Au pouvoir depuis 1998, la « révolution bolivarienne » est aussi méconnue que controversée. Lorsque Hugo Chavez arrive à la présidence de la république en 1998, il prend les rênes d’un pays et d’un État profondément dépolitisés, gravement malades de la corruption et du clientélisme. La « démocratie » instaurée en 1958 fut confisquée par les élites des partis alliées au grand bénéfice de quelques réseaux affairistes qui se répartissent les fruits du pouvoir dans le premier producteur-exportateur de pétrole. Le président Chavez a été élu sur la base du rejet de cet ancien système plus que sur un projet politique solide porté par des forces sociales organisées sur lesquelles il puisse s’appuyer. La clémence au moment du jugement est donc de vigueur, d’autant plus que le processus politique en cours au Venezuela est totalement novateur et inédit.
Disons-le d’emblée, il n’y a pas de révolution socialiste au Venezuela dont le leader serait Hugo Chavez. Mais si on entend par « révolution » le changement radical de la mentalité politique et de son organisation, la prise de conscience massive que le pouvoir appartient au peuple, alors cette révolution est en marche. Si on entend par « révolution » un processus long, qui naît avant ses réalisations concrètes, la révolution vénézuélienne a commencé dans les années 1950 contre la dictature de Marcos Pérez Jimenez et se trouve aujourd’hui aux portes du pouvoir avec Hugo Chavez comme porte-parole. Pour reprendre une idée fréquemment invoquée par les partisans du président au béret rouge, la « révolution bolivarienne » serait une sorte de révolution française, étape indispensable pour assainir le pays et le préparer à des processus plus radicaux à l’avenir.
Voyons comment naît et meurt la « démocratie représentative » par la marginalisation des forces de la gauche révolutionnaire qui décident d’investir des forces dans un travail politique interne à l’armée avant d’essayer de décrire la complexe réalité de la « révolution bolivarienne », étape de la « démocratie participative et protagoniste, multiethnique et pluriculturelle » selon le préambule de la « Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela ».
- Hugo Chávez
- Domaine public, Freepng.fr.
Pacte anticommuniste
L’histoire contemporaine du Venezuela a souvent été présentée par les analystes comme une exception à l’échelle latino-américaine : un pays dans lequel a réussi à s’installer une démocratie représentative et libérale pendant que le reste du continent était soumis à l’instabilité politique des dictatures militaires et du développement des guérillas. La réalité est autrement plus complexe !
La démocratie représentative du Venezuela naît le 23 janvier 1958 avec le renversement de la dictature de Marcos Pérez Jiménez à la suite d’une insurrection populaire accompagnée d’un soulèvement militaire. Côté civil, le Parti Communiste Vénézuélien (PCV) est le parti le plus actif dans l’insurrection ; il dirige la Junte Patriotique — l’alliance de tous les partis opposés à la dictature : Action Démocratique, COPEI, URD et PCV [1]. Certains historiens affirment que les classes les plus favorisées de l’époque, alliées aux États-Unis, avaient intérêt au renversement de la dictature, qui ne répondait plus tout à fait à leurs intérêts.
À cette époque, le Venezuela est le principal pays pétrolier de la planète. Il fut le principal fournisseur de pétrole et de matières premières nécessaires au déploiement militaire des États-Unis pour intervenir en Europe pendant la seconde guerre mondiale. L’ensemble de l’industrie pétrolière est contrôlé par les compagnies occidentales, notamment anglo-saxonnes. La chute de la dictature amène un nouveau régime politique qui se met définitivement en place avec l’élection de Romulo Betancourt, dirigeant de l’AD en exil. Le PCV se rallie à la candidature de Wolfgang Larrazabal qui assura l’intérim de la présidence entre le 23 janvier 1958 et l’élection de Betancourt en janvier 1959. Le nouveau régime, qui se dote d’une Constitution en 1961, est scellé pendant l’année 1958 par une alliance entre les trois principaux partis (AD, COPEI, URD). Cette alliance décide de marginaliser le PCV,, par le biais du Pacte de Punto Fijo. Il s’agit d’une sorte d’accord de co-gouvernement entre les trois partis qui, sous prétexte de protéger la démocratie naissante, décident de se partager le pouvoir quels que soient les résultats électoraux. Parallèlement, la principale centrale syndicale, la Centrale des Travailleurs du Venezuela (CTV), dirigée par AD et répondant directement à ses intérêts, signe un accord avec le patronat sur la non-remise en cause des conventions collectives issues de la dictature. Ainsi, le modèle est ficelé, les trois partis se partagent le pouvoir, les travailleurs sont marginalisés comme acteur politique par le rapt de la centrale syndicale, et la gauche se voit écartée. Ce pacte de Punto Fijo s’effondrera définitivement avec la victoire de Chavez en 1998, qui bénéficie alors d’un grand soutien populaire dans son opposition frontale à ce régime dénommé « régime populiste de conciliation des élites » par les politologues vénézuéliens.
