Mort de la distance [2], monde immatériel [3], économie connectée [4], économie digitale [5] économie basée sur la connaissance [6], organisation virtuelle [7] Toutes ces expressions sont tirées de titres de livres publiés dans les six mois précédant la rédaction de cet article, au printemps 1998. On aurait pu les Multiplier : "virtuel", "cyber", "télé", "en réseau", ou même simplement "e-" semblent pouvoir, de manière interchangeable, être accolés à un éventail presque infini de noms abstraits. Sans même sortir du champ de l’économie, essayez avec "entreprise", "travail", "banque", "commerce" ou "activité" (bien que le système fonctionne tout autant dans d’autres domaines : par Exemple "culture", "politique", "sexe", "démocratie", "relations", "théâtre", "communauté", "art", "société", "shopping" ou "crime").
Un consensus semble émerger en économie comme dans d’autres champs autour de l’idée que quelque chose de complètement nouveau est en train d’advenir : que le monde tel que nous le connaissons est en train de se dématérialiser entièrement (ou, comme le dit Marx, que "tout ce qui était solide part en fumée"), [8] et que cela, d’une manière ou d’une autre, remet en question tous les modèles conceptuels qui furent développés pour arriver à comprendre le vieux monde matériel. On nous offre un univers paradoxal : géographie sans distance, histoire sans temps, valeur sans poids, transactions sans monnaie. C’est une économie qui se sent à l’aise dans un cadre philosophique baudrillardien, où toute réalité devient simulacre et où toute intervention humaine, à supposer même qu’on puisse dire qu’elle existe, se réduit à la manipulation d’abstractions. Mais ces livres n’ont pas été conçus comme des contributions à la théorie culturelle postmoderne ; loin de là : The Death of Distance, de Frances Cairncross affiche une lettre de recommandation enflammée de Rupert Murdoch au-devant de sa jaquette de paillettes bleues, tandis que Weightless World, de Diane Coyle, porte en quatrième de couverture l’approbation de Mervyn King, directeur exécutif de la Banque d’Angleterre. Ce ne sont pas des recherches universitaires sur la nature de l’univers ; ce sont des manuels pratiques pour managers et décideurs politiques. Une nouvelle orthodoxie est en formation, une orthodoxie qui tient pour acquis le fait que la "connaissance est la seule source de valeur, que le travail est contingent et délocalisable, que la globalisation est un processus inexorable et inévitable ; que, par induction, la résistance est futile, et que vouloir exprimer les revendications physiques du corps humain, ici et maintenant, est une démarche désespérément démodée. Les implications de l’émergence de ce "sens commun sont immenses. Ayant la faculté de modeler des problématiques aussi diverses que la fiscalité, la législation du travail, les niveaux de dépenses sociales des Etats, la protection de la vie privée et les politiques environnementales, ces notions servent à légitimer un nouveau programme politique, et plantent le décor pour une nouvelle phase de l’accumulation capitaliste.
La tâche que je me suis assignée ici est de redonner corps au cyberespace : d’essayer de rendre visibles les composantes matérielles de ce monde virtuel. Pour ce faire je me trouve dans une position plutôt curieuse. Alors que je plaide depuis plus de deux décennies pour que la recherche accorde une plus grande importance à l’emploi des “cols blancs”, et à la manière dont les TIC [9] ont facilité sa délocalisation, il peut sembler pervers, pour dire le moins, de répondre, en substance, à cet intérêt soudain pour le sujet : "Attendez une minute. Les choses changent-elles à ce point ? Dans quelle mesure les économies développées sont-elles "dématérialisées" ? Jusqu’à quel point l’emploi dans les services s’étend-il vraiment ? Quelle est la contribution de la "connaissance" à la croissance économique ? Et, au fond, en quoi la plupart des économies sont-elles globales ?
En soulevant de telles questions, la voie qu’on emprunte est délicate. D’un côté, il est nécessaire de soumettre les prétentions des partisans de la "nouvelle économie à quelques tests empiriques. Avant de jeter l’eau du bain, en d’autres mots, il est sage de vérifier que n’y surnage aucun bébé. D’un autre côté, il est nécessaire d’éviter le danger opposé, qui consiste à prétendre que rien n’a changé : que, sous prétexte qu’on ne peut mesurer précisément une chose avec les instruments existants, cette chose n’existe pas. Je ne peux pas prétendre avoir suivi cette voie jusqu’à son terme. Mais j’espère en tout cas avoir balisé certains des principaux terrains minés qu’il faut éviter en chemin. Si je n’ai pas trouvé de solutions, au moins j’espère avoir identifié des problèmes. En cela, m’ont démesurément aidée des discussions que j’ai eues avec l’économiste Henry Neuburger, qui a apporté plus de rigueur sceptique à ces questions que quiconque à ma connaissance. Il n’est bien sûr aucunement responsable des éventuelles insuffisances de mon argumentation, j’en porte seule les torts. Au risque d’apparaître prétentieuse, il semble en outre nécessaire de situer le problème dans son contexte épistémologique. La position actuellement hégémonique du postmodernisme [10] dans la plupart des départements universitaires (à l’exception partielle des "sciences dures3 a créé un certain nombre d’obstacles au traitement de telles questions. [...]
