Qu’est-ce qui a changé avec le mouvement de contestation de Seattle ?
Christophe Aguiton. Seattle rend visible la coordination des mouvements sociaux à l’échelle internationale. Ce tournant permet d’enregistrer une prise de conscience mondiale des effets de la réorganisation du capitalisme. Depuis le début de la décennie, les multinationales ont besoin d’une flexibilité accrue des horaires de travail. Les nouveaux emplois sont précaires. Les salariés payent les fusions d’entreprises par des licenciements. Tout cela produit sur la planète, et pour la première fois à ce point dans les pays riches. Ce couple flexibilité-précarité explique la tension que connaissent un certain nombre de pays, dont la France, depuis le début des années quatre-vingt-dix. Il est la racine de cette vague de mouvements sociaux, qui a commencé en 1993 avec la grève des salariés d’Air France, la lutte des jeunes contre le CIP, puis la marche des chômeurs au printemps 1994 et l’occupation de la rue du Dragon, suivi de la grande grève de 1995. Il y a là aussi l’explication de ce que les sociologues appellent la grève par procuration : les salariés précaires ou employés dans des entreprises où le syndicalisme est faible, soutiennent les mouvements de ceux qui peuvent lutter. Si les problèmes sociaux sont très importants, deux autres questions reviennent aussi de manière récurrente : l’environnement au sens de la qualité de vie et la démocratie. On veut pouvoir s’exprimer en tant que citoyen, dans tous les cadres possibles, local ou national, syndical ou associatif. Il y a une aspiration à changer radicalement les choses. C’est un des gros problèmes du moment pour les gouvernements qui s’estiment dans l’obligation d’être réalistes mais se confrontent à une demande très différente. Au niveau international, apparaît une prise de conscience qu’il existe une communauté de destins entre les peuples du monde face au triptyque G7, FMI, OMC, qui concentre les pouvoirs essentiels. Cette nouvelle organisation du monde facilite, en retour, des mobilisations qui peuvent s’unir sur des moments forts du calendrier international.
On a senti quelque chose de nouveau du côté des États-Unis...
Christophe Aguiton. Les États-Unis connaissent un cycle de luttes intéressant depuis les années quatre-vingt-dix, qui a amené le syndicalisme américain à lancer des campagnes de syndicalisation tournées vers les femmes, les Chicanos, les Noirs, les Asiatiques, les cadres, les précaires. Pour rassembler cette nouvelle galaxie de salariés, il faut comprendre leurs problèmes et leurs aspirations. Ce processus aboutit à Seattle, avec une alliance de fait entre le syndicalisme classique et un mouvement associatif combatif.
Et l’Europe...
Christophe Aguiton. En Europe, la coordination de luttes est encore embryonnaire. Mais l’année 1997 a marqué un tournant avec la grève de Renault Vilvorde, la marche européenne des chômeurs et la prise en compte partielle par le syndicalisme officiel, à travers la Confédération européenne des syndicats, de cette nécessité d’action au niveau européen. Depuis, à chaque sommet de l’Union européenne, il y a des manifestations et des contre-sommets.
Vers quelles nouvelles perspectives d’action la bataille de Seattle peut-elle déboucher pour les peuples de monde ?
Christophe Aguiton. Le deuxième tournant de Seattle, c’est qu’il va être possible de discuter tout ce qui relève de l’organisation du monde. Il faut profiter de la période de flou ouverte par l’échec de l’OMC pour proposer des alternatives, repenser une architecture internationale, faire rentrer l’économique dans le politique en partant des besoins de l’humanité. Il faut prendre au sérieux les idées mises en avant dans les appels et les pétitions : l’idée de contrôle citoyen, d’audit démocratique, d’états généraux planétaires associant les syndicats, les ONG et associations, les structures politiques pour se réapproprier l’avenir et définir ensemble les conditions d’un monde vivable. Il faudra trouver la forme la plus coordonnée possible d’expressions du mouvement social en partant des questions de l’heure, les problèmes sociaux et environnementaux, la démocratie. Mais il faudra le faire sans forcer les rythmes. Chacun parle en son nom, développe sa logique propre et doit jouer la complémentarité avec les autres. L’après-Seattle est un moment où il faudrait pouvoir mettre en synergie ces mouvements pour produire un sens social, politique sur des revendications concrètes.