Travail militaire du PCV
Parallèlement à l’établissement de ce modèle politique, la gauche ne reste pas inactive. Les premiers mois du régime sont agités par les revendications des travailleurs, des étudiants, et de la gauche révolutionnaire en général, PCV inclus. La victoire de Betancourt en 1958 est rapidement considérée comme une trahison. Élu sur un programme et une image d’homme de gauche (il fut membre du PC du Costa Rica dans les années 1930 et participa à un gouvernement de gauche entre 1945 et 1948, puis il a réaffirmé cette identité politique pendant son exil), sa politique va tourner en faveur des intérêts des classes dominantes, convaincu qu’il est en 1959 qu’aucun gouvernement de rupture ne peut tenir face à l’impérialisme des États-Unis.
La révolution cubaine, qui s’installe le premier janvier 1959, va démentir de façon cinglante ce pronostic. Elle favorise la radicalisation des secteurs de la gauche au sein du parti au pouvoir AD, remet le PCV sur les rails et introduit le conflit régional entre d’un côté la raisonnable « révolution démocratique » vénézuélienne encensée par le département d’État des États-Unis, et de l’autre la révolution castriste vouée aux gémonies par ce même département.
La répression des secteurs de gauche par le gouvernement de Betancourt oblige d’une certaine façon la gauche révolutionnaire à se détourner de la voie légale. Le PCV, le premier, va décider du tournant de la lutte armée, rejoint en 1961 par le MIR, une scission de gauche de l’AD animée par son secteur jeunesse, influencé par le marxisme révolutionnaire pendant les années de clandestinité.
Au sein du PCV, un secteur s’occupe du travail militaire sous la direction de Douglas Bravo. En 1959, il revendique l’adhésion au PCV de 180 officiers de carrière encadrés dans un front militaire. Ce front va tenter de renverser le régime de AD en 1962 par deux tentatives de coup d’État militaire organisées par le PCV. L’émergence de Chavez sur la scène publique le 4 février 1992 est la suite de la stratégie des forces de gauche au sein d’une armée composée dans sa grande majorité d’éléments provenant des secteurs populaires dont une partie de la formation se fait dans les universités publiques, donc perméable à la pensée marxiste et progressiste diffusée par certains universitaires et militants révolutionnaires. En cela, on peut parler d’un processus révolutionnaire qui débute à la fin des années 1950 pour trouver en l’élection de Chavez une première petite victoire.
Engagement clandestin de Hugo Chavez
Hugo Chavez, jeune militaire en formation, entre dans le mouvement clandestin vers la fin des années 1970, capté par son frère, Adan Chavez, aujourd’hui en charge de la réforme agraire au Venezuela, alors militant du Parti de la Révolution vénézuélienne (PRV).
Le PRV est issu de la guérilla. Elle s’est dotée en 1962 d’un Front de Libération Nationale et de Forces Armées de Libération Nationale sous l’influence du PCV. Lorsqu’en 1965, le PCV appelle ses militants à arrêter la lutte armée, Douglas Bravo refuse. Le FLN-FALN se transforme en FALN-PRV. En 1969, la majorité des combattants accepte l’amnistie du Président Caldera. Le groupe de Douglas Bravo et d’Ali Rodriguez — aujourd’hui directeur de la compagnie pétrolière nationale, Petroleos de Venezuela S.A (PDVSA) — maintient le PRV dans la guérilla et reprend un travail clandestin au sein de l’armée.
