La France est depuis la fin du XIXe siècle un pays où se développe, au sein du catholicisme, un courant critique, anticapitaliste, attiré par le socialisme, qui va de Charles Péguy à la CFDT des années 1960 en passant par Emmanuel Mounier, Témoignage chrétien, etc. Dans les années 1950, on trouve une très grande effervescence dans l’Eglise française, qui voit apparaître les courants théologiques conduisant au concile Vatican II ainsi que d’autres tendances à sensibilité sociale comme les prêtres ouvriers ou l’association Economie et humanisme du père Lebret. Tous ces courants vont exercer, notamment à partir des années 1950, une très grande influence en Amérique latine, et particulièrement au Brésil.
Prenons comme exemple le père Lebret, qui a souvent visité le Brésil à partir de 1947. Economie et humanisme aura un impact durable sur l’évêque de Rio, Dom Helder Camara, qui considérait Lebret comme un véritable prophète, et sur des intellectuels catholiques comme Alceu Amoroso Lima et Candido Mendes. Parmi ses partisans on trouve aussi les dominicains, notamment à São Paulo, et les principaux cadres de la Jeunesse universitaire catholique (JUC) depuis le début des années 1950.
Lebret dialogue également, dans le couvent des dominicains, avec les plus importants représentants intellectuels de la gauche non-stalinienne. En outre, Lebret a joué un rôle important en contribuant à « dédiaboliser » le marxisme aux yeux des catholiques.
Dans Suicide ou survie de l’Occident ? (publié au Brésil en 1960), le chapitre intitulé « Le marxisme comme critique au capitalisme » reprend largement à son compte l’analyse marxienne de la plus-value comme fondement de l’exploitation du travailleur, et l’étude des contradictions de la production capitaliste, « dont la finalité est de produire de l’argent et non de satisfaire des besoins ». Lebret a ainsi remplacé, au cours des années 1950, Jacques Maritain comme source d’inspiration des milieux catholiques les plus ouverts. La JUC, et d’une façon générale l’Action catholique brésilienne, s’est divisée, au cours des années 1950, en deux tendances : celle des disciples de Maritain, qui deviendront démocrates-chrétiens, et celle des disciples de Lebret et Mounier, qui prendront le chemin du socialisme. À partir des ces éléments de la culture catholique française, la gauche chrétienne brésilienne du début des années 1960 — la JUC, la JEC, les dominicains, des intellectuels — va inventer quelque chose de profondément nouveau : une culture politico-religieuse — on ne peut pas encore parler de « théologie » au sens strict — d’inspiration proprement latino-américaine. Au début des années 1970 apparaît la théologie de la libération qui est, comme l’explique le théologien brésilien Leonardo Boff, un reflet et une réflexion sur les expériences des chrétiens socialement engagés des années 1960. L’influence de la gauche catholique française va s’exercer sur plusieurs des principaux théologiens de la libération, bien au-delà du cas brésilien : Gustavo Gutiérrez, auteur du livre fondateur de ce courant (en 1971), a étudié à l’Université catholique de Lyon ; Enrique Dussel, théologien, historien et philosophe, a étudié à l’institut catholique de Paris. On pourrait multiplier les exemples.
Cependant, cette théologie n’est que la pointe visible de l’iceberg. Plus précisément, elle est l’expression d’un vaste mouvement de chrétiens socialement engagés qui est apparu au début des années 1960, d’abord au Brésil et ensuite dans tout le continent, et qu’on pourrait désigner comme christianisme de la libération. Sans la pratique de ce mouvement social, on ne peut pas comprendre des phénomènes sociaux et historiques aussi importants dans l’histoire récente de l’Amérique latine — depuis environ quarante ans — que la montée de la révolution en Amérique centrale (Nicaragua, Salvador), l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier et paysan au Brésil (la Centrale unique des travailleurs, le Parti des travailleurs, le Mouvement des paysans sans terre) ou le soulèvement zapatiste au Chiapas des années 1990. La gauche catholique française n’est pas à l’origine de tout cela, mais elle a fourni une impulsion initiale importante.
Un autre épisode des relations politico-religieuses entre la France et l’Amérique latine va se jouer au cours des années 1964-1985, quand la plupart des pays du continent seront soumis à des dictatures militaires. Des milliers de réfugiés argentins, chiliens, brésiliens, uruguayens vont s’exiler en France, où les associations de solidarité chrétiennes (catholiques et protestantes) comme France terre d’asile, la Cimade et plusieurs autres vont se dévouer pour recevoir dignement et aider ces victimes des persécutions politiques.