Au milieu de l’année 1997 la crise financière qui a touché plusieurs pays asiatiques a provoqué dans les milieux économiques et politiques un vent de panique, avec, en arrière plan, la crainte d’un effondrement du système au niveau mondial. Cette crise majeure a mis en lumière l’importance de la spéculation financière et a révélé les difficultés, voire l’impuissance des institutions internationales à réguler ces marchés.
S’il fallait trouver une date symbolique qui marquerait la naissance des mouvements de lutte contre la « mondialisation libérale », celle-ci s’imposerait. Et cela pour des raisons de simple chronologie, ces mouvements commençant à faire parler d’eux dans l’année qui suivit (première grande manifestation pour l’annulation de la dette des pays du tiers-monde à Birmingham, mobilisation contre l’AMI, naissance d’ATTAC en France), mais aussi parce que cette crise a marqué une rupture très nette dans la confiance envers le système, y compris dans les milieux économiques libéraux (cf. les titres de la presse économique anglo-saxonne de l’époque).
Si la question des marchés financiers est centrale, il ne faudrait pas, pour autant, la considérer comme isolée du reste du système, au point qu’il serait possible d’en traiter les crises par de simples mesures de régulation. Cette mise en garde n’est pas qu’un rappel de principe. Pour donner un exemple, dans nos mouvements, ATTAC, comme probablement beaucoup d’autres, l’idée existe, ou a existé, que la crise asiatique ne serait que le produit d’une “bulle spéculative”, que des mesures comme la taxe Tobin suffirait à résorber. Une telle taxe, nous le verrons plus loin, peut être un point d’appui extrêmement important, mais à condition de prendre en compte le système dans sa globalité.
Pour entrer dans le vif du sujet, il est utile de revenir sur ce qu’est, aujourd’hui, le système financier international.
Sur le plan institutionnel, il a été mis en place en 1944 par les accords de BrettonWoods. Mais si les grandes institutions créées à cette époque, le FMI et la Banque mondiale, continuent à jouer un rôle clé, le système financier mondial n’a rien à voir avec celui qui existait dans les années d’après-guerre.
Plusieurs moments importants ont façonné ce système. C’est le cas de la fin de la parité entre l’or et le dollar, une décision prise par les Etats-Unis qui marque réellement le début du processus de spéculation financière, mais l’on pourrait aussi rappeler le rôle des euro-dollars, puis des pétro-dollars dans la montée en puissance du capital financier. Mais nous nous arrêterons sur deux autres dates qui permettent de comprendre l’ampleur de la “révolution” en cours, révolution interne au système capitaliste qui a permit – nous y reviendrons – la mise en place d’un nouveau régime d’accumulation, très différent de celui qui s’était mis en place après les accords de Bretton Woods, et qui s’était imposé jusqu’aux années 1970.
Il s’agit tout d’abord de la libéralisation des marchés obligataires publics et de la « titrisation », la mise sur le marché, entre 1979 et 1981, de la dette des États, et d’abord celle des Etats-Unis. Ces opérations ont permis aux États de l’OCDE d’emprunter largement, en laissant monter la dette publique, et ont assuré aux créanciers une rente confortable, assise sur la montée des taux d’intérêts. Le poids de la dette publique et le niveau des taux assureront, dès la fin des années 80, un transfert massif de richesse vers le capital rentier, un transfert qui représente près de 20% du budget des États de l’OCDE, soit entre 2 et 5% de leur PIB. C’est la croissance rapide du capital financier et le début de la « dictature des rentiers ». Comme le reconnaît Alain Minc, un idéologue libéral français, “l’apparition, depuis 1982, de taux d’intérêts positifs, c’est-à-dire supérieurs à l’inflation... porte en elle une révolution sociale. Auparavant, qui possédait s’appauvrissait et qui s’endettait s’enrichissait. Désormais qui possède s’enrichit et qui s’endette s’appauvrit”. Pour les pays du tiers-monde, c’est le début de la crise de la dette et le démarrage d’un cycle qui, très vite, inversera le sens des flux financiers qui iront dorénavant du Sud vers le Nord.
Mais la fin des années 70 sont une période charnière, où d’autres acteurs vont agir pour tenter de « répondre » à la crise économique qui touche le monde entier.
C’est le cas du patronat, qui entend réagir à baisse importante du taux de profit. Très tôt, et bien avant des gouvernements qui continuèrent, pendant quelques années encore, à appliquer des politiques de type keynésienne, ceux-ci se mobilisent. Ainsi, dès 1975, l’UNICE, l’organisation patronale européenne, lance une « croisade idéologique » contre les politiques des gouvernements et de la communauté européenne, et engage le conflit avec le syndicalisme pour imposer la modération salariale, la flexibilité, l’aménagement du temps de travail et le travail à temps partiel. C’était le début d’une offensive qui s’est poursuivi pendant les années 80 et 90 et qui a porté sur tous les terrains : individualisation et modération des salaires, développement de la précarité, remise en cause du droit du travail et de la protection sociale, etc.