Examinons les principes fondamentaux de l’école de "l’économie immatérielle . Trois thèmes principaux émergent de cette littérature : la dématérialisation, le "paradoxe de la productivité et la globalisation. Bien qu’ils puissent conceptuellement être distingués les uns des autres, ils tendent dans la pratique à être débattus ensemble.
L’un des chefs de file de la thèse de la dématérialisation est Danny Quah [11], un économétricien formé à Harvard, enseignant à la London School of Economics. Son argument central est que l’économie se dématérialise progressivement du fait du remplacement croissant des biens physiques par des services intangibles comme source principale de la valeur. Il distingue deux aspects de la dématérialisation qu’il considère avoir une importance macro-économique : "La première est simplement l’immatérialité accrue qui dérive de la croissance des services opposés, disons, à la manufacture en particulier, ou à l’industrie en général. La seconde est la dématérialisation qui dérive de l’importance accrue des TIC [12].
Examinons d’abord la croissance des services. L’idée qu’une, sinon la tendance principale du XXe siècle, a consisté dans la montée des services au détriment de l’agriculture et de l’industrie, est un article de foi dans la majeure partie de la littérature, au moins depuis que Daniel Bell façonna le premier l’expression "société postindustrielle au début des années soixante-dix [13]. La mesure la plus habituelle de cette ascension est le volume d’emplois dans les services, et elle est volontiers illustrée par des graphiques (habituellement issus des données du Recensement) qui montrent l’emploi dans les services s’élancer vers le ciel au fil du siècle, tandis que l’emploi dans l’agriculture et la manufacture chute dramatiquement. Avant d’aller plus loin dans le débat sur l’emploi dans les services, il est utile de souligner plusieurs difficultés soulevées par ces représentations.
Tout d’abord, le système standard de classification industrielle, utilisé pour ventiler les travailleurs selon les secteurs, ne rend pas compte des grandes évolutions de la division du travail qui accompagnent le changement technologique et la restructuration de l’activité économique, à la fois en termes de structure de la propriété et d’organisation. Ainsi, par exemple, on ne peut démontrer le "déclin de l’emploi agricole, qui apparaît si l’on tient compte des personnes travaillant effectivement la terre, que si on laisse hors du tableau la mécanisation de l’agriculture et la marchandisation de la production alimentaire. Si on incluait, par exemple, toutes les personnes employées à la production de tracteurs, de fertilisants et de pesticides, et toutes les personnes employées à l’emballage et à la préparation de produits alimentaires, et celles impliquées dans leur distribution aux supermarchés, comme faisant partie de la force de travail agricole, le graphique déclinerait de manière beaucoup moins abrupte.
De façon similaire, on se situe habituellement, pour affirmer le déclin de l’emploi industriel, dans un contexte national particulier, ou dans celui d’un groupe de nations (par exemple les nations de l’OCDE, de l’ALENA ou de l’UE). Cela ne rend pas compte de l’emploi industriel qui a tout simplement été délocalisé dans une autre région du globe (bien qu’il puisse relever des mêmes firmes, basées dans les mêmes pays, où elles ne maintiennent que leurs emplois de services).
Enfin, on ne peut faire la démonstration convaincante de la croissance de l’emploi dans les services au cours du siècle qu’en ignorant les domestiques, dont l’effectif a décliné régulièrement tandis que l’emploi dans d’autres formes de travail de service augmentait. [14]
En Grande-Bretagne, par exemple, les services domestiques représentaient 40 % de l’emploi féminin total en 1901, mais étaient tombés à 5,2 % en 1971 [15]
Outre ces réserves, des difficultés plus profondes sont en cause. Toute analyse qui utilise, comme matière première, des données composites sur les "activités de service , que celles-ci soient issues de statistiques sur l’emploi, de données sur la production, ou d’autres sources encore, mélange en fait de nombreux types différents d’activités économiques, impliquant des tendances contrastées et contradictoires. S’il est toujours possible de mettre en évidence un cas où la dématérialisation est effectivement à l’uvre, je soutiens que, dans d’autres cas, c’est précisément la tendance opposée qui apparaît et que, sur le long terme, cette tendance à la marchandisation, ou la transformation de services en produits matériels, est la tendance dominante du capitalisme.
Cette catégorie composite des "services", que Quah et d’autres utilisent comme base de leurs spéculations, peut être divisée en trois types distincts d’activités.
