Une contestation sociale à multiples visages
Il n’y a pas eu un seul mouvement mais plusieurs qui se sont succédé, se sont chevauchés et ont parfois même convergé. Même si on ne peut les amalgamer, ils témoignent tous à leur façon d’une double préoccupation : d’une part, le refus de la population de continuer à faire les frais d’une politique néolibérale qui a privilégié systématiquement les employeurs depuis le début des années quatre-vingts et entamé fortement les garanties liées aux statuts de salarié stable ; la volonté de défendre des droits fondamentaux liés à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière.
Que faut-il entendre par citoyenneté ?
La référence au théoricien du Welfare State, T.H. Marshall (1992), au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale est éclairante sur ce point. Une citoyenneté digne de ce nom implique, selon lui, la combinaison de trois dimensions complémentaires (Spenky 1996) : la citoyenneté civile garantissant les libertés individuelles des personnes et le droit au travail (conçu comme le droit d’exercer la profession de son choix, là où l’on veut) ; la citoyenneté politique reposant sur le droit de vote et enfin la citoyenneté sociale garantissant aux individus l’accès à des services publics de qualité, tels l’éducation, la santé etc. On peut juger que T.H. Marshall péchait par optimisme en considérant qu’il n’y a pas incompatibilité entre développement du capitalisme et développement d’une citoyenneté pleine et entière. Mais sa théorie a au moins l’avantage de mettre le doigt sur les exigences qui peuvent être celles de tout citoyen (et citoyenne) conscient de ses droits. L’on est en droit de considérer que cette question était à l’ordre du jour dans les différents mouvements de l’automne 1995, en France.
Le premier de ces mouvements fut celui des étudiant(e)s.
Parti de l’université de Rouen, en octobre, le mouvement s’est diffusé dans une quarantaine de villes universitaires, atteignant son apogée à la fin novembre. Le point de départ de la grève des cours, des occupations de locaux et des manifestations, soutenues par les syndicats étudiants et enseignants, ce fut la misère des universités françaises. Depuis le début des années quatre-vingts, les flux d’étudiant(e)s n’ont cessé de grossir, bouleversant toutes les prévisions : les deux millions d’étudiant(e)s attendu(e)s pour l’an deux mille, étaient déjà là mais il manquait des milliers de postes d’enseignants-chercheurs, de personnels administratifs. Il n’y avait pas assez de salles de cours, ni de places en bibliothèques avec en arrière-fond des injustices flagrantes : les grandes écoles et leurs classes préparatoires captaient 30% du budget de l’enseignement supérieur alors qu’elles n’accueillaient que 4% des étudiants (Libération, du 27 novembre 1995). Autre exemple : l’université de Nanterre craquait sous le nombre des étudiant(e)s, dans des conditions d’insécurité dangereuses tandis qu’une université privée construite avec des subventions publiques départementales, étalait son luxe à quelques pas de là : 50 000 m2 pour... 350 étudiant(e)s (L’Événement du Jeudi, du 23-29 novembre 1995).
Exigence d’un service public d’enseignement digne de ce nom et crainte du chômage [3], telles étaient, me semble-t-il, les deux soucis majeurs de la mobilisation étudiante.
La préoccupation du chômage était très présente également dans le mouvement de décembre.
Le deuxième courant qui a alimenté le fleuve de la contestation sociale, est celui qui s’est révélé à l’occasion de la manifestation à Paris de 40 000 personnes, le 25 novembre 1995. Pour la première fois depuis 1979, plusieurs dizaines de milliers de femmes et d’hommes, toutes générations mêlées se retrouvaient ainsi massivement dans les rues de Paris, dans un cadre unitaire pour le droit à l’avortement et à la contraception, le droit à l’emploi, pour une réelle égalité entre les femmes et les hommes et contre la remontée de l’ordre moral. Plusieurs facteurs expliquent le succès d’une telle manifestation. D’abord le travail de sensibilisation en profondeur opéré depuis 1990 par la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC).