Notons que tant le PCV que les FALN et qu’ensuite le PRV ont adopté un programme politique antiféodal et anti-impérialiste, polyclassiste. Selon celui-ci, la bourgeoisie nationaliste a sa place dans le régime révolutionnaire à naître, pensée politique largement reprise à son compte par Chavez. Dans le Venezuela des années 2000, la majorité « chaviste » pense comme la guérilla des années 1960, ce qui n’est pas un petit acquis politique.
Hugo Chavez développe au sein des forces armées ce qui deviendra le MBR-200 (Mouvement révolutionnaire bolivarien - 200) qui sera l’outil de l’insurrection civico-militaire du 4 février 1992. Plus connue comme un « coup d État », cette insurrection est la réponse du MBR-200 à la répression des émeutes populaires du 27 février 1989 (le Caracazo), mouvement spontané des masses exclues du Venezuela contre un paquet de mesures néolibérales mises en place par Carlos Andrés Pérez, figure latino-américaine de l’Internationale Socialiste. Les forces de l’ordre laisseront 3 000 morts sur le pavé.
Inconnu, Chavez entre donc sur la scène publique par la tentative de coup d’État du 4 février 1992. Naturellement, les secteurs de la gauche traditionnelle, peu au fait du travail politique au sein des forces armées, se méfient de ce colonel putschiste. À part le PRV, réduit alors à un groupuscule, deux autres partis de la gauche radicale sont au fait, voire développent leur propre appareil au sein des forces armées : la Causa Radical [2] et Bandera Roja [3]. Les masses populaires, elles, voient immédiatement en Chavez une possibilité de se défaire d’un régime honni à cause de sa politique néolibérale et hautement corrompu (une minorité du pays vit selon les standards de vie des États-Unis pendant que l’immense majorité est délaissée).
De 1958 à 1993, tous les présidents ont été issus soit de l’AD soit de COPEI. L’élection présidentielle de 1993 voit la rupture de ce modèle et l’émergence à un niveau de masse de La Causa Radical, parti marxiste hétérodoxe qui s’est développé notamment dans le syndicalisme lutte de classe dans l’Est du pays. Lors de l’élection de 1993 son candidat, Andres Velázquez est sur le point de devenir président. Des fraudes massives lui volent son élection. Une minorité du parti demande que le parti convoque des manifestations de rue pour revendiquer sa victoire… ainsi que la sortie publique des troupes que le parti possède dans l’armée à la suite d’un travail similaire à celui de Douglas Bravo puis de Hugo Chavez ! La majorité refuse, semant les germes de la division de 1997 qui verra naître le parti Patria Para Todos (PPT), aujourd’hui deuxième parti pilier de la majorité chaviste.
Pendant le travail clandestin de Chavez dans l’armée, des contacts avaient eu lieu entre le colonel et la Causa Radical, sans que puisse naître un accord. Lors de l’élection présidentielle de 1993, Chavez appelle à l’abstention active, suscitant une haine farouche de la part de la Causa Radical à son égard. Son candidat Andres Velázquez est aujourd’hui dans l’opposition et n’a pas hésité à apporter son soutien aux militaires putschistes d’avril 2002.
Au moment de participer à l’élection présidentielle de 1998, Chavez précise qu’il s’agit d’un « mouvement tactique ». Dans le cadre de la démocratie représentative, considérer une élection comme tactique, c’est avouer le caractère révolutionnaire de ses objectifs. Il affirme alors vouloir arriver au pouvoir par les urnes pour installer la révolution à partir de sa position de chef d’État légitime.