La première consiste essentiellement dans la socialisation des types de travaux qui sont aussi assurés gratuitement à la maison ou par le voisinage. Elle inclut la santé, l’assistance maternelle, le travail social, le nettoyage et tout une gamme de services personnels comme la coiffure. Elle inclut également ce qu’on pourrait appeler l’économie domestique "publique , comme l’offre de services de loisirs, le nettoyage des rues, la collecte des ordures ou le gardiennage de parking. Même le divertissement "live et l’industrie du sexe , peuvent vraisemblablement être inclus dans cette catégorie. Selon le schéma standard de classification industrielle (SCI), ce premier type d’activité est la plupart du temps classé dans les rubriques "hôtellerie et restauration, distribution de détail et de gros , "services divers ou dans le secteur public, mais ne coïncide pas exactement avec ces catégories. Le fait que des productions issues de ces activités, ou de l’emploi dans ces secteurs, soient visibles ou non dans les statistiques économiques, dépend d’un grand nombre de facteurs dont la structure démographique, le degré d’engagement politique dans l’offre de services publics, des variations culturelles, l’extension de la participation féminine à la force de travail, et ce que Gøsta Esping-Andersen a décrit comme la "démarchandisation , définie comme "le degré auquel les individus ou les familles peuvent maintenir un standard de vie socialement acceptable indépendamment du marché [16] Ces activités deviennent visibles dans les comptes publics quand elles sont socialisées et entrent dans l’économie monétaire : quand, par exemple, il devient possible d’assister à un concert public au lieu de chanter autour du piano à la maison, d’emmener un bébé souffrant à la clinique ou de se faire épiler les jambes dans un salon de beauté. Symétriquement, elles retournent à l’invisibilité si elles ne sont pas disponibles sur le marché. Si, par exemple, une décision politique conduisait à supprimer l’offre publique de restauration scolaire, l’emploi des équipes de restauration scolaire déclinerait, mais ça ne signifierait pas nécessairement que le travail qui consiste à préparer ces repas aurait disparu : le plus vraisemblable est qu’il aurait réintégré la sphère du travail domestique non payé.
J’ai défendu ailleurs l’idée que ce n’est pas seulement la frontière entre travail payé et non payé qui est poreuse et glissante ici ; ce type d’activités se trouve également dans un processus actif de marchandisation [17]. La tendance générale est d’utiliser les nouvelles technologies, non pas pour dématérialiser ces activités, mais pour les matérialiser (même si c’est, dans certains cas, en incorporant toujours plus de "connaissance aux nouvelles marchandises). Ainsi la progression historique du lavage du linge, depuis la maison où c’est une activité assurée par du travail non payé ou par le travail de domestiques payés, via ensuite les laveries publiques (tenues par des travailleurs des "services ), puis de retour à la maison, où cette activité est généralement de nouveau assurée de manière non rémunérée, mais utilise une variété toujours en bourgeonnement de nouvelles marchandises telles que machines à laver, lessives, sèche-linge, assouplissants et fers à repasser à vapeur. Ces biens indéniablement matériels sont fabriqués dans des usines et transportés physiquement, par différents moyens, des usines vers une proportion grandissante de maisons à travers le monde. Le besoin de les acquérir est utilisé comme l’un des nombreux liens qui attirent toujours plus fermement les portions "sous-développées" de ce monde dans les rets du commerce.
La lessive, bien sûr, n’est pas la seule activité à avoir été marchandisée de la sorte. On pourrait indiquer avec une égale justesse l’industrie alimentaire ou l’industrie pharmaceutique comme des exemples de travail domestique marchandisé. Une lecture aléatoire des affiches publicitaires placardées dans la pièce où j’écris cet article me suggère "des portions de fromage frais, aromatisées aux fruits, conditionnées en boîtes-repas (emballées dans des tubes à poussoir !) , "des protège-slip à rabats flexibles, "un lait hydratant pour le contour des yeux , et "une télécommande universelle. Non seulement toutes ces marchandises peuvent être aisément rapportées à l’activité non socialisée de leurs origines ; mais il serait également juste d’ajouter qu’aucune d’entre elles, à l’exception probable du lait hydratant, n’aurait été concevable une génération plus tôt ; la faculté du capitalisme à générer de nouvelles marchandises semble presque magique, comme si celles-ci surgissaient de l’air en contradiction parfaite avec l’hypothèse de la "dématérialisation. Il nous faut nous souvenir, cependant, que leurs matières premières viennent de la terre, et que la seule magie ici réside dans l’inventivité et le travail humains.