C’est aussi le cas des pouvoirs politiques qui accompagnèrent, en deux étapes, l’offensive patronale. Dès 1976/1977, Raymond Barre, en France et Helmut Schmidt, en RFA, lançaient leurs premiers plans d’austérité, avec comme politique affirmée la restauration du taux de profit. C’est l’époque de la fameuse formule « les profits d’aujourd’hui sont les emplois de demain », énoncée par le chancelier allemand à la veille de l’explosion du chômage en Europe !
Le virage fut encore plus brutal après l’élection de Margaret Thatcher, en 1979 et de Ronald Reagan en 1980. Il s’est alors agi de remettre en cause les acquis que les salariés avaient gagné dans les années 60 et 70 et de rompre avec le « fordisme », nom souvent donné au régime d’accumulation mis en place dès les années 30 aux Etats-Unis sous la présidence de Franklin Roosevelt et après guerre au Japon et en Europe occidentale. Cette révolution conservatrice commença par un affrontement direct avec le monde du travail : licenciement des grévistes du contrôle aérien, aux Etats-Unis, et intransigeance totale face aux mineurs en grève en Grande-Bretagne.
Le second tournant a lieu une décennie plus tard, à un moment où le monde connaît une réorganisation d’ensemble, entre la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe.
Là aussi, il s’agira d’un processus global, où les rapports de forces politiques et sociaux seront déterminants pour la mise en place de politiques économiques.
C’est la tentative de mettre en place, au niveau international, un nouvel ordre institutionnel, avec son modus operandi : le consensus de Washington, dont les règles seront résumées par John Williamson à une date, 1989, qui n’est pas anodine. L’application de ces règles dans le monde entier, en particulier, pour ce qui nous concerne aujourd’hui, l’ouverture des marchés financiers et la convertibilité des devises, va accroître le volume de la spéculation financière et augmenter les risques de crises financières.
Sur le plan des politiques économiques, c’est l’amorce du désendettement des États, rendu plus facile, d’abord aux Etats-Unis, par la baisse des budgets militaires après la chute de l’URSS, la baisse relative des taux d’intérêts et le basculement des placements vers le marché boursier, avec l’apparition de bulles spéculatives sur les valeurs de la « nouvelle économie ».
Mais ce second tournant est surtout celui de l’hégémonie américaine triomphante, après la guerre du Golfe, avec comme corollaire une primauté du capitalisme anglo-saxon, avec ses règles spécifiques. L’ensemble du système productif est soumis aux règles du capital financier, avec des conséquences très importantes tant dans l’organisation des entreprises que dans la gestion de la force de travail : sous-traitance en cascade, recours massif au travail précaire, etc. Les autres formes de capitalismes, allemand et japonais en particulier, sont soumis à la pression du « modèle dominant » et commencent à se plier à ses contraintes. Les mesures fiscales qui viennent d’être annoncé en Allemagne, après la victoire de Vodaphone dans son OPE sur Mannesmann, vont ainsi permettre de dénouer les alliances entre capital bancaire et capital industriel, alliances à la base du modèle allemand.
Un régime d’accumulation cohérent
Cette brève présentation n’a aucunement la prétention de donner une vision d’ensemble des mutations que connaît le capitalisme. Il s’agit simplement de montrer qu’il s’agit d’un processus global, aux interactions multiples. Il se met en place ce que François Chesnais ou Robert Boyer appellent un “régime d’accumulation à dominante financière”, même si ces deux auteurs divergent sur le niveau d’implantation de ce régime.
Ce régime se caractérise par deux phénomènes : l’apparition, à côté des salaires et profits, de revenus résultant de la propriété d’obligations et d’actions, et le rôle joué par les marchés financiers dans l’ensemble de la vie économique, y compris les politiques gouvernementales (privatisation, et déréglementation, etc.).
C’est un régime peu stable, en tout cas beaucoup moins que le régime précédent, souvent qualifié de fordiste, pour des raisons sociales comme par l’absence de niveau de régulation adéquat. Les raisons sociales sont évidentes : ce nouveau régime d’accumulation est un « moteur à inégalités », entre pays du Nord et pays du Sud comme au sein de chacun de ces pays, et il pousse à la précarisation générale de l’emploi générant ainsi une « insécurité sociale » généralisée. L’absence de niveau de régulation adéquat est aussi un facteur d’instabilité : dans les années d’après guerre, ce sont les États qui régulaient aussi bien les politiques économiques que les compromis sociaux ; là, le niveau opérant est directement mondial, sans qu’existe la moindre instance en capacité de réguler le système sur le long terme.