La CADAC s’est créée pour riposter aux attaques des commandos anti-avortement dans les hôpitaux ou les cliniques privées : entre 1990 et octobre 1995, une centaine d’attaques de ce type ont été recencées. Suite à l’action de la CADAC, une nouvelle loi présentée par Véronique Neiertz a été votée en janvier 1993 définissant le « délit d’entrave à l’IVG ». La CADAC a été créée également pour exiger de nouveaux moyens pour le fonctionnement des centres d’interruption volontaire de grossesse : à Paris par exemple, en 1995, 65% des avortements étaient pratiqués dans des cliniques privées faute de moyens suffisants dans les hôpitaux publics et 5000 Françaises devaient encore se rendre à l’étranger (en Hollande ou en Grande-Bretagne) pour avorter en raison des délais trop courts autorisés dans la loi française (dix semaines de grossesse).
Le deuxième facteur, c’est l’inquiétude soulevée par l’offensive des associations « pro-vie », la remontée de l’extrême droite en France et la formation du nouveau gouvernement. En janvier 1995, 10 000 personnes manifestaient dans les rues de Paris à l’appel d’associations intégristes religieuses et de l’extrême droite pour exiger l’abrogation de la loi autorisant les avortements. Par ailleurs, les actions des commandos anti-avortements se multipliaient et leurs auteurs bénéficiaient d’une très grande indulgence de la part de la Justice. Malgré de nombreuses récidives, les membres de ces commandos n’étaient condamnés qu’à des amendes ou à des peines de prison avec sursis. Grâce à la manifestation, certains tribunaux ont commencé à les condamner à de la prison ferme. Les décisions de justice restent cependant très diverses (Le Monde du 29/11/96). Par ailleurs si la Cour de cassation a rejeté les arguments des commandos anti-IVG en déclarant la loi Veil compatible avec tous les textes internationaux qui défendent les droits de la personne et de l’enfant signés par la France, les adversaires du droit à l’avortement poursuivent leur croisade par d’autres moyens. Ils ont déposé, le 11 mars 1996, une nouvelle proposition de loi visant à abroger le remboursement des avortements non thérapeutiques. Ils ont en outre justifié leur action de commando contre l’hôpital de Chambéry en prétextant que les brochures d’information diffusées aux femmes souhaitant avorter n’avaient pas été réactualisées depuis 1993. La cour d’appel de Chambéry leur a donné raison (Le Monde du 29/11/96) ! Le droit à l’IVG et à son remboursement sont donc toujours contestés.
En juin 1995, le Front national gagnait, pour la première fois, les élections municipales dans trois villes du sud de la France. En juin 1995 encore, au moment du vote de la loi d’amnistie destinée à passer l’éponge sur les délits « mineurs », comme c’est la coutume après chaque élection présidentielle, le nouveau gouvernement proposait d’inclure l’action de ces commandos dans la liste de ces délits « mineurs ». Grâce à la vigilance de la CADAC, des associations féministes et des députés de gauche, cette proposition capotait mais elle avait bien montré que les membres des commandos anti-avortements avaient des relais au sein même du gouvernement et des institutions parlementaires.
Dans le nouveau gouvernement, en effet, plusieurs personnalités s’avéraient être des membres de l’Opus Dei, cette véritable « garde blanche » du Vatican comme l’écrivait François Normand dans Le Monde diplomatique (septembre 1995) ; parmi elles, Madame Clara Lejeune-Gaymard, directrice de cabinet de Mme Codaccioni, responsable du ministère de « la solidarité entre les générations ». Cette dernière, avait déclaré à la presse, lors de sa nomination, qu’elle regrettait de ne pas diriger « un ministère de la vie ».
Aux menaces qui pesaient sur le droit à l’avortement, s’ajoutaient celles concernant le droit à l’emploi des femmes déjà gravement mis en cause par le développement accéléré du temps partiel et des emplois précaires [4] ainsi que par les projets de Mme Codaccioni d’étendre l’allocation parentale pour le premier enfant [5]. Ce type de politique « familiale » a pour but délibéré d’inciter les jeunes mères à quitter le marché du travail et à faire reposer sur les épaules
des femmes principalement les soins et l’éducation des jeunes enfants. C’est d’ailleurs ce qui explique le tollé général suscité par cette proposition. Ce projet, faute de moyens financiers pour le concrétiser, fut abandonné par le deuxième gouvernement Juppé et Mme Codaccioni a perdu, depuis, ses responsabilités nationales. Toutefois, une trentaine de députés de la droite, sous l’impulsion de Christine Boutin et d’Etienne Pinte, a remis à A. Juppé, le 7 janvier 1997, un livre blanc dans lequel figure en bonne place une nouvelle proposition d’ « allocation de libre choix ».
