Sainte Diana de Galles Crise de société et attente du Salut à la fin du 20e siècle

, par Inprecor

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Dans la tradition chrétienne, le culte des saints nécessite généralement certaines conditions : il faut une personne jeune, suffisamment belle, une figure tragique dans la vie comme dans la mort, qui ait fait le Bien autour d’elle et qui ait été arrachée brusquement à la vie. La mort de Lady Diana a déclenché une vénération qui ne peut être comprise uniquement comme une résultante des mécanismes de la société médiatique. Ce culte en dit plus sur l’état de la communauté humaine portant ce deuil que sur la personne de Diana elle-même.

Le fondement psychologique de la vénération des saints est double : à la fois appel au secours dans la détresse et moyen de s’identifier à eux. Lady Di procurait aux couches les plus diverses une possibilité d’identification, tant à l’épouse abandonnée qu’au teen-ager fou de « sorties en boîte », tant à la mère de famille consciente de ses obligations qu’à ceux que torture le manque de confiance dans leurs capacités, tant à ceux qui se sentent comptables du sort des exclus qu’aux membres de la haute société mus essentiellement par leur besoin de se mettre en scène. Ce sont les nombreuses facettes contradictoires de son existence qui réunissent ce large public.

« Dans la vision du monde de l’homme de la fin du Moyen âge, les Saints étaient les intercesseurs auprès du trône divin. On faisait appel à leur aide pour des problèmes, des maladies ou des nécessités particulières, et ils étaient les garants de cette aide, aussi pouvaient-ils, en cas de déficience, être punis ou humiliés par les croyants déçus. Les Saints étaient partie intégrante de la vie de tous les jours, aimés, respectés, adorés, et rejetés si leur pouvoir était insuffisant ».

Ceci figure dans la préface du catalogue d’une exposition sur le culte des Saints à la fin du Moyen âge, présentée au musée régional du Pays de Bade à Karlsruhe. Sainte Diana de Galles ne remplit pas une fonction différente, et la seule question à laquelle nous avons vraiment à répondre : c’est pourquoi peut-il en être ainsi dans notre société matérialiste de la fin du 20e siècle que l’on prétend tellement sécularisée.

Sa vie

Les Saints du Moyen-âge ont en commun de s’être pliés dès l’enfance aux convictions et aux exigences sociales de leur famille et de leur entourage. Leur vie fut marquée par trois phases : tiraillement intérieur, chemin de croix et dépassement de soi, et chacune, selon les particularités de son histoire, a permis à un grand nombre de personnes de projeter sur elles leurs souffrances et leurs espoirs.

A l’origine de cette discorde entre les attentes de la société et le besoin impérieux de mener une vie religieuse en rupture avec sa position sociale, il y a souvent un événement déterminant vécu dans l’enfance : ainsi Sainte Elisabeth de Thuringe (1207-1231), dont le père, roi de Hongrie, fit décapiter la mère alors qu’elle était âgée de 7 ans. Poursuivie parce qu’elle se détourne des conventions, il ne lui reste plus qu’à chercher à être comprise par le peuple, à se rapprocher des gens simples et à prêcher à leur intention.

Lady Di aussi a eu son chemin de croix : celui d’une femme qui veut faire de sa vie un don d’amour et qui échoue. Si l’on s’en rapporte à ce que l’on connaît de son histoire par ce qu’elle fit diffuser dans l’opinion publique, c’était la conséquence du traumatisme subi lors de la séparation de ses parents, qui l’a rendue incapable d’avoir confiance en ses propres capacités. La souffrance causée par son mariage malheureux se manifesta entre autres par une boulimie et plusieurs tentatives d’automutilation. Ce chemin de croix, elle l’a connu comme d’innombrables femmes de ce monde, qui essaient de résoudre les problèmes de relations entre les gens en s’oubliant dans un effort sacrificiel d’attention à l’autre. Mais à la différence de ces femmes, elle peut les exposer publiquement, en débordant donc de la sphère privée, parce que quelques héritiers de la couronne sont mêlés à ce drame de la séparation et parce qu’elle sait compter sur un intérêt sans équivalent de la part des médias.

