RED : Est-ce que tu peux expliquer brièvement la situation actuelle au Kosovo ?
Catherine Samary : C’est une tragédie. C’est une province dans laquelle il y avait à peu près 2 millions d’habitants. Environ la moitié de la province est vidée de ses habitants. La propagande de Belgrade dit qu’ils fuient les bombes de l’OTAN. Incontestablement, c’est un mensonge. Il y a deux guerre dans la guerre : il y a la guerre de l’OTAN et la guerre du pouvoir de Belgrade qui fait fuir la population pour plusieurs objectifs. Premièrement, pour modifier la composition ethnique du Kosovo et préparer probablement un découpage ethnique, avec plusieurs variantes. Deuxièmement pour résister effectivement à la guerre en utilisant les populations et les expulsions de populations comme un moyen de déstabiliser la région tout autour et de rendre plus difficile l’entrée de troupes étrangères. Et troisièmement avec un objectif d’éradication violente de l’armée de libération du Kosovo et des population susceptibles de la soutenir. Or comme il y a un soutien populaire cela veut dire évidement une répression très féroce. Voilà la situation.
RED : Et sur les jeunes en particuliers...
Catherine Samary : On dit souvent que les hommes notamment en âge de se battre sont dissociés dans la population des femmes et des jeunes, des vieux qui sont la grande masse des réfugiés. Si tu regardes les photographies aussi bien dans Libération que dans toutes les presses où il y des photos, tu vois beaucoup d’hommes quand même. Donc c’est probablement inégal selon les régions. Ce qui est certain c’est que les forces serbes ont libéré plus d’un millier d’hommes qui étaient prisonniers et utilisés à l’intérieur du Kosovo pour faire la guerre et creuser des fossés et servir de bouclier. Il semble qu’il y ait encore, bien qu’on ait difficilement des vérifications de chiffre, des milliers d’hommes qui soient dans une situation incertaine : soit à l’intérieur pour se battre soit bloqués ou on ne sait pas. La grande masse des réfugiés c’est quand même des femmes, des jeunes et des vieux mais il y a aussi une partie de population d’hommes en âge de se battre, y compris de gens de l’UCK qui fuient avec les réfugiés comme on l’a dit dans beaucoup de reportages.
RED : Quelles étaient les relations antérieures au conflit entre la Serbie et le Kosovo ?
Catherine Samary : Dans la dernière constitution de Tito c’est-à-dire la constitution de 1974, le Kosovo est une province de la Serbie mais qui avait acquis un statut de quasi république. Il y avait une double représentation au niveau de la Fédération Yougoslave : d’une part une chambre disons des citoyens et une chambre des républiques et des provinces. Dans cette chambre des républiques et des provinces où était représentées la Serbie, le Monténégro, la Slovénie etc., les deux provinces de Serbie Vojvodine et Kosovo étaient représentées avec un droit de veto. En, 1989 quand Slobodan Milosevic arrive au pouvoir, il remet en cause cette représentation de la province, il ne supprime pas complètement l’autonomie mais il le diminue drastiquement : en imposant aux albanais un statut de citoyenneté serbe en quelque sorte avec un enseignement déterminé et des institutions politiques sous contrôle de Belgrade et déterminés à Belgrade. Avec une exigence de serment d’allégeance et de loyauté envers l’état serbe. Il se heurte évidement à un refus massif qui provoque une répression, des licenciements... Toutes les institutions sont démantelées, les institutions gouvernementales parlementaires officielles sont démantelées, les institutions de l’enseignement, les institutions de la santé, où les albanais en postes de responsabilité perdent leurs emplois. A partir du début des années 90 il y a en même temps une résistance qui s’organise qui accentue le clivage. Les albanais du Kosovo refusent le statut subordonné qui leur est imposé et boycottent toutes les institutions et organisent une société parallèle avec ses écoles, ses institutions de santé, avec un système de fiscalité et un gouvernement en exil avec un parlement qui fonctionne très peu d’ailleurs, mais avec un président Ibrahim Rugova qui est élu à deux reprises, la dernière fois en mars 98. Malgré des réticences de l’opposition à son parti, la ligue démocratique du Kosovo, malgré un appel au boycott de l’armée de libération du Kosovo il est quand même réélu. Mais disons qu’après Dayton, (août et décembre 95) accords qui entérinent la situation de compromis en Bosnie-Herzégovine, les Albanais du Kosovo se trouvent confrontés à une situation de ni guerre ni paix avec une oppression d’ensemble plus une répression sélective mais brutale et ils ont le sentiment que le statut du Kosovo va être enterré dans la realpolitik internationale. La Yougoslavie est reconnue dans ses frontières à Dayton et après Dayton et par conséquent il commence à y avoir une lutte armée qui s’organise et là c’est le début de la guerre en quelque sorte ouverte, donc depuis deux ans. La répression est au démarrage tout à fait couverte et acceptée par les gouvernements occidentaux y compris les Etats-Unis qui rencontrent Milosevic et caractérisent au départ l’UCK comme une organisation terroriste séparatiste dont ils ont peur et dont ils acceptent que le pouvoir Serbe la réprime. Ensuite cette répression provoque en fait une solidarité et au lieu de briser la logique indépendantiste, l’accentue, la légitime. On a donc une situation d’éclatement politique des différentes composantes albanaises du Kosovo à la veille de Rambouillet où Rugova continue a avoir une réprensentativité important mais ne peut plus représenter tout seul les Albanais du Kosovo et où l’UCK a commencé à prendre du poids politique sans pouvoir non plus représenter tout seul les Albanais du Kosovo.