Le troisième facteur est enfin le caractère international de cette offensive des intégristes religieux et de l’extrême droite. Plusieurs reportages à la télévision sur la situation aux USA [6] et l’écho des débats qui ont eu lieu à la conférence internationale de Pékin ont en effet sensibilisé une large partie de l’opinion concernant les menaces qui pesaient sur la liberté des femmes de choisir leur mode de vie et les libertés d’expression de toutes et tous.
C’est ce qui explique sans doute l’écho qu’a rencontré la proposition de la CADAC auprès des diverses associations et organisations de gauche d’organiser une grande manifestation unitaire. Et c’est probablement ce caractère unitaire exceptionnel qui a assuré le succès d’une telle initiative. Cent-quarante-neuf associations (féministes, antifascistes, de lutte contre le chômage etc) et organisations politiques et syndicales de gauche avaient en effet répondu à l’appel. Deux grandes manquaient : FO et la CFDT, sur le plan confédéral [7]. Cette manifestation unitaire et massive a surpris par son ampleur aussi bien les observateurs que les organisatrices. Mais le fait est qu’elle concentrait une forte indignation contre la mise en cause de droits considérés comme fondamentaux et conquis de haute lutte par la « génération de 68 » : le droit à l’avortement libre et remboursé par la sécurité sociale, le droit au travail des femmes, le droit de choisir son mode de vie (mariage ou non, hétéro. ou homosexualité etc.) sans avoir à en référer à une autorité morale et religieuse. Ces droits, les jeunes les croyaient définitivement acquis. Elles et ils ont appris ces dernières années qu’il n’en était rien et qu’il fallait se mobiliser comme leurs parents vingt-cinq ans plus tôt, pour les défendre.
Un mouvement exceptionnel
Au moment même où se dispersait dans la joie cette grande manifestation, commençait la longue grève de décembre 1995 qui allait ébranler par son ampleur et sa détermination l’autorité du premier ministre Alain Juppé, voire celle du Président de la République. Ce mouvement de décembre a eu trois caractéristiques qui en font un évènement social et politique majeur. D’abord et avant tout, ce fut un mouvement d’ensemble ; ensuite ce mouvement fut unitaire ; enfin il exprima une vision du monde. Telles sont les trois caractéristiques que nous allons aborder successivement tout en nous interrogeant sur la nature de la participation des femmes à ce mouvement.
Après le succès des journées de grève générale des fonctionnaires, les 10 octobre et 24 novembre 1995, organisées unitairement par tous les syndicats pour protester d’abord contre le blocage des salaires dans la fonction publique, et ensuite contre le plan Juppé qui prévoyait le report de l’âge de la retraite pour les fonctionnaires, les fédérations syndicales de cheminots décidaient de lancer un mot d’ordre national de grève reconductible. Pour eux, il s’agissait d’obtenir le maintien du droit à la retraite à 55 ans et le retrait du « projet de plan » décidé sans négociation par la direction de la SNCF, plan qui prévoyait la suppression de plusieurs milliers d’emplois et de kilomètres de lignes de chemins de fer considérées par les technocrates comme « non rentables ». Mais cette grève, au lieu de rester isolée, fit rapidement tache d’huile chez les conducteurs du métro parisien, chez les salarié(e)s de la poste, du gaz et de l’électricité, chez les institutrices et instituteurs, dans certains hôpitaux etc. Loin de rester une grève catégorielle, elle s’est transformée en un vaste mouvement de protestation générale qui a débouché sur la paralysie générale des chemins de fer sur le plan national, des transports publics parisiens et sur des mouvements de grève plus ou moins importants dans toute la fonction publique, avec des manifestations d’une très grande ampleur à Paris et en Province, notamment les 12 et 16 décembre. Une telle convergence de grèves et de manifestations sur une longue période est exceptionnelle. Il faut effectivement remonter à Mai 68 pour trouver un mouvement de cette envergure, quelles que soient par ailleurs les différences. Il n’y a pas eu de grève générale comme en 1968 et le secteur privé est resté largement à l’écart : cette différence d’investissement dans la grève s’explique notamment par le fait que les salarié(e)s du privé sont bien plus vulnérables face au patron en cas de grève que ceux du public, dans un contexte de dégradation accélérée des conditions d’emploi et qu’ils ont déjà subi la réforme de leur retraite en 1993. C’est la première fois, par contre, qu’une grève dans les transports publics suscite aussi peu d’opposition de la part des usagers (cf. les sondages successifs évoqués en annexe). Pendant près d’un mois, les habitants de la région parisienne ont pratiqué, avec un grand stoïcisme, plusieurs heures de marche à pied par jour ou supporté les embouteillages inextricables autour de Paris, refusant de se transformer en briseurs de grève comme les y incitait la droite.