Quelques statistiques sur la consommation des dites matières premières viennent souligner ce point : au Royaume-Uni, la consommation de fer est 20 fois ce qu’elle était en 1900 ; la production globale d’aluminium s’est élevée de 1,5 million de tonnes en 1950 à 20 millions aujourd’hui [18]. Dans la décennie 1984-1995 (où nous aurions dû voir apparaître l’effet "immatérialité , si l’on en croit les théoriciens), la consommation d’aluminium s’est élevée au Royaume-Uni de 497 000 à 636 000 tonnes ; la consommation d’acier a crû de 14 330 000 à 15 090 000 tonnes, et la consommation de bois et de papier a plus que doublé, de 41 à 93 millions de tonnes. [19]
Cette marche inexorable vers la création de marchandises nouvelles est peut-être centrale dans l’histoire du capitalisme la production physique de biens matériels étant le moyen le plus simple d’extraire de la valeur du travail vivant. Ce n’est pas, bien entendu, le seul moyen. On peut faire des profits, par exemple, en ouvrant des crèches privées, ou des entreprises de nettoyage sous contrat, ou dans l’assistance informatique, ou dans l’organisation de conférences et de concerts de rock. Il reste que en partie du fait que l’accroissement de la productivité humaine par l’automation y est limitée, et qu’on a donc affaire à une force de travail géographiquement fixe et dont les qualifications sont spécifiques il est plus simple, et à long terme plus rentable, de se situer dans la production et/ou la distribution de marchandises matérielles reproductibles à l’infini. Ainsi, tandis que les plus grands opéras du monde ont besoin de subventions publiques pour rester ouverts, vendre le C.D. "Best Of" de Pavarotti est une activité hautement lucrative. De la même manière, la médecine marchandisée, qui prend la forme de vente à vaste échelle de médicaments brevetés, semble demeurer beaucoup plus rentable que d’employer des médecins et des infirmières. Ces produits, bien sûr, "contiennent de la connaissance (dans le premier cas, l’uvre du compositeur, la performance du chef d’orchestre, de l’orchestre et du chanteur, les compétences du producteur et des ingénieurs du son, le travail intellectuel des scientifiques et des techniciens qui ont développé les technologies d’enregistrement en général et la technologie du C.D. en particulier, etc. ; dans le second cas, entre autres, les contributions des médecins, des chercheurs et des techniciens de laboratoire). Mais, excepté là où cette connaissance est payée sur la base de royalties, elle peut de toute façon être considérée comme du travail "mort , dont les coûts sont amortis dans les premières étapes de la production, produisant une marge de profit en augmentation constante, qui grandit avec la taille du cycle de production.
Nous pouvons donc voir que, au moins dans certaines branches des services, la tendance est à la matérialisation plutôt qu’à la dématérialisation. Qu’en est-il des autres ?
Une deuxième catégorie d’activités de services pourrait être celle du développement du capital humain - la reproduction de la force de travail intellectuel elle-même. Dans cette catégorie entrent l’éducation et la formation, et certains aspects de la recherche-développement. Ce secteur n’est pas vacciné contre la marchandisation - en témoignent la standardisation des cours et le développement de produits tels que les CD-rom interactifs pour fournir de l’instruction. David Noble a soutenu que l’introduction d’intranets (une combinaison d’ordinateurs reliés ensemble à un réseau interne de télécommunications) dans les universités, inaugure une nouvelle ère de marchandisation de l’enseignement supérieur. Selon ses propres termes : "Le changement majeur qui a affecté les universités dans les deux dernières décennies a été l’identification du campus comme lieu d’accumulation du capital, un changement dans la perception sociale qui a résulté de la conversion systématique de l’activité intellectuelle en capital intellectuel et, par là, en propriété intellectuelle. Il y a eu deux phases générales dans cette transformation. La première, commencée il y a vingt ans et qui se poursuit à l’heure actuelle, a entraîné la marchandisation des fonctions de recherche de l’Université, transformant le savoir scientifique et de l’ingénieur en produits propriétaires commercialement viables, pouvant être possédés, vendus, achetés sur le marché. La seconde, dont nous sommes aujourd’hui les témoins, entraîne la marchandisation de la fonction éducative de l’Université, transformant les cours en logiciels éducatifs, l’activité d’enseigne- ment elle-même en produits propriétaires commercialement viables pouvant être possédés, vendus et achetés sur le marché. Dans la première phase, les universités sont devenues le lieu de production et de vente de brevets et de licences d’exclusivité. Dans la seconde, elles sont devenues le lieu de production (et le marché leader) de vidéos sous copyright, de CD-rom et de sites web. [20]
Le contenu de ces nouvelles marchandises est abstrait, dans ce sens qu’il a été abstrait des assistants, chercheurs et étudiants diplômés employés dans ce secteur. Bien que les moyens de cette abstraction impliquent des technologies plus nouvelles, le procédé n’est pas fondamentalement différent de celui par lequel la conception d’un tapis est abstraite d’un tisserand qualifié et incorporée dans les instructions de programmation d’un métier à tisser automatisé. Ce qu’il importe de garder présent à l’esprit ici est que la force de travail n’a pas disparu. Même si les travailleurs les plus originaux et les plus compétents (et peut-être même par là les plus fauteurs de trouble) ont été vidés de toute la connaissance que leurs employeurs jugeaient utile de leur prendre, et en quelque sorte liquidés, une force de travail est toujours nécessaire, si déqualifié et intensifié que soit devenu le procès de travail, pour réapprovisionner le stock de capital intellectuel, produire de nouvelles marchandises éducatives et dispenser les nouveaux cours standardisés, en doses standardisées, à la génération suivante d’étudiants.
La systématisation de l’éducation qui a pris place dans les années récentes présente une forte ressemblance avec la systématisation d’autres formes de travail non manuel. Par exemple, la manière dont l’évaluation du travail des étudiants a mué, de l’exercice mystifié et subjectif d’un jugement professionnel individuel, à l’exercice qui consiste à cocher des cases sur une feuille de notes standard, est très semblable à la mue du rôle du conseiller bancaire, qui auparavant effectuait un jugement individuel sur l’éligibilité d’un client pour un emprunt ou une hypothèque, et dont le rôle ne se réduisait pas à l’administration d’un questionnaire standard, avec des critères standard préétablis, où la décision est effectivement prise par le logiciel.
