Méfaits éducatifs

Refondation libérale dans l’Éducation ?

, par JOHSUA Samuel

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Analyser les objectifs, les conséquences de la politique de Sarkozy dans l’Education, mais aussi les contradictions qui la sous-tendent pour mieux y résister et contre-attaquer, tel était l’objet de l’intervention de Samy Johsua aux journées d’études de l’École Emancipée en Juillet. Carte scolaire « libérée », remise en cause du collège pour tous, EPEP... les dernières annonces prennent sens, la lettre de mission à Darcos, la loi Fillon, la loi sur l’enseignement supérieur et maintenant la lettre de Sarkozy « aux éducateurs » le confirment : on est manifestement à un tournant au niveau du Service Public d’éducation, de ses missions, de sa structuration...

Il faut revenir sur ce qui fonde la pensée libérale en éducation : marginaliser le plus possible les débats sur les valeurs, rapprocher toujours plus la formation des besoins (changeants) du patronat, tout en calquant le mode de gestion des établissements sur le mode de fonctionnement du marché.
L’éducation est ainsi conçue essentiellement comme un service rendu à l’économie : la formation de la force de travail nécessaire ultérieurement au capitalisme.
La pensée libérale pure trouve ici ses limites : l’école ne peut avoir cette seule fonction et doit aussi faire en sorte que les nouvelles générations soient suffisamment éduquées pour admettre la légitimité de la société en place. Le rôle de l’Etat se situe dans la recherche de cet équilibre, y compris parfois contre telle ou telle fraction de la bourgeoisie. En atteste le contenu de la lettre de Sarkozy, mises à part les figures imposées inévitables dans ce genre d’exercice.
La tradition républicaine a ainsi longtemps misé sur l’augmentation du niveau moyen d’éducation, laquelle faisait peur à la fraction conservatrice des classes dominantes, tournées vers l’Ancien Régime. Mais cet investissement était accompagné, compensé, par une forte présence de l’idéologie (morale républicaine ou catholique). En particulier après la deuxième guerre mondiale, ces deux aspects se sont combinés, appuyés sur des théories comme celle du « capital humain » : pendant la période keynésienne, une forte majorité de la bourgeoisie était guidée par l’idée que l’augmentation du niveau général de formation (assurée par l’État) conditionnait la compétitivité des économies.
Mais le système économique d’aujourd’hui n’a pas besoin d’une augmentation « moyenne » aussi importante, d’un « développement du capital humain » égalitaire. Du point de vue des compétences mobilisées, les emplois apparaissent fragmentés, exigeants une augmentation importante des qualifications à un bout, mais une déqualification tout aussi importante numériquement à l’autre bout. Certes, nous avons déjà un système éducatif segmenté (et même déséquilibré vers le haut) : une formation de bon niveau mais pas pour tous. Mais le peu d’ambition « pour tous » qui subsiste est encore trop. La mise en cause du collège unique dans son principe en découle fort logiquement.
Et en même temps, il ne faut pas que la partie délaissée entre en sécession, avec une généralisation des violences destructrices. C’est une préoccupation constante au niveau de l’OCDE que de contrôler les effets, inévitables, de marginalisation des populations les plus affaiblies. D’où la volonté de plus en plus affirmée d’un contrôle moral articulé à l’avancée de la politique libérale sur trois plans : ségrégation interne accentuée du système éducatif ; mode de gestion calqué sur le mode du marché et structures concurrentielles qui échappent au contrôle de l’état et des politiques publiques ; contenus et formes d’enseignement compatibles avec l’acceptation idéologique du système dominant.
Comparée à d’autres pays (Angleterre, Irlande, Espagne, Italie), l’avancée libérale a été lente ces dernières années en France (et en Allemagne). Mais en même temps tout était prêt, à la suite des politiques se succédant sur un quart de siècle et du pilonnage médiatique constant contre les projets issus de la Libération, puis des années 70. Avec 68 comme année symbole.

Isabelle Sargeni et Samy Joshua aux journées d’étude 2007 de l’ÉÉ.
PHOTOS : M. MIGNEAU.

Si les réformes Sarkozy s’appliquent...

1) Une ségrégation accentuée

La recherche systématique de l’adéquation entre force de travail et besoins « prévisibles » de l’économie (et même si les dites prévisions sont chose délicate) a un corollaire : diminuer les secteurs les moins demandés par le marché de l’emploi et évincer les populations pour lesquelles le coût du « rattrapage » serait trop élevé.
Or les prévisions font apparaître deux secteurs en progression de haute technicité contre treize de basse technicité (par exemple les aides à la personne...).
Il s’agit donc de ne pas laisser se développer des espoirs impossibles à combler (comme celui d’un travail assuré en fonction du niveau de formation atteint) et donc de détruire le dit espoir par une orientation plus précoce. En France, cela reste difficile. Le consensus social construit ces dernières décennies refuse l’idée d’écoles séparées (d’où l’accent mis sur l’apprentissage). Mais on peut masquer le projet par une ségrégation interne qui peut s’accommoder du maintien formel dans un même collège. C’est très probablement la voie qui (au moins pendant un temps) sera suivie par Darcos : programmes fortement différenciés entre les établissements, associés à un « choix parental » libre ; plus encore une différenciation des parcours personnels à l’intérieur même de chaque établissement.
Cependant il y a une forte contradiction entre l’exigence de compétences précises (voire étroites) pour une immédiate performance, et celle de compétences suffisamment généralistes pour s’adapter et pouvoir évoluer. C’est une double injonction contradictoire très prégnante dans l’enseignement
professionnel. Contradiction aussi au niveau de la rentabilité immédiate
(revendiquée par le MEDEF) et la nécessité de re-former ultérieurement des salariés, ce qui augmente les coûts.