Contrairement à Mai 68, les villes de province se mobilisèrent autant ou plus que la région parisienne [8]. Enfin si les salarié(e)s du secteur public n’étaient pas tous en grève reconductible, nombreux sont ceux et celles qui débrayaient les jours de manifestation pour ne pas se priver du plaisir (retrouvé) de participer à des manifestations de masse, dans lesquelles chaque individu(e) prenait conscience de la force collective de ce mouvement, dans lesquelles s’opérait un vaste brassage des personnes, des mots d’ordre, des émotions et des idées. Ce « mouvement d’ensemble » n’était pas seulement une question de nombre. Faire grève, manifester, c’est être avec. C’est privilégier les rapports horizontaux entre citoyen(ne)s au détriment des rapports verticaux qui nous condamnent à la solitude dans les démocraties occidentales comme l’écrit Robert Redeker : « Les points communs de ces deux verticalités politiques (l’une qui va de bas en haut avec le suffrage universel, l’autre qui descend de haut en bas avec la télévision) sont : la solitude des citoyens, isolés, atomisés devant leur poste de télévison et dans les isoloirs, ainsi que la séquestration de la parole politique alors transformée en produit vendu selon les techniques de la communication publicitaire » (1996, p. 6). A l’inverse, avec la grève et les manifestations, les salarié(e)s ont retrouvé la parole, une parole qui s’est libérée, jour après jour, dans les assemblées générales quotidiennes qui se sont tenues sur les lieux de travail, partout où la grève a été votée.
Les femmes actrices à part entière
Les médias ont eu très largement tendance à décrire cette grève comme un mouvement neutre, voire purement masculin. La tentation était d’autant plus grande que les secteurs moteurs (et paralysants de la vie économique) dans la lutte étaient les roulants de la SNCF et les conducteurs de la RATP, bastions très masculins dans le monde salarié. Ils réintroduisaient, de plus, des symboles très anciens de la lutte de classe traditionnelle avec les piquets de grève autour des feux, les fumigènes spectaculaires etc. Mais à la SNCF, il y a aussi des femmes (dans les bureaux et le secteur commercial principalement [9]) ; par ailleurs ce mouvement n’aurait pas eu un tel impact s’il n’avait pas été relayé par d’autres secteurs mixtes et plus féminisés du salariat. [10]
Or, comme j’ai pu le constater lors de différentes interviews de femmes (cheminotes de la région parisienne — étudiantes de Toulouse — infirmières, institutrice, employée de la Sécurité sociale etc. de Rouen [11]) réalisées au lendemain de la grève, dans tous les secteurs, de nombreuses femmes n’ont pas hésité à s’investir activement dans l’animation de la grève.