C’est donc un secteur où d’énormes changements surviennent dans le procès de travail (et, avec lui, dans le procès d’accumulation du capital) en lien avec l’introduction de nouvelles technologies de l’information. Mais cela ne semble toutefois soulever aucun problème nouveau qui ne soit soluble à l’intérieur des cadres de "l’ancienne économie".
La troisième catégorie de services est celle qui concerne plus particulièrement Quah et les autres économistes de l’école de "l’immatérialité . C’est le "travail cognitif qui est soit directement impliqué dans la production de marchandises physiques, soit impliqué dans la production de marchandises entièrement immatérielles. Dans la première catégorie, un exemple fréquemment cité est celui de la chaussure de mode, dont une fraction seulement du prix est attribuable aux matières premières et au coût de la fabrication physique et du transport. La valeur principale, dispute-t-on, vient des attributs "immatériels de la chaussure, issus de sa conception, de son image de marque, du type de marketing dont elle fait l’objet etc. Comme le dit Diane Cole, "l’acheteuse paie pour ce qu’elles font à son image plus que pour protéger ses pieds. [21] Nonobstant le prix qu’un consommateur est prêt à payer pour un produit de statut élevé, il reste qu’à la fin, c’est bien un objet matériel qui est acheté, et dont les fabricants tirent leurs profits. La valeur snob d’une Nike à la fin des années 1990 n’est pas différente dans sa nature de celle des très recherchés bonnets de Paris du 19e siècle ; [22] la différence réside dans le fait que la première est produite en masse tandis que les seconds étaient faits individuellement. Dans le premier cas, la "connaissance a été abstraite d’un "travailleur cognitif" spécialisé sous une forme reproductible ; dans le second elle était incarnée dans la compétence de la modiste, dont la présence physique était donc requise pour produire chaque nouveau bonnet.
L’émergence du "travailleur cognitif" spécialisé est donc un produit de la division toujours plus spécialisée du travail dans la production industrielle. [23]
Dans ce procès, comme l’intensité capitalistique de l’activité matérielle de production est de plus en plus grande, du fait de l’automation, les procès manuels d’assemblage sont progressivement déqualifiés, rendant ce travail toujours moins cher. Dans le cas des chaussures de sport, est souvent utilisé du travail extrêmement peu payé dans les pays en développement. En 1995, par exemple, on a rapporté qu’en Indonésie 12 000 femmes étaient employées à la fabrication de chaussures Nike, travaillant plus de 60 heures par semaine et, pour la plupart, gagnant moins que le minimum légal en vigueur dans le pays 1,80 dollar par jour. On estimait que l’augmentation de leurs salaires à 3,50 dollars par jour aurait maintenu la part du coût du travail au-dessous d’un dollar par paire de chaussures. En 1993, par contraste, Michael Jordan à lui seul a reçu de Nike plus de 20 millions de dollars pour autoriser que son nom et son image (et par conséquent ses succès sportifs) soient associés aux produits Nike soit plus que le total du coût de travail pour les 19 millions de paires de chaussures Nike fabriquées en Indonésie. [24] L’économie traditionnelle nous permet de comprendre la très faible proportion du coût de la chaussure finale attribuable au coût du travail entrant dans sa fabrication, comme le résultat de la surexploitation d’un groupe vulnérable de travailleurs ; la "nouvelle économie ne fait que les rendre invisibles. Mais il est difficile de voir la division du travail dans le procès de production comme quoi que ce soit d’intrinsèquement nouveau ; on peut la voir plutôt comme la continuation d’un procès qui a évolué depuis au moins un siècle et demi [25] Michael Jordan peut gagner énormément plus, sa contribution n’est pas différente en nature de celle de la petite fille qui posa pour la réclame des savons Pears au tournant du siècle [26], ou des membres de la famille royale qui donnèrent leur bénédiction officielle, et l’autorisation d’utiliser leurs armoiries, sur des pots de marmelade.
Ce qui peut-être est nouveau, c’est l’introduction à large échelle des nouvelles technologies non seulement dans le procès de production des marchandises mais aussi dans leur distribution. La création de marchés globaux pour les marchandises produites en masse a rendu impératif d’accroître l’efficience de cette force de travail de la distribution et, bien sûr, d’introduire des façons entièrement nouvelles d’atteindre les clients potentiels et de les persuader d’acheter. Dans certains cas, cela a produit l’effet plutôt paradoxal de recréer l’illusion d’un retour à la personnalisation des produits, associée à l’ère précédant la production de masse. Ainsi, par exemple, il existe maintenant des sites web où vous pouvez saisir vos mensurations, ce qui vous permet de commander une paire de jeans coupée exactement à votre taille (étant entendu, bien sûr, que vous êtes prêt à choisir parmi une liste de styles standards provenant d’un fabriquant unique). L’informatisation de certaines parties du procès de production s’est combinée avec l’utilisation des nouvelles technologies de communication pour créer un lien direct et interactif entre le consommateur et le producteur. Cela a aussi pour effet de court-circuiter différents intermédiaires (tels le grossiste et le détaillant) et, pour le fabriquant, de réduire le risque de surproduire, ou de produire le mauvais produit, quasiment à zéro : seul ce qui a déjà été commandé par le consommateur doit être produit. Mais même dans ce cas, il reste qu’il y a toujours une marchandise matérielle à fabriquer, à emballer et à fournir, à une distance physique réelle, à son consommateur.