Mais si c’est un régime peu stable, il reste malgré tout un régime cohérent. Il facilite certes le gonflement de bulles spéculatives : on l’a vu, pour les marchés financiers, à l’occasion de la crise asiatique, on l’a vu plus récemment encore pour les marchés boursiers avec l’emballement des valeurs technologiques au premier semestre 2000. Mais les mécanismes qui ont facilité la création de ces bulles sont, dans le même temps des mécanismes utiles au système. Un exemple illustrera ce propos. Georges Soros, propriétaire du “hedge fund” Quantum, est souvent considéré comme le symbole du spéculateur financier qui, après son exploit de 1990 contre la Livre Sterling (Soros y gagna près d’un milliard de dollars) s’attaqua, pendant l’été 1997 au bath thaïlandais puis au dollar de Hong Kong. On oublie souvent que les “hedge fund” sont indispensables au système : ces fonds de couverture permettent aux grandes entreprises de se couvrir contre les risques d’évolution rapide des taux de change, en utilisant les techniques des produits dérivés. Il est très difficile, voire impossible, de différencier ceux qui investissent dans ces fonds pour spéculer et ceux qui les utilisent pour garantir leurs échanges et investissements.
À propos des revendications
À insister ainsi sur le caractère cohérent du système à la base de la « mondialisation libérale » on pourrait nous reprocher une approche trop globalisante, avec les risques symétriques d’une renonciation désabusée – considérant qu’il n’y aurait pas d’autres issue que ce système, que l’on ne pourrait qu’humaniser à la marge – ou d’une critique d’apparence radicale qui considérerait que seule une remise en cause globale du capitalisme serait pertinente.
Les exemples abondent, à l’inverse, de revendications d’apparence limitées, mais dont l’effet a été considérable. À la fin des années 1960, par exemple, la remise en cause, dans de nombreuses luttes ouvrières, du système taylorien des chaînes de montage, dans l’industrie automobile par exemple, a été un des éléments de la crise du « fordisme ».
C’est dans cet esprit qu’il nous faut concevoir des revendications visant à la régulation du système financier international. Il s’agira, à chaque fois que l’on met en avant une proposition, de vérifier que sa mise en application ou, mieux, que la campagne qu’elle nécessitera, permettra aux salariés, aux jeunes, à ceux que l’on désigne maintenant sous le nom de « citoyens », de reprendre l’initiative, de pouvoir mieux comprendre et contrôler le système, en bref, de se mettre en mouvement !
Une première raison est à la base de cette démarche. Rien ne serait pire qu’une application technocratique, « à froid », de proposition qui émanerait des milieux militants. Imaginons une « taxe Tobin » mise en place par le FMI, le fond conditionnant toute rétrocession d’argent aux pays du Sud de la mise en place de plans d’ajustements, comme cela a été fait pour la dette. On aura peut-être fait reculer – un petit peu – les risques de crise financière d’origine spéculative. Mais on n’aura, sur le fond, rien, ou très peu, changé ni aux rapports de force internationaux, ni à la situation concrète des pays pauvres. Imaginons, dans le même esprit, le démantèlement à froid du FMI au profit de fonds régionaux. On aura remplacé, dans ces régions du monde, la domination américaine à celle du Japon pour l’Asie et des grands pays de l’Union européenne pour l’Europe ou la Méditerranée.
Mais il y une deuxième raison, plus importante encore. Tout montre, nous l’avons vu récemment à Prague et à Okinawa, que le système n’est pas prêt – pour des raisons multiples – à un changement d’orientation, même limité. Il faudra, pour cela un rapport de force considérable et des mouvements d’une autre ampleur que ceux de Seattle, Washington ou Prague, si nous voulons, en tout cas, passer de victoire défensive, comme paralyser l’OMC, à des victoires plus offensives, comme la mise en place de la taxe Tobin ou la remise en cause de l’architecture du système financier international.
C’est pour cela que nous pensons très important de combiner des campagnes très pointues, où l’expertise et le lobbying jouent un rôle important, et un rassemblement de force très large, donnant une place très importante aux mouvements sociaux, paysans, salariés, jeunes, du Nord comme du Sud, pour construire un rapport de force au niveau mondial. C’est ce que nous essayons de faire à ATTAC, c’est le sens de notre participation à Prague, mais aussi, demain, à Nice, Porto Alegre et Davos ou à Gènes, l’été prochain pour la tenue du G-7.
Et en quelques années, on pourrait dire en quelques mois, nous avons fait des progrès considérables en ce sens. La « victoire de Seattle » a été attribuée aux manifestants et aux mouvements sociaux, et pas aux contradictions entre pays, en particulier entre Etats-Unis et Union Européenne qui ont pourtant participé de l’échec l’OMC. Avec le poids qu’a pris ATTAC, en France et dans quelques autres pays, une victoire sur la taxe Tobin serait immédiatement perçue comme une victoire des mouvements de lutte, et l’on pourrait dire la même chose de la campagne sur la dette qui, dans le monde entier, a eu un écho considérable.
C’est dans cette direction qu’il nous semble utile de développer nos efforts.