À Rouen, par exemple, les cheminots (après le mouvement des étudiants) ont été à l’avant-garde de la grève dans toute l’agglomération mais les femmes salariées ne sont pas demeurées en reste. Les cheminots sont partis en grève les premiers, appelant l’ensemble de la population à les rejoindre dans la lutte « pour le retrait du Plan Juppé, pour la défense des acquis sociaux et des services publics ». Ils se sont déplacés pour aller convaincre les postiers des centres de tri de les rejoindre dans la grève ; enfin, ils ont donné l’exemple d’une organisation très démocratique de la grève par le biais d’un « comité d’organisation » composé des délégués élus des assemblées générales de grévistes et des représentants syndicaux. Et c’est
à la « fosse » (nom donné à l’ atelier de réparation des locomotives) que s’est tenu quotidiennement un meeting avec tous les secteurs en lutte dans la ville et ils étaient nombreux.
A côté des agents de l’ EDF et des postiers du centre de tri (secteurs plutôt masculins), on retrouvait des salarié(e)s de l’hôpital psychiatrique, de la Caisse nationale d’épargne, des écoles primaires, de la caisse primaire d’assurances maladie (établissement à statut privé), secteurs où les femmes sont en forte proportion, voire en majorité. Là et ailleurs, les femmes ont été des actrices à part entière du mouvement social et pas seulement des spectatrices bienveillantes.
Là, comme dans bien d’autres villes, les institutrices (et les instituteurs) du primaire ont reconduit la grève quotidiennement pendant plus de quinze jours. Ceci n’est pas nouveau pour elles. Mais c’est la première fois qu’elles ont poussé aussi loin l’organisation démocratique de la grève avec la mise sur pied, sur l’ensemble de l’agglomération, d’un « comité d’organisation » de l’enseignement primaire, constitué des délégué(e)s élu(e)s des assemblées générales de grévistes et des représentant(e)s des syndicats, suivant en cela l’exemple des cheminots. C’est la première fois également que des liens interprofessionnels aussi larges se sont noués sur la ville entre des secteurs aussi différents, ceci dans une ambiance très chaleureuse, d’après tous les témoignages.
Une grève unitaire
La deuxième caractéristique de ce mouvement, en effet, fut son caractère unitaire. Au niveau national, pour la première fois depuis très longtemps, c’est l’ensemble des organisations syndicales qui a appelé les fonctionnaires à faire grève les 10 octobre et le 24 novembre 1995. Pour la première fois, des confédérations aussi différentes que la CFDT, la CGT et FO, ainsi que la FEN et la FSU (créée en 1992), se retrouvaient unies dans l’action. C’est également l’ensemble des organisations syndicales de cheminots, puis des salariés de la RATP, qui a appelé à la grève reconductible. Le front syndical commun fut néanmoins affaibli par les prises de position de Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, qui a apporté publiquement son « soutien critique » à la réforme de la Sécurité sociale, le jour même de sa présentation par Alain Juppé devant les députés, le 15 novembre. Ce qui lui fut d’ailleurs reproché par d’ autres dirigeants confédéraux et par nombre de militant(e)s de la CFDT elle-même [12]. Mais cette unité, au niveau des confédérations et tout particulièrement entre la CGT, FO et la FSU n’a jamais pu se concrétiser par un véritable plan de bataille commun pour obtenir le retrait du « Plan Juppé » et un mot d’ordre de « grève générale », ce que souhaitait l’opposition de gauche dans les syndicats, notamment au sein de la CGT. La direction de cette dernière a préféré s’en tenir, quant à elle, au mot d’ordre d’ « extension » de la grève, jugé plus souple et plus adapté aux rapports de forces réels dans le secteur privé.