Dans d’autres cas, il est plus difficile de ramener la marchandise distribuée à sa forme matérielle. On pourrait prendre l’exemple de l’utilisation d’un centre d’appel pour des activités telles que la vente de billets d’avion, les renseignements, la réalisation de transactions financières, l’assistance informatique ou le traitement des réclamations d’une compagnie d’assurances. Là encore, l’utilisation des nouvelles technologies permet de personnaliser ces services, aussi distant que soit le site du lieu où ceux-ci sont fournis. On peut programmer le logiciel, par exemple, à utiliser l’indicatif téléphonique de l’appel pour diriger l’appelant sur un opérateur qui répondra dans la bonne langue, voire avec le bon accent régional, créant ainsi l’illusion d’une réponse locale quelle que soit la localisation ou le fuseau horaire réels. On peut utiliser le même mouchard numérique (le numéro de téléphone) pour faire apparaître le dossier personnel de l’appelant à l’écran de l’opérateur avant même que le premier "bonjour ne soit prononcé, ce qui permet de fournir une réponse hautement personnalisée et crée effectivement une illusion d’intimité, tandis que le système maximise la productivité de l’opérateur en évitant toute perte de temps en prise de renseignements inutiles. L’utilisation de scripts générés par l’ordinateur, et que l’opérateur doit lire exactement tels qu’ils apparaissent à l’écran, réduit au minimum les qualifications requises. Ce genre de travail permet aussi un haut degré de contrôle et de surveillance à distance. Des études sur les centres d’appel au Royaume-Uni (déjà estimés à 1,1 % de la force de travail, [27] dans un marché dont la croissance annuelle est estimée à 32 % à travers l’Europe [28] ont montré que ce travail est hautement contrôlé, relativement peu payé, implique souvent des équipes tournantes 24 heures sur 24, et produit un turn-over très élevé, avec un "pic de départs entre le 12e et le 20e mois en poste [29] L’évidence suggère que, loin de constituer un nouveau type de "travail cognitif", jusque là ignoré par l’économie, ils sont les descendants taylorisés, déqualifiés, des formes antérieures de travailleurs de bureau (tels les employés de banque, courtiers d’assurances, réceptionnistes et autres opérateurs téléphoniques), même si le travail est réalisé dans d’autres lieux et d’autres conditions. Il ne semble pas y avoir de bonne raison de ne pas pouvoir mesurer la valeur qu’ils ajoutent aux produits ou services fournis (que ceux-ci soient de nature tangible ou pas), selon les moyens traditionnels.
Cela nous conduit à l’autre type de "travail cognitif" de la catégorie dont discute la littérature de "l’économie immatérielle - celui qui produit des produits finaux non matériels, quels qu’ils soient. Cela peut prendre la forme d’algorithmes (un logiciel), de produits financiers intangibles (une police d’assurance-vie), de travaux de création (le script d’un film), ou de spéculations (un investissement sur des marchandises à terme). Là encore, rien de tout ceci n’est nouveau en soi : une partition de musique, le rouleau de papier perforé qui contient les instructions pour un orgue de barbarie, une formule chimique, le plan d’une machine ou un livre de recettes, représentent le même genre d’algorithmes qu’un programme informatique, par exemple. Et des formes variées de jeux d’argent, d’usure et d’assurance semblent exister depuis aussi longtemps que la monnaie. Au xviie siècle, l’une des utilisations les plus précoces des statistiques officielles (dans le cas présent les London Bills of Mortality, dont le marchand John Graunt tira des tables d’espérance de vie) servit au calcul des annuités. [30] Et les écrivains, poètes, dramaturges, artistes virtuels, scientifiques, inventeurs et musiciens produisent des "produits intangibles depuis des siècles. Quand nous lisons que des rockers empruntent de l’argent sur le marché mondial contre leurs royalties futures, cela peut paraître une manière à demi magique de générer des revenus à partir de rien, mais est-ce vraiment différent de la manière dont de jeunes aristocrates désargentés du XVIIIe siècle réglaient leurs dettes de jeu par des bons de reconnaissance de dette tirés sur leur héritage futur ? Danny Quah prétend que les produits immatériels défient les lois traditionnelles de l’économie parce qu’ils sont simultanément diffusables à l’infini, indivisibles et inappropriables. En d’autres termes, une idée nouvelle ne peut être découverte qu’une fois ; une fois découverte, non seulement elle peut être utilisée encore et encore sans être "consommée et même s’il y a des restrictions formelles, telles que brevets ou copyright, à faire cela, elle peut en pratique être librement reproduite. [31] Bien qu’il soit certainement vrai que les nouvelles technologies de communication et de reproduction ont rendu la dissémination rapide des idées plus aisée que jamais, encore une fois cela n’apparaît pas pour autant comme un phénomène nouveau. Il est certain que ces traits ont toujours existé quand de nouvelles découvertes étaient faites (telles l’utilisation de la pénicilline pour contenir l’infection, ou la théorie de la gravité, ou la découverte de l’électricité). Et le plagiat est aussi vieux que la mode elle-même.