Une révolution politique
Chavez va gagner successivement plusieurs processus électoraux. Le premier en décembre 1998 contre presque tous les partis établis. Le PPT décide, sous la pression de la base et contre la volonté de son principal dirigeant de l’époque, Pablo Medina [4], de soutenir Chavez. Le Mouvement vers le Socialisme (MAS), pilier du dernier gouvernement de droite de Caldera (1993-1998), le soutient aussi [5], provoquant le départ de ses principaux dirigeants. Toutes les autres forces politiques s’y opposent. Il gagne néanmoins l’élection avec 55 % des suffrages après une campagne de proximité telle que les Vénézuéliens ne l’avaient jamais connue.
Son grand projet politique est d’opérer une réforme constitutionnelle, avec comme slogan : « tout le pouvoir pour le peuple ». Pour y parvenir, il fait voter le principe d’une Assemblée Constituante par référendum. Lors de l’élection de cette Assemblée ses partisans obtiennent 90 % des sièges. La nouvelle Constitution sera écrite en moins d’un an, approuvée par la majorité du corps électoral, avant le renouvellement de tous les mandats électifs en août 2000. Chavez obtient alors plus de voix que lors de l’élection de décembre 1998.
Dans de nombreux domaines, la nouvelle « Constitution bolivarienne » de la République Bolivarienne du Venezuela contient des mesures authentiquement novatrices. Le concept d’État de droit est remplacé par celui d’État de Droit et de Justice, le concept de démocratie participative y est introduit. Les élus deviennent révocables [6]. Le concept de la coopérative ouvrière est introduit, tout comme le principe d’autogestion. Les droits des indigènes sont reconnus y compris les droits de propriété sur la terre, gérée selon les traditions ancestrales des peuples précolombiens. La Constitution est féminisée. Le principe de défense de l’environnement est encadré par de nombreuses dispositions constitutionnelles. Le brevetage du vivant est interdit tout comme le sont les monopoles. Le pétrole, comme matière première, est exclu du champ des possibilités de privatisation. La présence de troupes étrangères sur le territoire est interdite. Le principe de solidarité et d’intégration latino-américaine figure en bonne place.
Pour autant, d’autres éléments indiquent que les négociations dans le bloc arrivé au pouvoir ont fait l’objet de concessions. Pour la droite du bloc Chavez, le principe de police décentralisée issu de l’ancien système est maintenu, contribuant à maintenir de véritables shérifs locaux [7]. L’avortement, après un débat aigu, fut repoussé malgré la position de Chavez en sa faveur (répétée publiquement au mois d’Avril 2003). La non discrimination en raison de l’orientation sexuelle n’a pas été introduite dans la discussion mais Chavez a défendu récemment les droits des homosexuels. La libre entreprise est maintenue comme principe constitutionnel tout comme la propriété privée des moyens de production. La Constitution se situe incontestablement dans le cadre d’un régime capitaliste. Ces exemples parmi d’autres montrent que le parti de Chavez compte, au début de son mandat, d’authentiques réactionnaires [8].
Parsemée d’obstacles pour une véritable révolution sociale, la Constitution n’en est pas moins un outil précieux pour le mouvement populaire qui bénéficie avec elle d’un allié dans la conquête de la démocratie semi-directe, ou démocratie participative. Car c’est là la véritable innovation de la « révolution bolivarienne ».
Une société en mouvement
Des milliers de cercles bolivariens, assemblées populaires, syndicats de luttes, assemblées de femmes, d’étudiants, comités pour les terres urbaines ou agricoles, des dizaines de regroupement politiques à la base, font du Venezuela des années 2000 une société en mouvement. Toutes ces associations bénéficient du soutien franc et massif du chef de l’État qui voit en elles le véritable processus de conscientisation nécessaire à la transformation du pays. Ainsi, a titre d’exemple, c’est avec le soutien du chef de l’État qu’une école peut être reprise en main par la communauté organisée face à sa fermeture par décision politique de la directrice [9]. C’est avec le soutien du ministre de l’Éducation supérieure contre le recteur que se font les assemblées d’étudiants en faveur de l’ouverture aux classes populaires de l’Université publique. L’Institut National des Femmes a développé des milliers de « points de rencontre » dans tout le pays pour sensibiliser les femmes aux violences familiales ou dans le travail, leur rappeler leurs droits, les organiser pour en acquérir d’autres. Ce même institut organise les femmes pour leur accès au micro-crédit public leur permettant de devenir des actrices économiques autonomes, même si les activités proposées reproduisent une forme de division sexuelle des tâches (couture, restauration, etc.). De nombreux nouveaux syndicats sont apparus disputant à la centrale CTV liée à l’opposition le monopole de la représentation des travailleurs. Ces syndicats ont décidé à la suite du lock-out des mois de décembre et janvier de former une nouvelle confédération, l’Union Nationale des Travailleurs [10].