Cette unité, on l’a retrouvée surtout sur les lieux de travail : au fil des manifestations, les banderolles unitaires d’entreprises et d’établissements ont remplacé souvent les banderolles par syndicats, témoignant ainsi de la volonté des grévistes d’agir ensemble. Cette unité, elle s’est forgée non seulement au niveau d’une branche professionnelle comme dans de nombreux conflits antérieurs [13] mais également à l’échelle de toute une ville parfois, comme en témoigne l’exemple de Rouen. Elle a été d’ailleurs d’autant plus aisée que la crise du Parti communiste français et son évolution ont rendu ses militant(e)s plus ouvert(e)s. Mais le moindre poids des appareils syndicaux ou des partis n’est pas seulement lié à la brusque découverte par les dirigeants des bienfaits de la démocratie ; il est aussi le résultat du choix opéré par les confédérations et les directions de la gauche « traditionnelle » du Parti socialiste et du Parti communiste : celui d’accompagner le mouvement de grève, plutôt que de proposer des objectifs à la mobilisation. Aucun d’entre eux, par exemple, n’a demandé la démisssion du premier ministre ou l’organisation d’élections législatives anticipées. Pourtant cette question pouvait se poser tant le décalage était évident entre les aspirations de la population et la politique du gouvernement, tant était énorme également le fossé entre les promesses électorales du candidat Jacques Chirac et la politique appliquée par Alain Juppé. Plusieurs raisons ont conduit les dirigeant(e)s de la gauche traditionnelle à être discrets, voire silencieux durant cette période politique. Le Parti socialiste était divisé : certains de ses dirigeants étaient favorables au Plan Juppé. Ce plan de rationnement des dépenses de santé prolongeait, en effet, une série de mesures décidées par le ministre socialiste de la Santé avant 1993. Pour eux, la critique, dans ces conditions, était malaisée. Le Parti communiste, quant à lui, tout occupé à rénover son image, a préféré, à l’instar du PS, ne pas précipiter les rythmes de la crise gouvernementale.
Les significations du mouvement social
Comment expliquer ce mouvement ? Etait-ce le résultat d’une simple « maladresse », d’un « déficit pédagogique » de la part du gouvernement comme l’ont écrit certains ?
Les salariés n’avaient-ils rien compris à la « réforme » du premier ministre ? Auraient-ils dû suivre l’avis de Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, et de certains intellectuels qui saluaient la réforme d’A. Juppé comme « une réforme de fond qui va dans le sens de la justice sociale » [14] ? Contrairement à ce qu’ont pu dire ou écrire ses détracteurs, ce mouvement n’était pas « corporatiste » mais porteur, en pointillé, d’une vision du monde et c’est sa troisième caractéristique. Il n’est pas question de nier une des raisons qui ont motivé ce grand chambardement : la crainte de voir remis en cause non pas des « privilèges » (terme utilisé par le gouvernement) mais des acquis sociaux parmi lesquels la Sécurité sociale instaurée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et le droit à bénéficier d’une retraite à taux plein entre cinquante-cinq et soixante ans, après avoir cotisé régulièrement à la Sécurité sociale. Et comme l’écrit Michel Pernet, un des dirigeants de la fédération générale des transports et de l’équipement de la CFDT, opposé à l’orientation de Nicole Notat, dans ce mouvement il y avait bien évidemment l’expression d’un « ras-le-bol » : « Ras-le-bol d’une politique unique qui leur a constamment demandé des sacrifices alors que parallèlement le chômage ne cessait de s’étendre et que les richesses qui continuaient d’être produites (+50% en vingt ans) étaient accaparées par les vrais privilégiés : les rentiers, les propriétaires, les patrons » (Le Monde, du 8 décembre 1995). Mais au-delà de cette révolte, M. Pernet discernait des aspirations en positif : « Ce ras-le-bol (...) n’est pas séparable d’une aspiration à un changement profond de société qui mette fin à la prosternation devant les marchés financiers et les taux d’intérêt. Une autre société où l’homme soit remis au centre, où solidarité et égalité redeviennent le ciment collectif, tel est le sens qu’il faut donner à ce mouvement » [15].
Personne dans ce mouvement n’avait de modèle de société à proposer « clefs en mains ». Mais s’il y a eu ce grand soulèvement contre le Plan Juppé et pour la défense des services publics (ce sont ces thèmes qui ont fédéré le mouvement social au-delà des particularités de chaque secteur), c’est que chacun(e) sentait bien qu’une protection sociale et des services publics de qualité restaient les filets indispensables pour éviter que ne s’aggravent encore les inégalités sociales [16]. Cette question des services publics n’est pas nouvelle en France. Elle a déjà été au cœur d’un certain nombre de luttes dans notre pays. En 1974, les postier(e)s s’étaient mobilisé(e)s contre la privatisation des PTT et les suppressions d’emplois ; les cheminots avaient également soulevé cette question à plusieurs reprises. Mais celles qui, selon nous, ont mis au centre de leurs revendications cette préoccupation [17], ce sont les infirmières en 1989 (Kergoat et alii 1992), les assistantes sociales en 1991 (Trat 1994). Les unes refusaient la dégradation des conditions de travail à l’hôpital qui mettaient en danger la qualité des soins ; les autres dénonçaient le développement de l’exclusion avec le chômage et les atteintes aux droits fondamentaux d’une partie de la population. Ces luttes majoritairement féminines sont restées très isolées mais n’en ont pas moins posé des questions essentielles. Elles aussi avaient pourtant été taxées, à l’époque, de « corporatistes » par la direction de la CFDT.