On peut débattre de la relation exacte qui existe entre ces produits abstraits et la réalité matérielle. Dans certains cas ils peuvent avoir un rôle de procuration pour des biens matériels (comme dans le cas, par exemple, d’une hypothèque, qui peut être échangée contre une maison, ou d’une police d’assurance qui peut être échangée contre une nouvelle voiture ou bien sûr d’une transaction par carte bancaire qui peut être échangée contre des biens ou de l’argent liquide). Dans d’autres cas (par exemple dans le cas d’un morceau de musique ou d’un poème), il est plus utile de les envisager au regard des besoins humains qu’ils satisfont.
Si notre objet est d’éviter de construire un univers purement abstrait, entièrement constitué de connaissance (où des entités désincarnées habitent un espace virtuel, se sustentent de biens virtuels et produisent des biens virtuels ; un univers sans naissance ni mort, un univers où une consommation illimitée est possible et ne génère pas de déchets), il est utile, d’un point de vue philosophique, de rester conscient de cette matérialité sous-jacente. Dans une perspective économique, ajouterai-je, il importe de rester plus précisément conscient de la matérialité du travailleur et de son procès de travail. C’est seulement en examinant ce procès en détail qu’il devient possible de démêler les contributions spécifiques apportées à chaque étape à la "valeur de la marchandise finale". Une telle analyse peut également éclairer le procès identifié par Marx selon lequel le travail est progressivement abstrait et incorporé dans le capital, dans sa relation spécifique au travail "intellectuel dans une économie de plus en plus dépendante de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication.
En somme, nous pourrions dire qu’au cours des années quatre-vingt-dix la division du travail a évolué jusqu’à un point où une part substantielle de la force de travail est engagée dans le travail "non manuel ; qu’elle est, en d’autres termes, employée à générer ou à traiter de "l’information (même si ce travail n’en implique pas moins le corps du travailleur dans une série d’activités physiques, telles que taper sur un clavier, qui ont des implications pour son bien-être physiologique). Le développement de la technologie informatique a permis de numériser cette information (ou "connaissance codifiée comme l’ont conceptualisé David et Foray), et, pour certains aspects de son traitement, de l’automatiser, et le développement des technologies de télécommunication a rendu possible la transmission de cette information numérisée d’un endroit à un autre à très grande vitesse et à très bas prix. Ces technologies, combinées, ont permis la standardisation de nombre de ces procès, avec pour résultat qu’il est devenu possible de diriger les travailleurs par les résultats, et de délocaliser le travail en n’importe quel point du globe où existent l’infrastructure adéquate et la force de travail aux compétences appropriées.
Nous devons maintenant nous demander quelle est, précisément, la relation de cette force de travail au capital ? Comment est constituée la valeur de la marchandise finale ? Du point de vue de son contenu matériel, Marx a déjà donné la réponse : il y a le travail mort de travailleurs passés, incorporé dans les machines utilisées pour la fabriquer, l’extraction des matières premières et le capital utilisé pour établir l’entreprise, et il y a le travail vivant approprié du travailleur qui l’assemble. Du point de vue de son contenu intangible, il y a de même le travail mort des gens dont le travail passé a rendu l’idée possible ; mais il y a aussi du travail vivant dans deux formes assez distinctes. [32] La première d’entre elles est le travail routinier de travailleurs déqualifiés qui pour l’essentiel suivent des instructions. On pourrait les appeler des "travailleurs cognitifs non créateurs ou "de traitement de la connaissance. Ceux-ci peuvent être impliqués soit dans le procès de production (par exemple des programmeurs travaillant au développement de software, des concepteurs graphiques éditant des pages web, des dactylos saisissant des données, des gestionnaires supervisant l’achat des matières premières ou l’organisation du procès de production, des contrôleurs qualité vérifiant le produit final), soit dans le procès de distribution (ainsi les opérateurs de centres d’appel ou les facturiers). Bien qu’occasionnellement soient utilisées des formes de paiement au résultat (ou à la pièce), ce travail est généralement payé au temps, comme c’est le cas pour le travail manuel. Même si l’activité est externalisée, le salaire, ou le bulletin de paie, est vérifiable, et c’est donc une tâche relativement simple que de rapporter ces coûts de travail au produit final de manière à évaluer la valeur ajoutée.
