Chers Amis,
Chers Camarades,
Je ne peux être des vôtres pour ces deux journées. Malheureusement, car les thèmes que vous avez choisis pour ces débats sont au cœur de la réflexion qu’une gauche digne de ce nom se devrait d’entreprendre pour reconstruire une perspective porteuse d’espoir dans ce pays.
À propos de la première question soulevée par votre réflexion, la relation de la droite et de la gauche aux attentes populaires, je partirai d’un constat : ici, comme sur l’ensemble du continent, nous nous trouvons confrontés à une double rupture.
D’un côté, les droites tendent à se réunifier autour d’un projet à la cohérence redoutable, celui d’une révolution néoconservatrice, dont les principes ont déjà été expérimentés outre-Atlantique depuis longtemps et qui répond aux exigences d’un capitalisme entré dans un nouvel âge de son développement. Avec retard sur la plupart des autres pays européens, c’est à un pareil défi que nous sommes présentement confrontés, en France, depuis la victoire de Nicolas Sarkozy.
De l’autre côté, on assiste à la mutation irréversible des social-démocraties européennes en un « centre gauche » à la Blair, à la Schröder ou à la Veltroni. Elle voit partout cette famille politique rompre avec la tradition du mouvement ouvrier, avec ce qui pouvait la lier encore à divers secteurs du mouvement social. En France, cette tendance lourde affecte désormais le Parti socialiste. La majorité de ce dernier ne prétend pas seulement poursuivre dans la voie de l’adaptation au libéralisme qui a conduit à tant de désastres depuis 1981 ; dans le contexte d’un bipartisme qui s’installe, elle renonce explicitement à la transformation sociale et tend à faire des alliances à droite son nouveau cadre de réflexion stratégique.
Dans ces conditions, en France et en Europe, la gauche est tout simplement menacée de ne plus être la gauche ! Dit autrement, de ne plus incarner, pour les classes populaires, un espoir face aux angoisses que génère un capitalisme plus prédateur que jamais. Or, la gauche est perdante, électoralement, politiquement et idéologiquement, lorsqu’elle se détourne des attentes du plus grand nombre. Pire, reproduisant un processus que l’on a vu se développer depuis les années 1970 aux États-Unis, elle laisse la droite néoconservarice — voire des droites extrêmes ou fascisantes — capter à leur profit la crainte de l’exclusion et de la précarité sociales dans diverses catégories populaires.
Cela dit, la partie n’est nullement jouée. Les résistances sociales ont conduit, ici, Sarkozy au plus bas niveau de légitimité dont un président de la République ait bénéficié après six mois seulement de mandat, comme à la cinglante défaite de l’UMP aux dernières municipales et cantonales.
Ces phénomènes entrent en résonance avec la multiplication des luttes pour les salaires ou l’emploi en Europe, avec la persistance des mobilisations altermondialistes et pour la paix, ou encore avec le « non » populaire irlandais au traité libéral que les gouvernements européens viennent d’imposer à leurs citoyens au mépris de leur souveraineté.
Pour que les innombrables refus de l’ordre dominant soient en mesure de converger et de changer durablement le rapport des forces en leur faveur, encore faut-il qu’ils puissent disposer de perspectives politiques crédibles et mobilisatrices. Une comparaison vaut, à cet égard, d’être faite. Si, en Allemagne, le mouvement social connaît actuellement un regain de vigueur face aux orientations mises en œuvre par le gouvernement de grande coalition CDU/SPD, c’est en large partie grâce à l’existence et à la montée en puissance d’une gauche de gauche pour l’essentiel regroupée dans Die Linke. À l’inverse, si en France, confrontées à un projet de régression civilisationnelle, les puissantes mobilisations des derniers mois se sont achevées sur des échecs, la responsabilité en incombe principalement à l’absence de tout répondant sur le champ politique, la majorité de direction du Parti socialiste ne s’opposant plus réellement aux entreprises du sarkozysme et la gauche de transformation restant impuissante du fait de son morcellement.
Cela me conduit aux deux autres questions posées pour cette rencontre : qu’attendre de la gauche européenne et sur quels projets agir ?
Deux logiques, incompatibles, traversent plus que jamais les gauches européennes : celle qui prétend poursuivre dans la voie fatale du renoncement, et celle qui ne se dérobe pas à la confrontation avec le libéralisme et le capitalisme. Est donc à l’ordre du jour la refondation d’une gauche de gauche, d’une gauche de combat, d’une gauche d’opposition et d’alternative. Une gauche qui affiche l’ambition de porter majoritairement un projet de transformation radicale de la société. Qui refuse tout à la fois la subordination au social-libéralisme ayant caractérisé en France les expériences passées d’Union de la gauche, autant que les postures de témoignage. Qui s’emploie à battre les logiques d’accompagnement de l’ordre libéral et à conquérir une majorité à gauche sur une orientation de rupture, s’appuyant à cette fin sur l’initiative populaire. Qui ne sacrifie pas son projet à la participation à des coalitions gouvernementales sous domination de formations ayant abdiqué devant la domination des marchés et de la finance, mais qui pose en des termes nouveaux les données du problème : ou l’on gouverne aux conditions du libéralisme et du capitalisme ; ou l’on gouverne à gauche, en s’appuyant sur les aspirations d’un salariat sociologiquement majoritaire et en rompant avec les dogmes libéraux. Qui, en d’autres termes, affirme qu’elle soutiendrait un gouvernement s’engageant dans la voie d’un semblable changement, mais qu’elle s’opposerait à un gouvernement, autant qu’à une majorité parlementaire, qui tourneraient le dos aux attentes des travailleurs et de la jeunesse.