S’il est vrai que la critique du plan Juppé n’a pas débouché sur une orientation alternative, elle a révélé néanmoins au grand jour les multiples sens du mot « réforme » et c’est un autre des mérites de ce mouvement social : le mot « réforme » peut recouvrir des projets totalement différents. Ainsi, face à la « réforme » gouvernementale, M. Pernet terminait son article (déjà cité) en préconisant quatre réformes « essentielles » :
— donner la priorité à l’emploi par la réduction massive du temps de travail : sans réduction massive du chômage, de la précarité, du temps partiel contraint imposé aux femmes, la société continuera de se désagréger (...). Il est temps que cette revendication (une loi-cadre pour les 32 heures) soit débattue par les salariés et portée par eux.
— défendre et rénover la protection sociale (...)
— développer et moderniser les services publics aujourd’hui menacés par les politiques de dérèglementation et de désengagement de l’Etat. Des services publics (...) nombreux, modernes, bien équipés, dotés d’effectifs suffisants, réellement au service du public, sont l’une des conditions indispensables à la la lutte contre l’exclusion et pour réduire les inégalités ;
— une autre répartition des richesses pour développer les solidarités. La fiscalité en est un des éléments (...) ».
Contrairement aux voeux de M. Pernet, ces propositions n’ont pas abouti à l’élaboration d’une plateforme unitaire nationale.
Néanmoins, ce mouvement a été l’occasion d’amorcer des débats sur la question des sans-logis et plus largement des « sans-droit » [18], de la précarité, de la baisse du temps de travail, de la notion de « qualité » en matière de services publics et de santé, ainsi que sur l’Europe. Certains ont dit que ce mouvement était la première grève « contre l’Europe de Maastricht ». Ce n’est pas faux. Le gouvernement actuel (et les précédents) n’a pas cessé, en effet, de justifier les choix de rigueur budgétaire (pour les salariés) par les « contraintes » imposées par la construction européenne, par le choix de la « monnaie unique ». C’est au nom des mêmes « contraintes » que le gouvernement veut imposer une « dérèglementation » dans de nombreux services publics. Mais là encore il nous semble abusif d’associer ce rejet à un « repli identitaire » sur la France. Ce rejet peut exprimer tout simplement l’exigence d’une Europe fondée sur le progrès social et non sur les inégalités.
Les effets de ce mouvement sur la vie politique et sociale sont multiples : du côté du gouvernement, il faut noter une certaine prudence dans la manière, adoptée depuis, de « gérer » les conflits sociaux. On ne peut comprendre autrement la rapidité avec laquelle, lors du conflit des chauffeurs-routiers, il a nommé un « médiateur » pour permettre une négociation entre les organisations syndicales et les employeurs dans ce secteur (Debons, 1997).
C’est aussi dans le souci de désamorcer la bombe des licenciements annoncés par dizaine de milliers, dans le secteur privé notamment, qu’un député de l’UDF, Gilles de Robien, a présenté une loi [19] qui permet de financer, sur le budget de l’Etat, une baisse de temps de travail significative dans les entreprises pour éviter des licenciements secs ou permettre de nouvelles embauches. Mais cette loi qui a donné lieu à cent accords d’entreprises, en moins d’un an, a des effets inattendus pour son promoteur : son « succès » relatif grève le budget de l’Etat ; le patronat et les députés de la majorités sont divisés (Libération, du 29/1/97). Par ailleurs, elle a donné une certaine légitimité à une revendication des salarié(e)s en faveur d’une baisse importante du temps de travail sans perte de salaire. Mais si le gouvernement est « prudent », il n’en continue pas moins à appliquer ses « réformes » en matière de protection sociale (mise en place du « remboursement de la dette sociale » ou RDS, du contrôle des dépenses de santé, de la réforme hospitalière, des fonds de pension [20]) tout en maintenant le cap sur la défense du franc etc.
