« Radicaliser la radicalité »

, par NEVEUX Olivier

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Théâtre, n° 21 Comment donc aller au théâtre, lorsque les AG, les manifestations, les discussions et actions politiques occupent la grande part des esprits et du temps libéré ? La question n’est pas matérielle : sauf en de rares exceptions, les théâtres ont bel et bien continué à fonctionner ces derniers mois, comme de coutume, comme si de rien n’était. La question est plutôt affective. Ce que l’on voit paraît si terne, si vain, en un mot : si mort en regard de ce qui s’invente, se cartographie, se projette au jour le jour des répressions et des dérisoires contre-feux étatiques. On ne vient jamais au théâtre indépendamment de sa journée, de ce qui la nourrit ou de ce qui la dessèche. Et si la question de la nécessité des poètes par temps de détresse se pose, elle n’en est pas moins vive par temps de luttes.
lnterrogation redoublée dès lors qu’il s’agit de théâtre à vocation politique : pourquoi donc aller au théâtre, voir ce que je sais déjà, toujours en retard d’une bagarre ? Poser la question, c’est mesurer combien tout un théâtre, à ambition pastorale, n’existe que déterminé par le désir de légitimer le combat... mais s’avère bien démuni sur les manifestations de son exercice. Ce fut là un point de discorde majeur des arts militants des années 1970. Un fort ouvrage de David Faroult (Godard : Inventions d’un cinéma politique, éditions Prairies Ordinaires), consacré notamment à l’expérience du groupe Dziga Vertov, y revient : à quoi bon le cinéma « politique » si ce n’est pour fortier les contradictions, interpeller les militants ? Lutter c’est, en effet, percevoir, dans l’épaisseur du temps, des cas de conscience, et des impasses, des incapacités et des contradictions jusqu’alors inenvisagées.
Lutter, c’est se cogner à un réel qui s’obstine à démentir les hypothèses, les prévisions, à retarder et à surprendre. Lutter c’est voir jaillir des conflits d’orientation et des oppositions tactiques ou stratégiques.

Le conflit, la contradiction sont alors des préaléables : il n’y a pas lieu de les légitimer de les documenter.

Bref qu’aller voir, tout de même, en ces périodes où la vie est autrement requise, bouillonnante, complexe, obscure ? Le Bajazet mis en scène par Castorf. Pas tout à fait Bajazet mais Bajazet en considérant le Théâtre et la peste. De toute évidence, ce Bajazet ne parle pas de ce qui nous requiert à cette heure. Rien sur nos pratiques, ni l’urgence de mettre en échec Macron. Rien même sur le pouvoir : celui que décrit Racine n’est plus le nôtre et que semble vaine, d’ailleurs, la phraséologie coutumière qui superpose notre actualité à n’importe quelle œuvre patrimoniale, sans précaution pour les distinctions pas plus que pour les écarts qui nous en éloignent.
Et pourtant, ce spectacle saisit vivement. Il le fait par l’exacerbation des conventions théâtrales, qu’il tacle, atteint, détruit à hauteur de ce qu’il les magnifie. En voilà un, d’ailleurs, qui n’est pas gentil. Pas plus qu’il n’est bienveillant ou convivial. Il est rugueux, il tacle. Comme s’il faisait fond sur une énergie empêchée : celle de la rage contre tout ce qui nous domestique. Une révolte de tout l’être devant ce qui est fait aux passions et à l’excès qui les permet. Le conflit, la contradiction sont alors des préalables : il n’y a pas lieu de les légitimer, de les documenter. Le théâtre vient toutefois leur ajouter quelques dimensions qui agrandissent jusqu’au vertige l’espace sauvage que le « refus » sait déblayer.
À l’issue de ces heures démentes, épuisé, émerveillé, on songe à ce que permet cet an. Vient à l’idée l’ampleur soudainement donnée à la nécessaire radicalité. Le théâtre de Castorf en quelque sorte, radicalise de l’intérieur la radicalité. Il la prend à la racine. Il l’énerve, l’excite, la réarme, la projette dans des temps immémoriaux tout aussi bien que dans un présent sans échappatoire. Il fait tomber les murs qui la bordent : elle apparaît comme telle, irrépressible et cruelle, dans des volumes inédits. La radicalité n’est en ce cas, issue d’une surenchère poseuse. Elle surgit de l’usage précis et déraisonnable de sa liberté, d’une « extrêmisation » de la vie. Il n’est probablement pas indifférent, pour la politique, de faire l’expérience de son énormité.

P.-S.

Théâtre(s), n° 21 – printemps 2020, p. 26.

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