Renouveau de luttes contre la réforme des retraites

, par JEZEK Boris

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Les grèves sont terminées, avec les voix de la coalition ŒVP et FPŒ [1] le Parlement a adopté les lois budgétaires qui incluent la « réforme » des retraites controversée. Cependant, pour la première fois depuis cinquante ans les syndicats autrichiens ont organisé des grèves, des blocus d’autoroutes et de frontières, des manifestations de masse et des actions radicales. C’est le début d’un changement de culture politique, dont les conséquences ne sont pas encore visibles.
Le gouvernement a mené une intense agitation contre les mobilisations dans tous les médias, surtout à la télévision — sans effet ! Les sondages indiquaient que la majorité de la population soutenait les grèves et rejetait le projet de « réforme ». Ce projet de réforme des retraites est construit selon la même logique néolibérale que les réformes en France ou en Allemagne. Le gouvernement évoque sans cesse la menace de ne plus pouvoir financer les retraites et, au lieu de mettre en place un système socialement équitable, il présente un projet qui allonge les années de travail et diminue le montant des pensions. Ces mesures touchent tout particulièrement les femmes, à cause de leur statut précaire dans le monde du travail. La réforme adoptée conduira à une réduction des pensions pouvant atteindre les 40 % dans certains cas. Les sociaux-démocrates (SPŒ) et les Verts — les deux partis qui forment l’opposition parlementaire — étaient très réservés. Ils ont largement accepté le postulat qu’il sera impossible de financer les retraites et préconisent donc, eux aussi, une réforme, se limitant à proposer quelques améliorations de détail, sans se différencier fondamentalement du projet du gouvernement.

Un syndicat apprend à lutter

Les mobilisations à l’appel de l’ŒGB ont changé le climat politique en Autriche : avant, la majorité de la population accordait au gouvernement une « compétence économique » ; depuis les grèves, la majorité se prononce contre les projets néolibéraux du gouvernement.
Après un long débat interne la Confédération syndicale ŒGB [2] a décidé d’organiser une « grève de défense » contre la réforme du système des retraites. La pression de la base syndicale était déjà très forte lorsque le chancelier Wolfgang Schüssel (ŒVP) a provoqué les « partenaires sociaux » — et surtout les syndicats — avec son attitude obstinée. Il n’empêche que la décision de démarrer la grève fut une surprise pour la majorité des Autrichiens et même pour les activistes syndicaux.
L’ŒGB était partie intégrante du système des « partenaires sociaux » depuis les années 1950. Intégrée dans « l’espace pré-parlementaire » du système politique bourgeois — surtout dans la période de gouvernements sociaux-démocrates — la direction syndicale a gagné en puissance tout en s’éloignant de sa base. Les luttes ouvrières ont été réduites à un moyen de pression dans les négociations et nombre de militants syndicaux de gauche doutaient que l’ŒGB pourrait encore être capable d’organiser des grèves et des actions ouvrières. On parlait du « géant dormant ». Toutes les manifestations de la gauche radicale du 1er mai se déroulaient sous le mot d’ordre « Pour une ŒGB qui mène des luttes ! ». La réforme des retraites fut la goutte qui a fait déborder le vase.
Les 6, 13 et 20 mai l’ŒGB a appelé à des « journées d’action » et de grève. Le 6 et le 13 mai de nombreuses entreprises furent en grève. Les syndicats des cheminots, des employés privés et des employés communaux constituèrent le cœur des actions et garantirent leur succès. Non seulement ils furent le fer de lance des premières grèves et manifestations, mais ils organisèrent de nombreuses actions radicales : beaucoup de petites manifestations qui bloquaient la circulation, des blocages des postes de frontières et d’autoroutes, des meetings publics, des pique-niques de grève dans des parcs publics garantissaient que tout le monde, même ceux qui travaillaient dans une entreprise qui n’était pas en grève ou qui étaient au chômage, pouvaient participer à ces actions. Le 13 mai, l’ŒGB appela à une manifestation à Vienne : 200 000 à 300 000 occupèrent les rues.
À la mi-mai, le président Thomas Klestil [3] a proposé des « tables rondes » pour sauver « la paix sociale », dans la logique du « partenariat social », pourtant moribond depuis que la social-démocratie n’est plus au gouvernement. Le chancelier Schüssel a saisi la chance d’ouvrir les négociations tout en décidant de ne céder sur rien, pour paralyser les syndicats. La direction de l’ŒGB s’y est précipitée, poursuivant la farce des négociations jusqu’au dernier moment. Lorsque le président de l’ŒGB a annoncé en même temps l’échec des « tables rondes » et un nouveau jour de grève, il était déjà trop tard : le mouvement, lassé par l’attente, démobilisé en partie, avait été divisé.

