousser… Mais il a raison sur l’essentiel : depuis les années 50, les Etats-Unis ont encouragé le wahhabisme, les Frères Musulmans et les ayatollahs conservateurs pour lutter contre les régimes progressistes de Mossadegh en Iran, de Nasser en Egypte, du Baath en Syrie et en Irak, etc. A ceci près que ces régimes n’avaient rien de laïc, contrairement à ce qu’il affirme… Il a raison aussi lorsqu’il évoque le soutien bien connu de la CIA aux Talibans, par le biais des services secrets pakistanais. Sans aucun doute, l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire sont partie intégrante du jeu des impérialismes à l’échelle mondiale. On pourrait ajouter que l’islam politique chiite table aujourd’hui habilement sur les rivalités inter-impérialistes en jouant la carte russe en Syrie et la carte US en Irak.

D’accord avec Collin que l’islam politique est différencié, même si ses multiples courants partagent « une lecture plus ou moins littérale du Coran et qu’ils font de la soumission des femmes une question centrale de leur propagande ». D’accord que ce sont « des forces politiques bourgeoises ». Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, leur hostilité « à la démocratie et à ses conséquences en matière de libertés individuelles » n’est pas une spécificité du monde musulman, mais une tendance générale du capitalisme dans le Sud Global. Présentent-elles « certains des caractères des organisations totalitaires » ? Oui, sans aucun doute, en encadrant les populations « par une propagande qui dispose de moyens importants » et en développant « un véritable gouvernement des corps et des esprits ». On en a vu cependant les limites en Egypte ou en Tunisie, où les deux expériences de pouvoir des Frères Musulmans et d’Ennahdha n’ont pas débouché sur l’installation de régimes totalitaires, mais sur d’imposantes mobilisations populaires qui ont précipité leur discrédit.

En opposant le « capitalisme démocratique » occidental au « totalitarisme islamique », Collin ne voit pas que l’un domine les pays impérialistes, avec une tendance accrue à l’autoritarisme, tandis que l’autre contrôle quelques Etats du Sud, avec des difficultés croissantes, même en Arabie Saoudite… D’ailleurs, les Saoud ont préféré l’armée égyptienne « laïque » au gouvernement des Frères Musulmans pour faire face au peuple égyptien en colère.

En Europe, Collin se trompe de cible lorsqu’il parle d’un « islamisme conquérant », alors que partout la droite et l’extrême droite raciste et islamophobe progressent, lorsque la gauche ne présente pas une alternative antilibérale – pour ne pas dire anticapitaliste – forte. En même temps, il a raison de pointer le risque d’une conquête de la jeunesse précarisée d’origine musulmane par les réseaux salafistes, financés par l’argent du pétrole. Mais il se trompe sur la façon de la contrer. La lutte contre l’islam sectaire et contre l’islam politique réactionnaire ne passe pas par la multiplication des interdits au nom d’une laïcité mal comprise, mais par l’intégration des précaires, en particulier des jeunes, dans les luttes sociales, et par le refus de toute forme de racisme.

Pour Collin, « on doit, comme on le fait déjà aujourd’hui, continuer de garantir la liberté religieuse des musulmans comme celle de toutes les croyances. La foi est affaire de conscience et la liberté de conscience est un principe fondamental ». Très bien ! « Mais, ajoute-t-il, cette liberté de conscience n’autorise pas les croyants à régenter l’espace public en fonction de leurs croyances – dans les piscines comme dans les autres lieux publics, la mixité est la règle. De même, les enfants, quelles que soient leur religion, doivent être instruits des mêmes programmes fixés par les autorités politiques ». Encore une fois, d’accord.
Cependant, quand il aborde la question du « voile », Collin commence à tout mélanger : d’abord il affirme que « les lieux institutionnels exigent souvent certaines règles de tenue » et que « dans de nombreux métiers, il existe une tenue réglementaire de travail ». Des arguments assez faibles, lorsqu’on comprend où il veut en venir. Il en déduit en effet, « qu’à l’école on se découvre devant le professeur », que « les fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions ne doivent pas afficher leurs croyances religieuses (ou politiques d’ailleurs) », et que donc, « on ne voit pas pourquoi les islamistes seraient fondés à exiger que les femmes musulmanes puissent être soustraites à ces lois communes ». Mais il ne nous dit pas en quoi le fait de porter un foulard sur les cheveux empêcherait une enseignante de donner un cours sur l’évolution, ou à une élève de suivre le programme de l’école publique.

« Il est grand temps de donner un coup d’arrêt à l’islamisme », nous assène-t-il en conclusion. On aurait pu croire que c’était parce que l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire sont des forces rétrogrades. Mais non. C’est parce que ces organisations « heurtent de plein fouet les traditions nationales populaires (sic.), agissant comme de puissants dissolvants des solidarités traditionnelles, et fournissent les instruments de division dont le patronat a besoin ». Pour ceux qui pouvaient croire naïvement, dans la tradition de Marx, que c’était le capitalisme lui-même qui agissait comme puissant dissolvant des solidarités traditionnelles et fournissait les instruments de division dont le patronat a besoin, voilà un autre ennemi, sans doute beaucoup moins impressionnant !

Mais ce serait oublier que le problème numéro 1, à en croire Laurent Bouvet, un politologue proche du PS français pour qui la vocation identitaire de la gauche est gage de sa réussite, c’est l’« insécurité culturelle ». Après avoir cité cette « autorité », Colin part en vrille, dénonçant « les fractions de la gauche radicale qui soutiennent l’islamisme » (sic.) et qui « font ainsi, consciemment ou non, le jeu du Front National » (resic.). On flirte ici avec les procès de Moscou… Ces développements aussi légers que polémiques ne méritent évidemment pas de réponse.