Caracas est une ville de 4 millions d’habitants environ. Une grande partie de sa population vit dans les « barrios » (l’équivalent des favelas brésiliennes), zones où se sont installées les victimes d’un développement économique excluant. De bidonvilles à l’origine, les barrios se sont transformés avec le temps en de véritables quartiers où les habitants construisent leurs maisons sur des terrains occupés, sans titre de propriété. Dans ces quartiers, fiefs du « chavisme », les habitants s’auto-organisent, prennent en main leur quartier et suivent en cela le conseil du président : « organisez-vous, nous vous apporterons le soutien politique et économique ». Ainsi naissent les assemblées populaires, bientôt renforcées par une nouvelle institution : les conseils locaux de planification populaire, auxquels s’opposent tous les bureaucrates, souvent de l’opposition mais aussi parfois de la majorité politique de Chavez.
On a là une des subtilités les plus intéressantes de la « révolution bolivarienne » : le chef de l’État est le principal promoteur de la subversion de l’État par l’organisation populaire. Face à un État hautement bureaucratisé, Hugo Chavez appelle ses compatriotes à gérer eux-mêmes directement les affaires de leurs quartiers, et promeut le contrôle ouvrier des entreprises. Pour que le peuple soit détenteur véritable du pouvoir politique, il doit être organisé et disposé à la lutte, faisant ainsi écho à la théorie marxiste du double pouvoir.
Ce bouillonnement politique impressionnant n’a cependant pas débouché sur une véritable transformation de la société vénézuélienne.
Pas de transformation structurelle palpable
Contrairement à la révolution cubaine qui, en moins de trois ans, avait alphabétisé son peuple, réduit les loyers de moitié, nationalisé l’électricité, mis en place la réforme agraire, la « révolution bolivarienne » n’a pas encore mis en œuvre de grandes réformes structurelles. Mais contrairement aussi à la révolution castriste, le chavisme n’a pas supprimé un journal, pas interdit un parti, et ne compte pas un seul prisonnier politique. Ni pour le meilleur ni pour le pire, la révolution bolivarienne ne peut être assimilée, comme le font les opposants anti-Chavez, à une quelconque « cubanisation ».
Mais de grandes réformes structurelles sont nécessaires pour que le peuple ne perde pas confiance dans les possibilités de ce gouvernement. Un grand plan d’alimentation populaire, commencé timidement ces dernières semaines, doit être développé [11]. La santé publique est dans un état de délabrement avancé. Seule la réforme de l’éducation nationale a commencé avec l’ouverture des écoles bolivariennes qui assure aux élèves l’alimentation et des journées complètes d’enseignement [12].
Cependant, il serait erroné de faire porter la responsabilité entière de ces manques sur le seul gouvernement. La grande difficulté à laquelle est confronté le gouvernement, c’est l’absence de contrôle sur de grandes parties de l’appareil d’État. Or si la stratégie légaliste de Chavez (« une révolution démocratique et pacifique ») lui permet de bénéficier du soutien international des démocrates, la prise de contrôle de l’appareil d’État, composé de travailleurs protégés est substantiellement plus complexe !
Cette réalité bureaucratique s’explique par le modèle de développement du Venezuela de la deuxième moitié du XXe siècle.