Une défaite, mais un climat nouveau

Le bilan de la journée de grève du 20 mai témoignait de la division du mouvement. Si les transports publics et les chemins de fer furent en grève pour 24 heures, de même que beaucoup d’entreprises publiques et l’aéroport de Vienne, les lycées et les universités, il n’y avait plus assez de participants pour réaliser les blocages de rues prévus et la participation aux meetings publics était décevante. C’était le résultat de l’interruption des actions durant les « négociations » et de la démoralisation des militants syndicaux qui avaient espéré obtenir un résultat lors des « tables rondes ». De plus — un événement très grave — au sein des syndicats des rumeurs se sont répandues que le président de l’ŒGB s’apprêtait à dénoncer les actions qui se poursuivraient après le vote sur le projet de loi au Parlement.
Ces rumeurs avaient une base réelle : après un jour de grève le 20 mai la direction du ŒGB votait à l’unanimité contre de nouvelles actions et grèves. L’ŒGB voulait « influencer » les députés du conseil national de tous les partis pour ne pas voter le projet de réforme des retraites. Le chancelier Wolfgang Schüssel faisait des petits concessions aux critiques internes dans l’ŒVP et dans le FPŒ. Alors le 6 juin ŒVP et FPŒ votaient pour les lois qui seront la base pour la réforme néolibérale des retraites.
L’ŒGB a lutté — et il a subi une défaite. Mais il a créé une nouvelle situation politique. Dans les débats sur les formes d’actions et de grève, des militants de gauche (aussi les militants de SOAL) avaient la possibilité d’argumenter en faveur d’une grève générale. Une situation combative s’est développée. Le débat défensif des années passées, autour de la question « si le “géant dormant” pouvait encore être réveillé » a été tranché par les faits : sur les 2,3 millions d’employés et de fonctionnaires, plus d’un million furent en grève et participèrent à des actions de résistance ; plus de 18 000 entreprises furent en grève. La plupart des grévistes sont aussi des adhérents de la social-démocratie. Et les formes de lutte qui avaient été dégradées et dénoncées par les bureaucrates alors que la social-démocratie gouvernait sont aujourd’hui plus acceptées que jamais.
Les conséquences pour la bureaucratie syndicale peuvent être imprévisibles. Il y a toujours les forces favorables au « partenariat social », qui espèrent la fin des luttes et une nouvelle forme de négociations après la démonstration de force. Mais il y a aussi une nouvelle génération de syndicalistes, qui prend part au Forum Social Autrichien, qui soutient des mouvements sociaux et qui est capable d’autocritique [4]. Pour la première fois en Autriche les militants syndicaux paraissent apprendre de leurs collègues d’Italie : une semaine après qu’un grand nombre de pilotes italiens se soient déclarés « malades », les pilotes autrichiens ont eu recours eux aussi aux congés maladie pour défendre leurs postes de travail.
Dans les semaines a venir, tous les syndicats organisent des débats internes pour faire un bilan des grèves et des actions. Pour les militants de la gauche radicale — dont les militants de SOAL — il s’agit là d’une situation nouvelle : ils peuvent aujourd’hui intervenir dans ces débats, y être écoutés et même entendus, alors que précédemment les sociaux-démocrates refusaient tout contact avec la gauche radicale, y compris dans le cadre syndical. Aujourd’hui un sujet nouveau est débattu au sein du mouvement syndical : nous avons fait l’expérience qu’une autre politique était possible, mais aussi une autre direction.

Boris Jezek est militant de Sozialistische Alternative (SOAL, section autrichienne de la IVe Internationale) et rédacteur du mensuel viennois Die Linke (La Gauche).

Notes

[1La vie politique autrichienne fut longtemps dominée par l’Œsterreichische Volkspartei (ŒVP, Parti populaire autrichien), conservateur, qui céda le gouvernement à la social-démocratie en 1970, puis, à la suite de l’effritement électoral de la social-démocratie, à des gouvernements sociaux-démocrates soutenus par les Verts (qui obtiennent des députés depuis 1986). À l’extrême droite, le Freiheitliche Partei Œsterreichs (FPŒ, Parti libéral autrichien, fondé en 1955 et réceptacle pour des ex-nazis), un parti populiste fascisant, a connu une lente progression électorale, qui s’est accélérée au cours des années 1990. En 2000 Wolfgang Schüssel, dirigeant du ŒVP, forme pour la première fois un gouvernement avec le FPŒ, ce qui provoque des grandes mobilisations antifascistes.

[2Les syndicats autrichiens sont structurés par branches et tous sont regroupés au sein de l’ŒGB. Les directions sont en grande majorité social-démocrates, sauf celle du syndicat des fonctionnaires, très liée au parti conservateur (ŒVP).

[3Thomas Klestil fut présenté à la présidence par l’ŒVP, mais il s’était opposé à la coalition avec le FPŒ. Il reste assez critique envers le gouvernement de Wolfgang Schüssel.

[4Par exemple le 1er Forum Social Autrichien (du 29 mai au 1er juin) a discuté de la politique raciste de l’ŒGB envers l’immigration (surtout des pays de l’Est) avec la participation des militants syndicalistes.

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