Elle est celle qui ne veut à aucun prix qu’on se débarrasse d’elle par le divorce. Pour rendre compréhensible le drame qu’elle a connu dans son mariage et défendre ses droits de mère, il lui faut se tourner vers le peuple : autrement dit à notre époque, s’adresser à la presse. Ce qui la fait entrer en conflit avec la maison royale. La séparation lui est imposée, et par là-même son expulsion de la famille royale.

Ce qui s’est passé ensuite est dû à ses mérites propres. Elle quitte son rôle de victime et revendique de ne pas être exclue des obligations de représentation, qu’elle choisit avec un jugement très sûr : elle présente à l’opinion la mère modèle de deux princes royaux, elle exige des missions d’ambassadrice, elle représente la nation en communiant avec elle par médias interposés. Enfin, elle attribue à la monarchie une fonction qui gagne en importance au fur et à mesure que la misère sociale augmente : la bienfaisance.

Ce faisant elle incarne, bien qu’on lui ait retiré son titre, une autre manière de vivre la monarchie que celle des Windsor, en prenant en compte le besoin de protection, d’union et d’identité de la nation. Lady Di le satisfait grâce à sa capacité à communier avec de parfaits étrangers dans ses affaires privées comme publiques.

« Le dogme dominant de la fin du siècle », écrit l’hebdomadaire américain Newsweek du 15 septembre, « n’est pas le capitalisme débridé. Ce n’est certainement pas le socialisme. C’est une “idélogie de l’intimité” dans laquelle les gens essaient de trouver un sens personnel à des situations impersonnelles. »

Pendant cette semaine où les manifestations de deuil dépassèrent toute mesure, la presse libérale anglaise s’est demandée « ce que notre réaction extrême à la mort de Diana » pouvait signifier. Elle y a trouvé deux explications :

  1. les gens se considèrent comme des victimes. Le deuil collectif leur permet de s’apitoyer sans freins sur eux-mêmes ;
  2. il est possible de faire collectivement l’expérience de ce sentiment.

Une journaliste du Guardian, ayant observé les longues files d’attente, concluait ainsi ses réflexions : « les gens sont mus par un sentiment puissant et important. Mais ce n’est pas le deuil, et cela n’a vraiment rien de moderne ». D’après elle, c’était l’envie d’être présent et de faire une expérience collective historique. « Les expériences collectives de masse sont très rares de nos jours. Nous pouvons choisir entre 50 programmes de télévision, nous avons une vie mobile, atomisée, nous travaillons dans des unités morcelées et payons le prix de notre liberté individualisée. Il est possible que nous n’ayons jamais l’occasion de ressentir ce que cela veut dire d’être vraiment à sa place quelque part. Peut-être n’avons-nous pas pris la mesure du manque que cela crée en nous, qui est ressenti comme une perte » (5/9).

La semaine du deuil a montré que même à la fin du 20e siècle il y a encore une place pour la monarchie : non plus comme représentante d’une classe ou comme intermédiaire entre les classes, mais comme « psyché collective de la nation ». Cela suppose qu’elle soit capable d’exprimer les sentiments de la nation d’une façon appropriée. La presse a salué « le deuil démesuré » de la nation comme un « nouveau culte de l’intimité ». Le désir d’unité dans l’émotion s’est exprimé avec une grande force : la première page d’un journal à sensation à grand tirage lançait à la reine cet appel comminatoire : « Cry, Ma’am ! ». Par renversement, les conclusions s’imposent : à quel point la plupart des gens doivent se sentir désespérément abandonnés face à leurs problèmes quotidiens, pour qu’ils n’aient accès à une communauté que dans la projection sur des tiers !