RED : Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui on peux soutenir l’UCK ?
Catherine Samary : Je pense qu’il faut distinguer deux choses. Je pense d’abord qu’il est tout à fait légitime de soutenir le droit à l’autodéfense face à la force brutale de l’armée et des forces paramilitaires des milices serbes et donc notamment des organisations qui l’organisent. A l’heure actuelle l’UCK est donc une composante essentielle qui participe à cette action d’autodéfense. Deuxièmement, il faut défendre, ce que j’avais personnellement fait dans mes articles avant Rambouillet, aussi que l’UCK et la lutte politique qu’elle incarne est une composante absolument légitime de la scène politique kosovare et doit être absolument représentée dans toutes les négociations. Il ne faut pas renvoyer dos à dos ce qui est appelé terrorisme par le pouvoir serbe alors que le véritable terrorisme est un terrorisme d’état, du pouvoir serbe. Donc, c’est la position de principe. Maintenant, personnellement, j’aurais beaucoup de réticences à un soutien politique et un soutien majeur appelant comme stratégie principale l’armement de l’UCK, d’une part parce que je partage assez les critiques de l’ancien porte-parole de l’UCK, Adem Demaci (qui n’a pas été à Rambouillet et qui a boycotté Rambouillet et qui a été écarté de l’UCK ensuite) a exprimé à l’égard de l’UCK en disant que l’UCK a une orientation militariste et qui s’en remet à l’OTAN et aux forces extérieures et que bien sur elle sera piégée par l’OTAN. Mais ce n’est pas par hasard politiquement qu’elle s’en remet à l’OTAN. Il n’y a pas d’action politique visant à l’indépendance, indépendamment d’un contenu politique. Et un contenu politique qui dirait à chacun son Serbe, refuse le pluralisme politique au sein de la scène kosovare et qui refuse tout dialogue avec les Serbes, me paraît contre-productif dans l’immédiat et à long terme. Je pense que c’est d’autre part une organisation très très fragile, très hétérogène. Donc il faut garder les yeux ouverts sur ce qu’elle peut devenir, la défendre contre la répression, l’intégrer dans un processus politique mais je ne suis personnellement pas favorable à une orientation qui serait centrée sur l’armement de l’UCK. J’ajoute d’ailleurs que, malheureusement, l’expérience a également prouvé que l’UCK n’est pas en mesure d’organiser massivement le population kosovare et de la protéger. Il est certain que en même temps, la façon dont elle mène la lutte n’est pas nécessairement populaire chez les kosovars eux-mêmes. Il y a un vrai problème sur lequel il faut ouvrir les yeux.
RED : Existe-t-il une opposition démocratique en Serbie au régime de Milosevic ?