Le deuxième effet important du mouvement social, c’est un encouragement donné à des luttes dans différents secteurs : celle des sans-papiers depuis mars 1996 ; celles des chauffeur-routiers ou des intermittents du spectacle en décembre 1996 ; celle des maîtres-auxiliaires de l’enseignement secondaire ; celle des salarié(e)s du Crédit foncier en janvier et février 1997, celle des traminots etc. Les associations de chômeurs ont également ressenti le besoin de faire entendre leur voix, de manière unitaire, à la veille de la renégociation de la convention UNEDIC en décembre 1996. Toutes ces luttes reposent à leur manière la question de fond soulevée lors du mouvement social de novembre-décembre : les salarié(e)s doivent-ils accepter de nouveaux licenciements, des réductions de salaire, des emplois de plus en plus précaires, des horaires de plus en plus flexibles au nom de la « nécessaire adaptation » face à la concurrence internationale ou, au contraire, choisir une autre voie pour la « modernisation » de la société qui passe par une baisse importante du temps de travail sans baisse de salaire, la création d’emplois nouveaux et une réforme de la fiscalité qui taxe les revenus du patrimoine à hauteur de leurs profits ? Ou bien encore, emprunter une troisième voie, qui concilie les intérêts des salarié(e) et des employeurs, et qui serait en train d’être expérimentée, paraît-il, avec la loi Robien ou des accords d’entreprises tels que celui signé à EDF [21] entre la direction et les syndicats les moins représentatifs ? Cette troisième voie en est-elle vraiment une ? Rien n’est moins évident. En effet, dans ces différents cas, ce sont les salarié(e)s qui financent leur baisse de temps de travail, soit indirectement en tant que contribuables, soit directement par une baisse de leur salaire. En tout état de cause, ces accords signés dans le cadre de la loi Robien ou celui d’EDF se traduisent par une annualisation du temps de travail et une flexibilité accrue des horaires de travail. Si l’on s’intéresse aux conséquences de tels accords pour les femmes salariées, on peut craindre qu’ils ne les pénalisent davantage encore. En effet, elles cumulent les plus bas salaires et les retraites les plus médiocres et c’est toujours sur elles que reposent principalement les charges familiales.
Ce sont de véritables débats de société qui sont en cause, on le voit, mais il faut constater que les partis de gauche ainsi que les grandes confédérations syndicales n’ont pris aucune initiative centrale, de manière unitaire, pour les faire avancer. On peut s’interroger enfin quant aux effets du mouvement social sur l’organisation même des femmes. Les femmes actrices du mouvement social réussiront-elles à peser sur la scène sociale et politique collectivement, en tant que sujet ?
Après le 25 novembre 1995 et sous la pression du mouvement social de 1995, le collectif unitaire de préparation à la manifestation s’est transformé en collectif unitaire de préparation à des assises nationales pour les droits des femmes. Depuis plus d’un an maintenant, des commissions de travail se sont mises en place à Paris et dans les régions, autour de différents thèmes [22] liés à tous les aspects de la vie des femmes. Ces assises ont été préparées par des assises régionales dans certaines grandes villes comme Lille, Bordeaux, Marseilles, Toulouse, Clermont-Ferrand etc. Elles ont comme objectif de faire « un état des lieux » des rapports sociaux de sexe en France aujourd’hui et d’aller vers l’élaboration d’une ou des plateformes de lutte susceptibles de rassembler unitairement le maximum de forces en vue de peser collectivement en faveur des droits des femmes. Personne ne peut dire si cette intitiative sera un modeste ou un grand succès mais il faut noter que depuis le mouvement social de 1995, des femmes, dans certains syndicats [23], dans les organisations politiques et associations diverses, commencent à renouer des liens de solidarité, qui ouvrent la perspective d’un renouveau de l’action collective des femmes.