Le Venezuela vit depuis quarante ans de sa rente pétrolière qui représente 50 % de ses recettes fiscales et 80 % de ses exportations. 70 % de ses besoins alimentaires sont importés. Pourtant, c’est le 5° exportateur mondial de pétrole et ses ressources minières apparaissent aujourd’hui comme les plus importantes de la planète. Le modèle économique du Venezuela est basé sur l’exportation de son pétrole brut, et l’argent n’a jamais été investi dans l’industrialisation du pays. On peut dire que le Venezuela n’est pas, à proprement parler, un pays capitaliste dirigé par une bourgeoisie nationale. Il n’existe pas à proprement parler de classe ouvrière dépendant d’un patron. 50 % des travailleurs sont employés dans le commerce informel, le plus gros employeur formel est l’État et ses emplois répondent au modèle clientéliste du régime antérieur. Chaque ministre ou directeur de service a fait entrer ses amis sans en licencier d’autres, et l’adhésion aux partis politiques s’est beaucoup faite sur cette base clientéliste. Résultat, les administrations regorgent de salariés protégés qui répondent à des réseaux d’influence qui n’ont que peu de choses à voir avec la hiérarchie administrative que l’on enseigne dans les facultés. À titre d’exemple, le service presse et communication de l’arrondissement Libertador de Caracas a 54 salariés ! Les quelques entreprises privées existantes au Venezuela se sont créées grâce aux apports initiaux de l’État et ceux qui sont devenus propriétaires de ces entreprises n’ont jamais compris ce que le mot impôt signifie.
Absence d’un projet stratégique
Il n’y a pas, au Venezuela, de parti de la classe ouvrière digne de ce nom comme a pu l’être le Parti des travailleurs (PT) du Brésil. Chavez est arrivé au pouvoir sans appareil et sans réflexion stratégique. Il est aussi le produit de la méfiance gigantesque qu’ont les Vénézuéliens pour la forme parti. Or, un parti structuré, qui fournisse au gouvernement des orientations claires à partir des besoins et des réflexions du mouvement populaire fait cruellement défaut. L’absence de projet stratégique de transformation de la société vénézuélienne se fait sentir par les hésitations entre l’alliance avec les travailleurs, le petit patronat local et les facilités faites au capital transnational. Le discours hésite entre la nécessité de la construction d’un capitalisme national (voire quelquefois d’une classe capitaliste) pour favoriser un développement endogène et le développement des forces productives ou l’aspiration à la cogestion voire à l’autogestion.
Le fait que la justice reste inféodée à l’opposition devrait faire l’objet d’une offensive stratégique pour que l’impunité qui sévit au Venezuela ne devienne plus qu’un souvenir. Impunité aussi bien pour ce qui est des délits de droit commun qu’en ce qui concerne les délits politiques : les auteurs du coup d’État du mois d’avril sont tous en liberté par décision de justice ! Là encore, la stratégie légaliste est à la fois un atout et un obstacle aux transformations.
Enfin, malgré ses origines révolutionnaires, Hugo Chavez manque de formation politique. Cela l’a conduit à faire confiance a des personnages qui, tels Alfredo Pena et Luis Miquilena pour ne citer que ceux-là, sont devenus des adversaires de premier plan bien intégrés à l’appareil d’État dès que le processus a connu ses premiers signes de radicalisation.
Du même coup, les forces politiques et sociales qui se trouvent aujourd’hui autour de Chavez sont nettement plus à gauche que celles qui le soutenaient en 1998. L’organisation populaire ayant fait son œuvre, les masses favorables à la « révolution bolivarienne » sont plus vigilantes qu’auparavant, et, mieux formées, commencent à indiquer quelle est la route à suivre. William Lara, ex-Président du Parlement, mettait en garde les membres de la majorité de ne pas se retrouver en deçà des aspirations politiques de la population qui a acquis en 4 ans une formation politique très importante.