Catherine Samary : Il a existé une opposition démocratique au sens où elle s’est battue dans le cadre d’élections, où elle a manifesté dans la rue, où elle a revendiqué le pluralisme politique. Elle a d’ailleurs obtenue des résultats électoraux il y a pas tellement longtemps, fin 96-début 97 avec plusieurs municipalités conquises par cette opposition et des manifestations pendant longtemps. Mais, démocratique, ça ne veut pas dire grand chose, ça ne donne pas le contenu du pouvoir et du programme. On peut être démocrate et malheureusement être favorable aux privatisations, au libéralisme et se couper massivement de sa population, précisément parce qu’on a une orientation de ce type. C’est le cas d’une partie de cette opposition démocrate qui se revendique de « l’Occident » libéral contre Milosevic. Il peut y avoir aussi une opposition démocrate au sens où on vient de le dire, et qui est nationaliste. Attention, on a le droit, la Yougoslavie étant éclatée, de se sentir Serbe et de défendre des droits nationaux, Serbes, croates, Slovènes etc. Il y a des tas de variantes à l’intérieur du nationalisme et il y avait dans la coalition qui avait remporté es élections de 1996 des variantes nationalistes diverses dont certaines qui sont en fait plus nationalistes même que Milosevic notamment le Parti du Renouveau Serbe de Vuk Draskovic, qui, par la suite d’ailleurs, est venu au pouvoir au niveau de la fédération yougoslave et qui s’est fait récemment vider de ce pouvoir quand il a pris un peu ses distances. C’est un parti qui considérait que le Kosovo était Serbe, que la Bosnie-Herzégovine devait être partagée enter Croates et Serbes, mais en même temps qui a basculé dans le mouvement anti-guerre. On peut avoir une grille de lecture nationaliste serbe sur le passé, l’histoire et les territoires et en même temps n’être pas près à accepter les politiques de violences de nettoyage ethnique. Et disons qu’une partie de ces composantes qui s’opposent à Milosevic et qui peuvent être nationalistes en même temps ont basculé dans le camp contre la guerre. Au-delà de ça, il y a une série de regroupements de toutes petites organisations disons social-démocrate. Mais là aussi l’étiquette sociale-démocrate comme chez nous ne dit pas grand chose et peut recouvrir à la fois des courants disons de gauche sociale-démocrate très petits et en même temps un courant social-démocrate plutôt libéral, et notamment en Voïvodine, la province la plus riche, il y a une logique régionaliste décentralisatrice social-démocrate mais aussi en partie libérale. Au-delà de ça, il y a des associations non gouvernementales qui ne sont pas à proprement parler des partis, qui sont des organisations féministes comme les femmes en noir, des organisations de jeunes, des organisations estudiantines, des organisations anti-guerre, des organisations pour la justice sociale et des syndicats indépendants. Il vient d’y avoir un appel de toute une série de syndicalistes appelant à une échelle balkanique à une opposition à la fois à la politique de l’OTAN, à l’ordre libéral et en même temps aux politiques réactionnaires au pouvoir. C’est peut-être un petit point d’appui pour une logique de développement d’une solidarité par en bas avec dans un premier temps surtout les syndicats, les organisations civiques, les organisations qui résistent même si au plan politique c’est encore tout à fait petit.
RED : Quels sont à ton avis les conséquences sur la région ?
Catherine Samary : Pour l’instant, c’est une tragédie. On a d’une part un déploiement des forces de l’Otanet c’est une victoire de l’OTAN dans l’immédiat, et l’adhésion des gouvernements de la région à l’OTAN avec y compris une consolidation de l’OTAN en Albanie qui est complètement disons inféodée à l’OTAN. Les gouvernements bulgares, hongrois, slovènes, roumains, qui soutiennent au moins formellement la politique de l’OTAN et en même temps il y a une très grande crainte des opinions publiques, populations qui s’expriment dans les sondages, qui commencent à s’exprimer aussi dans des manifestations ou des pétitions contre cette guerre, y compris en Macédoine qui est la première déstabilisée par l’arrivée massive de réfugiés albanais et qui craint énormément un changement de sa composition, parce qu’il y a plus de 25 % d’Albanais en Macédoine. Les Macédoniens n’ont pas résolu, n’ont pas traités d’une façon pleinement satisfaisante la question albanaise en Macédoine. Et l’arrivée massive de réfugiés se heurte à une politique extrêmement violente et crispée qu’on constate dans les comportements : ils renvoient les réfugiés même manu militari à l’extérieur de la Macédoine. Sur le plan économique incontestablement l’arrivée massive de réfugiés plus la politique de guerre et les destructions vont déstabiliser la région et rendent beaucoup plus difficile des solutions de paix. Alors, face à ça, on entend parler de plan Marshall pour les Balkans, de choses comme ça, ce qui est évidemment plus que suspect d’une certaine façon et hypocrite parce que si on regarde l’aide à la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine, elle a été assortie de conditions du type ajustements structurels du Fond Monétaire International et de l’Union Européenne, c’est-à-dire privatisation des marchés. Or, on ne reconstruit pas des pays et une cohésion au niveau balkanique sur la base d’une politique de ce type. Alors cette aide risque d’aller dans les caisses des multinationales qui vont s’emparer de quelques projets juteux sans apporter de cohésion. C’est une situation tout à fait tragique.