Théologie de la libération

, par LÖWY Michael

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La théologie de la libération se présente d’abord comme un ensemble de textes rédigés depuis 1971 par des figures du catholicisme latino-américain comme Gustavo Gutiérrez au Pérou, Hugo Assmann, Frei Betto, Leonardo et Clodovis Boff au Brésil, Jon Sobrino et Ignacio Ellacuria au Salvador, Segundo Galilea et Ronaldo Muñoz au Chili, Pablo Richard au Chili et au Costa Rica, José Miguel Bonino et Juan Carlos Scannone en Argentine, Enrique Dussel en Argentine et au Mexique, Juan Luis Segundo en Uruguay, pour ne nommer que certains des plus connus.

I- Thèmes fondamentaux

Bien qu’existent des divergences significatives entre ces théologiens, on retrouve, dans la plupart de leurs écrits, plusieurs thèmes fondamentaux souvent perçus comme une critique radicale de la doctrine traditionnelle des Églises catholique et protestantes :
— Un réquisitoire moral et social contre le capitalisme en tant que système injuste et inique, et en tant que forme de péché structurel, le recours à l’analyse marxiste permettant de comprendre les causes de la pauvreté que ce système provoque
— L’option préférentielle en faveur des pauvres et la solidarité avec leur lutte d’auto-émancipation sociale
— Le développement de communautés chrétiennes de base parmi les pauvres comme nouvelle forme de l’Église et comme alternative au mode de vie individualiste imposé par le système capitaliste
— Une nouvelle lecture de la Bible, tournée notamment vers des passages comme l’Exode, paradigme de la lutte de libération d’un peuple asservi
— La lutte contre l’idolâtrie (et non l’athéisme) comme ennemi principal de la religion – c’est-à-dire le combat contre les nouvelles idoles de la mort : Mammon, la richesse ; la puissance, la sécurité nationale ; l’État, la force militaire.

II- Origines

Comme Leonardo Boff l’a déclaré, la théologie de la libération est à la fois le reflet d’une praxis antérieure et une réflexion sur celle-ci. Plus précisément, c’est l’expression d’un vaste mouvement social qui est apparu au début des années 1960, avant que ne paraissent les nouveaux ouvrages de théologie. Ce mouvement comprenait des secteurs significatifs de l’Église (prêtres, ordres religieux, évêques), des mouvements religieux laïcs (Action catholique, Jeunesse universitaire chrétienne, Jeunes ouvriers chrétiens), des commissions pastorales à base populaire (pastorale ouvrière, pastorale de la terre, pastorale urbaine) et les communautés ecclésiastiques de base. Sans la pratique de ce mouvement social qu’on pourrait appeler christianisme de la libération, on ne peut pas comprendre des phénomènes sociaux et historiques aussi importants dans l’Amérique latine des années 1970 et 1980 que la montée de mouvements révolutionnaires en Amérique centrale (Nicaragua, El Salvador) ou l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier et paysan au Brésil.

Le processus de radicalisation de la culture catholique latino-américaine au cours des années 1960, qui va aboutir à la formation de la théologie de la libération, ne diffuse pas du sommet de l’Église vers sa base, ni de la base populaire vers le sommet, mais de la périphérie vers le centre. Les catégories ou secteurs sociaux qui seront le moteur du renouveau dans le champ religieux sont tous, d’une certaine façon, marginaux ou périphériques par rapport à l’institution : les mouvements laïcs de l’Église et leurs aumôniers, les prêtres étrangers, les ordres religieux. Dans certains cas, le mouvement gagne le « centre » et influence les conférences épiscopales (notamment au Brésil) ; dans d’autres, il reste confiné aux « marges » de l’institution.

Tout ce bouillonnement, dans un contexte de renouveau qui fait suite au deuxième concile du Vatican (1962-1965), finit par ébranler l’ensemble de l’Église du continent et, lors de la Conférence épiscopale latino-américaine de Medellin (1968), des résolutions nouvelles sont adoptées. Pour la première fois, elles dénoncent non seulement les structures existantes comme fondées sur l’injustice, la violation des droits fondamentaux du peuple et la « violence institutionnalisée », mais reconnaissent aussi (dans certaines circonstances) la légitimité de l’insurrection révolutionnaire et se solidarisent avec l’aspiration du peuple à la « libération de toute servitude ».

III- Naissance de la théologie de la libération

C’est dans ce contexte qu’est née la théologie de la libération. Dès la fin des années 1960, le thème de la libération commence à occuper les théologiens latino-américains les plus avancés, insatisfaits de la « théologie du développement », prédominante en Amérique latine. C’est le cas notamment d’Hugo Assmann, un théologien brésilien formé à Francfort, qui joue un rôle pionnier en élaborant en 1970 les premiers éléments d’une critique chrétienne et « libérationniste » de l’idéologie du développement.

Mais c’est en 1971, avec le livre de Gustavo Gutiérrez, un prêtre péruvien, ancien élève des universités catholiques de Louvain et de Lyon, que la théologie de la libération est vraiment née. Dans cet ouvrage intitulé Théologie de la libération. Perspectives, Gutiérrez propose un certain nombre d’idées contestataires, destinées à bouleverser profondément la doctrine de l’Église. Tout d’abord, il insiste sur la nécessité de rompre avec le dualisme hérité de la pensée grecque : il n’existe pas deux réalités, une « temporelle » et l’autre « spirituelle », ou deux histoires, une « sacrée » et l’autre « profane ». Il n’y a qu’une seule histoire, et c’est dans cette histoire humaine et temporelle que doit se réaliser la rédemption, le Royaume de Dieu. Il ne s’agit pas d’attendre le salut d’en haut : l’Exode biblique nous montre « la construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique ». Il devient ainsi le modèle d’un salut qui n’est plus individuel et privé mais communautaire et « public », dont l’enjeu n’est pas l’âme de l’individu en tant que telle mais la rédemption et la libération de tout un peuple asservi. Le pauvre, dans cette perspective, n’est plus un objet de pitié ou de charité mais, comme les esclaves hébreux, l’acteur de sa propre libération. Quant à l’Église, elle doit cesser d’être une pièce du système de domination : suivant la grande tradition des prophètes bibliques et l’exemple du Christ, elle doit s’opposer aux puissants et dénoncer l’injustice sociale.

La théologie de la libération n’a influencé qu’une minorité des Églises latino-américaines : dans la plupart des pays, la tendance dominante est restée conservatrice ou modérée. Mais son impact est loin d’être négligeable, en particulier au Brésil où la Conférence nationale des évêques du Brésil (C.N.B.B.), malgré la pression insistante du Vatican, a toujours refusé de la condamner. Parmi les évêques ou cardinaux les plus connus de cette mouvance, on peut citer D. Hélder Câmara (Brésil), D. Paulo Arns (Brésil), D. Pedro Casaldáliga (Brésil), Mgr Méndez Arceo (Mexique), Mgr Samuel Ruiz (Mexique).

L’offensive conservatrice du Vatican, qui adopte la forme de nominations d’évêques connus pour leur hostilité à la théologie de la libération, et la montée spectaculaire des églises ou « sectes » pentecôtistes ont sans doute affaibli le christianisme de la libération. Il n’empêche que beaucoup de cadres et d’animateurs des principaux mouvements protestataires récents — que ce soit le néo-zapatisme du Chiapas, au Mexique, les mobilisations autour de la Conaie (Confédération des nationalités indigènes en Équateur), ou le Mouvement des paysans sans terre (M.S.T.) au Brésil — ont été formés par les idées de la théologie de la libération.

Source

© Encyclopædia Universalis 2010.

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