C’est ainsi que sa majesté royale devient la « princesse du peuple », que la victime devient la « rebelle », et même, à mesure qu’elle s’éloigne du palais royal, « la républicaine ».

Une conservatrice moderne

La méprise ne peut être plus grande. Le modèle de femme que représente Lady Di est absolument conservateur. Sur tous les plans, elle n’existe que dans la mesure où elle a donné naissance à deux princes héritiers. Mais les images d’elle que l’on trouve partout le révèlent tout autant : humilité dans le regard, un certain mélange de résolution et de docilité, la distance d’une princesse, la vulnérabilité, la réalisation dans l’amour maternel, tout cela diffuse des vertus intégralement conservatrices.

Le parallèle avec la Vierge Marie s’impose. Comme reine et victime à la fois, la « déesse » Diana est une représentante de la religion patriarcale : non pas une déesse mère sûre d’elle-même, mais une mère de Dieu pleine de douleur.

Le fait qu’elle soit une jeune femme moderne qui a envie de musique de son temps, de mode, de plaisirs n’y change rien. Le nouveau style de vie propre à la société médiatique et les idéaux conservateurs (épouse et mère par exemple) s’unissent en elle et la prédestinent à devenir une figure de proue de la contre-révolution conservatrice des années 80 qui, pour présenter les vieilles valeurs de façon crédible, ne peut plus s’avancer dans les vêtements des années 50.

Ce n’est pas un hasard si certaines de ses biographies en ont fait une héroïne de la contre-offensive anti-féministe, qui a démarré en Angleterre en même temps que la « révolution » néolibérale de Margaret Tchatcher. Ainsi Camille Paglia : « à un moment où le féminisme semblait avoir modifié le rôle et l’identité des femmes, est apparu avec Diana un nouveau type de femme dans la couche moyenne salariée blanche avec attaché-case. Son charme tenait dans sa fraîcheur, sa féminité, son envie de mariage et d’enfants ». (The Gardian, 4/9/1997).

Ce n’est pas de la faute de Diana si le retour de l’anti-féminisme s’est heurté à l’hostilité de l’Establishment conservateur. La forme particulière de régressivité propre à la monarchie et à la noblesse britannique ainsi que 18 ans de lutte néolibérale pour le droit à l’égoïsme ont pour résultat que même une conception conservatrice de la communauté peut aujourd’hui déjà passer pour révolutionnaire.

Pendant la semaine de deuil, les grands mots « amour » et « chaleur humaine » dominaient dans les coeurs et dans les titres, l’opinion « publiée » vantait la solidarité avec les exclus dont Diana savait faire montre, de la même façon qu’elle avait vanté auparavant l’élan sans scrupules vers « la liberté individuelle ». On ne peut comprendre un tel jaillissement des sentiments autrement que comme une réaction à 20 années de culte de l’égoïsme et de froideur sociale. Ce n’est pas un hasard si cette phrase de Mme Thatcher est revenue à plusieurs reprises : « il n’y a pas de société ! ». En reprenant cette citation, on voulait exprimer que cette idéologie avait fini de servir.

Il se trouve, ironie de l’histoire, que ce fut un premier ministre du Labour qui fut à l’origine de cette méprise : « la princesse du peuple », donnant ainsi une expression officielle à un sentiment diffus. Avec cette expression, Tony Blair se fit le porte-parole de la nation et procura à la presse l’espace nécessaire pour entamer un combat ouvert avec la monarchie sur la question du protocole, autrement dit sur la manière dont la monarchie aurait désormais à parler au peuple. Les formulations étaient fort directes : si vous voulez continuer à être nos rois, vous devez consentir à faire ce que nous, le souverain, exigeons de vous. Le style de vie de Lady Diana devient ainsi une affaire politique : intellectuels et classe politique l’admirent parce qu’elle a indiqué une issue à la crise de la maison des Windsor, en se faisant l’exemple de ce que l’on pourrait décrire par le terme monstrueux de « monarchie populaire » : la fusion de la représentation monarchique et de l’efficacité médiatique.