Face à des médias aux mains d’une opposition irrationnelle, le mouvement populaire a imposé une loi de contenu de la radio et de la télévision qui est discutée ces semaines au parlement. Même timide, cette loi est le signe que le gouvernement a décidé de ne plus laisser le champ libre à la manipulation de l’information. La nouvelle centrale syndicale, Union Nationale des Travailleurs, se situe nettement sur le terrain de la lutte des classes contre la tradition de collaboration syndicat-patronat de mise au Venezuela depuis 1958. Après l’échec de la grève patronale dans le secteur pétrolier, le gouvernement a repris en main l’industrie pétrolière. Il reste maintenant à reprendre le contrôle de la justice et du conseil électoral afin de pouvoir procéder à la révocation d’un certain nombre de députés et gouverneurs qui après avoir été élus en tant que chavistes ont rejoint l’opposition.
Le processus politique en cours au Venezuela est novateur et interroge nos propres traditions politiques. La prise du pouvoir central ne suffit pas à mettre en route les transformations nécessaires pour partager les richesses nationales. Le Venezuela nous enseigne que la distribution du pouvoir peut être une alternative aux obstacles bureaucratiques dans le cadre d’un processus de transformations qui passe strictement par le cadre légal. Le projet politique n’est pas révolutionnaire et pourtant les classes dominantes n’acceptent pas le suffrage populaire. Les détenteurs du pouvoir économique et politique qui se sont vus déplacés du pouvoir en 1998 feront tout pour empêcher les réformes engagées par Chavez pour que les richesses du Venezuela bénéficient véritablement aux Vénézuéliens. Le Venezuela pose la question maintenant traditionnelle de tous les processus révolutionnaires : peut-on s’en prendre frontalement aux intérêts des classes dominantes dans le cadre d’une révolution « démocratique et pacifique » ? Au Venezuela, de par l’histoire particulière du mouvement révolutionnaire, l’armée est apparemment sous contrôle du gouvernement. Sera-ce suffisant pour éviter une issue non démocratique comme les opposants essayèrent de la provoquer le 11 avril 2002 en remplaçant Chavez par le dirigeant patronal Carmona ?
Quelle issue ?
L’opposition, même démembrée et divisée comme elle l’est actuellement, n’a pas déposé les armes. Elle dispose d’une issue constitutionnelle : la révocation des élus à mi-mandat.
Le président de la République arrive à mi-mandat le 19 août 2003, date à partir de laquelle l’opposition peut récolter des signatures pour soumettre sa révocation au référendum. Depuis plus d’un an, l’opposition ne cesse de répéter que l’immense majorité du pays veut le départ de Chavez. Cette certitude relève de auto-persuasion. Tant les sondages non diffusés que les manifestations en faveur de Hugo Chavez laissent penser que la victoire de l’opposition lors d’un référendum révocatoire n’est pas gagnée d’avance. Cela explique les stratégies multiples de l’opposition, la plus évidente étant d’utiliser les moyens de communications pour diffuser l’idée que, quoiqu’il arrive, le gouvernement est en train de préparer une issue non constitutionnelle à la crise. En semant le doute dans le pays, l’opposition se prépare à expliquer que les conditions ne sont pas requises pour révoquer le mandat de Chavez. Par ailleurs, elle sait que le référendum contre Chavez sera nécessairement accompagné de référendums contre les gouverneurs et députés de l’opposition, et peu sont prêts à abandonner leurs positions de pouvoir.
En cas de révocation du mandat de Chavez, reste une inconnue de taille pour l’opposition : rien n’indique jusqu’à preuve du contraire que l’actuel président ne pourrait se représenter à une nouvelle élection présidentielle. Dans ce cas de figure, le « chavisme » n’a qu’un seul candidat : Chavez. Combien de candidats représenteraient l’opposition ? Il suffit qu’elle n’en ait que deux pour que Chavez soit assuré de gagner la présidentielle. Et si le mandat de Chavez n’était pas révoqué, rien n’indique dans l’attitude de l’opposition qu’elle ne chercherait pas d’issue extra-constitutionnelle à son désir de déplacer le chavisme du gouvernement.
La « révolution bolivarienne » est une étape transitoire nécessaire qui peut ouvrir la voie à une révolution animée par les secteurs opprimés de la société vénézuélienne. Pour qu’elle voie le jour, elle a besoin de l’organisation de réseaux de solidarité politique et syndicale.