Une telle gauche d’alternative ne peut voir le jour sans que se rassemblent toutes les énergies antilibérales et anticapitalistes. Sans que s’opère une nouvelle synthèse, sur la base du meilleur des traditions ayant structuré la gauche et le mouvement ouvrier. Car aucune force ne peut, à elle seule, prétendre aujourd’hui incarner une réelle alternative à la droite néoconservatrice et au social-libéralisme.
Cela vaut tout particulièrement pour la France, des expériences de reconstruction unitaire ayant déjà vu le jour dans divers pays européens, en Allemagne, en Grèce, au Portugal, pour ne mentionner que ces exemples... Les forces y existent pourtant bien pour bouleverser la donne à gauche. Elles se sont retrouvées côte à côte dans la bataille du « non » de gauche en 2005, dans la tentative de présenter des candidatures unitaires pour le rendez-vous électoral de 2007, et tout dernièrement dans la bataille pour repousser le traité européen dit de Lisbonne. Elles se trouvent à l’extrême gauche, et en particulier à la LCR autant que parmi les militantes et militants qui s’associent à sa démarche de « nouveau parti anticapitaliste ». Elles sont au Parti communiste et inspirent la discussion qui s’y mène sur l’avenir. On les retrouve dans les courants de gauche du Parti socialiste, lesquels doivent à présent bien prendre acte qu’il est illusoire de prétendre redresser à gauche leur formation, ou encore parmi ceux des Verts qui entendent préserver les acquis d’une écologie ancrée à gauche et liée au combat social. Elles sont constituées de ces nombreux acteurs du mouvement syndical ou associatif qui perçoivent l’impératif d’un prolongement politique à leurs engagements de terrain. Elles vivent tout autant dans la jeunesse, parmi les habitants des quartiers populaires, chez celles et ceux qui se battent pour que la société française prenne en compte toutes les histoires et toutes les mémoires.
Agissant en synergie, ces réalités pour l’heure éparses pourraient demain devenir une force authentique. Leur convergence serait sans doute aisée sur les choix fondamentaux qui se posent à gauche : l’urgence d’une politique donnant la priorité à la satisfaction des besoins du plus grand nombre, au lieu de répondre toujours davantage à la soif de profit d’une infime minorité d’actionnaires ; la nécessité, pour assumer un tel choix, d’opérer une redistribution radicale des richesses ; le besoin impératif, dans ce cadre, de promouvoir un nouveau modèle de développement, non productiviste et donc respectueux des équilibres écologiques ; le caractère primordial de la démocratie, c’est-à-dire de la restitution au peuple de sa souveraineté dans tous les domaines, pour faire pièce au fonctionnement opaque et oligarchique d’un système de plus en plus régi par les marchés, les conseils d’administration et les institutions financières internationales ; l’indispensable inscription de toute action au plan national dans une perspective résolument européenne et internationaliste...
À terme, c’est pour moi et mes camarades une évidence, il faudra que voit le jour un nouveau parti, large et pluraliste, défendant de manière unifiée un programme de transformation pour les luttes autant que pour les élections, tout en respectant les identités de toutes ses composantes. Toutefois, dans le souci de respecter les rythmes de chacun, de tester accords et questions restant à débattre tout en favorisant l’action commune, un fonctionnement en front permanent serait une première étape prometteuse. C’est la démarche que vient de proposer l’appel de Politis, « L’alternative à gauche, organisons-la », actuellement rejoint par plus de 10 000 signataires issus de toutes les sensibilités de la gauche et du mouvement social. Cette problématique de front pourrait notamment se concrétiser dans l’intervention commune, aux côtés du mouvement social, en défense d’une autre politique, de rupture avec la vulgate libérale. Et aussi, naturellement, dans le prolongement de la campagne référendaire de 2005, à travers la présentation, aux élections européennes de l’an prochain, de listes rassemblant l’ensemble des forces agissant en faveur d’une autre construction européenne, au service des travailleurs et des peuples et non comme à présent des lobbies financiers et marchands.
Ce serait-là un premier coup d’arrêt porté à une désintégration politique et idéologique qui laisse le champ libre à une droite qui se veut, elle, « décomplexée ».