La crise de représentation des sociétés du troisième âge se cherche une soupape. Et New Labour ne mise en rien sur l’abolition de la monarchie — bien que d’après un sondage, 30 % de la population serait pour ­— mais sur sa réforme. Blair a besoin de la monarchie, car sa volonté de maintenir le cap de la dérégulation du marché du travail ne peut qu’approfondir la division sociale entre les riches et les pauvres. Une figure charismatique qui semble « au-dessus des classes » vient à point nommé, pour autant qu’elle puisse encore remplir cette fonction.

L’attente du salut

Il serait erroné de conclure que le ressort de ce deuil était républicain, il a plus d’analogies avec un sentiment religieux. Dans la préface du catalogue de l’exposition précédemment mentionné, on lit :

« il faut remarquer à quel point les Saints ont gagné en importance, en popularité et en audience de masse dans la conscience large de la population à partir du 14e siècle. Il semble qu’avec l’augmentation des fléaux comme la guerre, la peste qui avait atteint l’Europe depuis 1348 (et à laquelle succomba un tiers de la population de l’Europe centrale rien que pendant la première épidémie) et de nombreuses autres menaces, le nombre des saints que l’on vénérait et auxquels on faisait appel dans la détresse et l’intensité du culte augmentèrent aussi (...) De nombreux villages furent complètement abandonnés, beaucoup de gens gagnèrent les villes. Dans les nouvelles de Boccace on peut lire comment l’épouvante, qui s’emparait des gens en ce temps là, devait être conjurée par la formation des sociétés amicales dans lesquelles on se racontait des nouvelles. Cette société, avec les règles qu’elle s’imposait, était elle-même déjà une partie de la « thérapie » : car la rupture de tous les liens familiaux, de tous les ordres, était partie intégrante de l’épouvante que répandait l’épidémie. La peur diffuse, largement répandue, avait ses racines pour une part non négligeable dans ce traumatisme ».

On peut transposer ces propos intégralement sur les temps modernes.

La nouvelle société qui se forme ici trouve son unité dans le sacrifice. Le mécanisme de la projection de ses propres peines sur une figure qu’on place sur un piédestal et qu’on idéalise suppose qu’on attend de l’aide d’en haut, il ne suppose pas la volonté de prendre son destin en main. Diana doit faire des miracles, et au sens où les miracles sont des événements que les Saints provoquent encore après leur mort, elle en a déjà fait quelques-uns : elle a contraint les Windsor à se soumettre à un débat sur la réforme.

C’est un mécanisme profondément archaïque, « moyenâgeux », auquel il est fait appel. Son fondement, c’est la décomposition effective par 18 ans de politique néolibérale des instruments existants d’auto-organisation de la société, aussi insatisfaisants qu’ils aient pu être, en particulier des syndicats.

Un commentateur clairvoyant du Guardian écrivait à ce sujet : « 1997, trouve ses racines dans la destruction des anciennes institutions et des modes de fonctionnement politiques pendant l’époque Thatcher. La plupart des observateurs ont relevé la présence particulièrement visible des femmes, des afro-antillais, des asiatiques et des homosexuels (parmi la foule endeuillée), les couches sociales donc qui ont été particulièrement exclues des bénédictions de l’ère Thatcher et ont soutenu massivement la grève des mineurs en 1984 » (10/9).

Ces couches ont moins de possibilités de se faire entendre que les travailleurs qualifiés bien organisés. « Durant cette semaine nous fut rappelée la constante perte de pouvoir et d’influence des syndicats et d’autres types d’institutions reposant sur la libre association : ils ont été mis à l’écart ou bien privatisés depuis 1979 ».

Jusqu’alors la seule personne à s’être opposée avec succès à Margaret Tchatcher s’appelle Lady Diana, pas Arthur Scargill.

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