2) Une mise en concurrence généralisée dans le système

Elle est déjà évidente dans les universités et maintenant en très forte accentuation dans les lycées et collèges.
L’autonomie des universités permet d’avancer sur deux points : la mise en synergie avec le secteur économique (filières de formation et bassins d’emploi, projets de recherches pilotés par agences avec financements orientés sur besoins prévisibles de l’économie capitaliste) ; la gestion (lien resserré entre les conseils d’administration et le secteur économique). La loi implique aussi une mise en concurrence et une hiérarchisation systématisée des universités.
Dans le second degré, une partie importante du financement serait donnée en gestion propre du projet pédagogique.
Le projet d’autonomie accrue rencontre pour l’instant une limite qui freine ces évolutions : la Fonction publique. Le statut de la FP (souvent présenté comme un archaïsme) représente une vraie limite (pour combien de temps ?) aux possibilités de gestion patronale par embauches et licenciements « libres ». Avec le non-renouvellement d’une partie des départs à la retraite, le recours aux précaires, cette barrière peut être progressivement levée même si le statut
n’est pas frontalement remis en cause. Déjà une part importante de la vie des
enseignants dépend des chefs d’établissements et on peut assister rapidement à une décomposition des solidarités enseignantes (comme ce fut le cas en
Angleterre).
La remise en cause de la carte scolaire a été faite d’un point de vue de consumérisme parental, à destination des classes moyennes supérieures. Cela va renforcer considérablement la concurrence entre établissements y compris finalement par l’intermédiaire des profs eux-mêmes, s’ils se laissent gagner
par ces valeurs de compétition.
Il faut le rappeler une fois de plus pour mesurer le danger. Pour que le libéralisme scolaire l’emporte, il n’est pas nécessaire de privatiser au sens strict, avec des capitaux qui attendent un « retour sur investissement ». D’ailleurs les capitaux privés ne sont pas pressés d’investir massivement
dans un secteur où, les rapports humains étant dominants, il est difficile de rentabiliser les processus comme on le fait par exemple pour la production d’automobiles. Mais ça ne doit pas conduire à un excès d’optimisme. Il suffit à la bourgeoisie comme classe d’organiser à terme la bascule pour que le système (même financé en grande partie par l’Etat) fonctionne comme le privé et au service des intérêts globaux du capitalisme.

L’évaluation, colonne vertébrale de ce qui se trame...

Enfin il faut adapter contenus et pédagogies pour que, au plan idéologique aussi, le système soit performant. Les dirigeants oscillent entre la tentation d’imposer une réaction conservatrice par le haut (avec l’appui des média dominants) et la crainte de heurter l’autonomie conquise par le corps éducatif. Après l’épisode néopétainiste de Robien, Darcos et Sarkozy se montrent sensibles au danger. Tout en essayant de convaincre du bien fondé de
leur point de vue, ils sont prudents. Mais c’est que sans même de remise en question de la « liberté pédagogique », il suffit de contrôler « par les résultats », d’où le thème grandissant de l’évaluation à tous les niveaux : élèves, profs, établissements. Or aucune évaluation ne donne une « objectivité » par elle-même. Elle dépend d’une manière cruciale des critères qui permettent de la conduire. Contrôlés de l’extérieur (et parfois d’une manière opaque), voire livrés au privé (comme en Angleterre, sous prétexte qu’on ne peut être juge et partie), ces critères échappent au débat politique courant et livrent des verdicts qui se présentent comme incontestables, « techniques ». En cherchant à en tirer les conclusions
pour améliorer les évaluations futures, chaque acteur du système se conforme sans le savoir à des critères non discutés, et qui imposent leur loi. D’où le précepte libéral en pédagogie : faites comme vous le voulez (vous êtes prétendument libres) mais obtenez ce qu’on vous demande (et là vous ne l’êtes plus). Ceci permet une forte maîtrise des contenus réels étudiés, et entraîne en fait un mode de contrôle bureaucratique extrêmement puissant, puisqu’il se présente comme purement « technique ». Le système de
pilotage par les évaluations et la nature des évaluations va ainsi être déterminant.

Optimisme ou pessimisme ?

Le libéralisme scolaire progresse sans cesse, et – comme dans les autres domaines – le sarkozisme va représenter une accentuation décisive. Sauf que ce domaine n’est pas n’importe lequel. Venue d’en bas, la demande de qualification éducative, professionnelle reste très forte. Si la population
française se rend compte de la rupture des ambitions égalitaire du système, les
réactions peuvent être fortes. Mais auparavant, il faut que le brouillard se dissipe sur le sens profond des mesures actuelles.

Source

L’École émancipée, n° 7, septembre-octobre 2007, p. 12-13.

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