Il y a ensuite un autre type de travail intellectuel, que nous pourrions appeler "créateur ou "générateur (dont une partie peut être assurée, avec ou sans reconnaissance, par les travailleurs de "traitement de la connaissance), qui génère du capital intellectuel nouveau, sous la forme d’idées, de concepts ou de produits intellectuels plus définis (sinon plus tangibles), tels que des textes, de la musique ou des images. La contribution apportée par ce travail est plus difficile à évaluer. Elle peut se faire par l’appropriation des idées d’une force de travail salariée (dans la plupart des pays, la possession de la propriété intellectuelle produite par les salariés est automatiquement assignée à l’employeur). Cependant ces idées peuvent être produites par des free-lance ou autres indépendants (individus ou organisations) régis par des accords qui assignent tout ou partie de la possession des droits au créateur. Dans ce cas, le droit d’utiliser le produit intellectuel peut impliquer de payer des taxes ou des royalties, ou de négocier des licences complexes. Alternativement on peut tout simplement voler les idées. Il n’y a pas que sur les productions de travailleurs conscients de leur rôle de générateurs d’idées de valeur, comme par exemple les écrivains, les artistes ou les inventeurs, que l’on peut revendiquer en toute légalité des droits de propriété intellectuelle. Ceux-ci s’appliquent aussi aux connaissances tacites de gens qui n’ont pas conscience de la nature aliénable de ce qu’ils possèdent. On peut s’approprier la musique de certaines tribus, par exemple, pour un C.D. ou la bande son d’un film ; on peut photographier leur art visuel et l’imprimer sur des tee-shirts ou du papier d’emballage, ou le scanner pour donner une touche "ethnique à une page web ; on peut "s’inspirer de leurs artefacts sacrés pour une nouvelle gamme de vêtements ou de bijoux design. Ca ne s’arrête pas là : des supermarchés qui développent une "gamme maison de plats cuisinés insisteront généralement pour que les sous-traitants qui préparent cette nourriture pour eux leur assurent l’exclusivité de la recette ; la connaissance transmise au sein de la famille ou de la communauté étant donc ainsi appropriée comme capital intellectuel de propriété privée. [33] Plus extrême encore : le brevetage du génome humain à des fins de recherche, le développement des pratiques de brevetage de l’ADN de diverses plantes et animaux (avec de très légères modifications qui en assurent l’unicité), en vue de nouveaux médicaments et de produits relevant du génie génétique. [34] Ce n’est pas par accident que la propriété intellectuelle est actuellement l’un des problèmes les plus disputés, à la fois au niveau des accords de commerce international et au niveau de la négociation du poste de travail. Au Royaume-Uni par exemple, le National Union of Journalists s’est trouvé directement impliqué dans une série de conflits majeurs avec de grands employeurs sur le droit des journalistes et des photographes free-lance à conserver la propriété du copyright de leur propre travail. De nombreux employeurs, y compris le journal supposé de centre-gauche The Guardian, posent désormais comme une condition d’embauche que tous les droits, électroniques ou autres, deviennent la propriété du journal. [35] A un premier niveau, ceci peut être vu comme un simple conflit entre le capital et le travail, les travailleurs luttant pour un meilleur partage du produit de leur travail. Mais il reste que le concept de propriété est ici assez différent de celui qui se rapporte à l’usine type. Cela fait maintenant plus de deux siècles que les travailleurs ont effectivement abandonné leur droit au partage de la propriété du produit de leur travail en échange d’un salaire. La travailleuse ou le travailleur intellectuel/le qui insiste pour obtenir des royalties, ou pour réutiliser le produit de son travail, ne se comporte pas comme un membre du prolétariat ; elle ou il refuse l’aliénation. Plus encore, le droit du travailleur à posséder "l’idée (par opposition au droit d’être payé pour le temps passé à fabriquer cette idée) est profondément ambigu. Le travailleur intellectuel occupe généralement une position intermédiaire dans ce qui peut être considéré comme la chaîne alimentaire de la connaissance. Les idées ne viennent pas de nulle part : on peut les avoir copiées, consciemment ou inconsciemment, sur d’autres ; elles peuvent retracer ce que nous ont appris des professeurs, des livres, ou l’observation de personnes qui ne se considèrent pas elles-mêmes comme créatrices ; ou elles peuvent être nées des interactions au sein d’un groupe de personnes travaillant en équipe. Un journaliste ou un reporter de télévision tire généralement des contributions de ses interviews d’"experts ("experts qui sont ou non des universitaires salariés ou des écrivains ayant intérêt à promouvoir leurs livres) ; il n’y a aucune base rationnelle sur laquelle se fonder pour décider si le résultat final doit "appartenir à l’employeur du journaliste, au journaliste, à l’"expert ou à quelqu’un d’autre encore le long de la chaîne, par exemple à l’assistant de recherche de l’"expert , ou à une personne interviewée par l’assistant de recherche de l’"expert au cours de sa recherche, ou bien sûr aux parents de la personne interviewée, qui ont inculqué à celle-ci les vues qu’elle a exprimées. On pourrait dire que le scientifique qui étudie la résistance du riz aux maladies, et qui obtient des informations de la part de paysans du Sud-Est Asiatique, occupe une position intermédiaire analogue, comme une partie du processus qui conduit éventuellement son employeur à déposer une demande de brevet sur la nouvelle variété de riz développée ; ou Paul Simon incorporant de la musique tribale dans "son uvre ; ou le photographe qui utilise le visage d’un vieux pêcheur jamaïcain pour faire la publicité d’une boisson en canette.
En dernière analyse, c’est la force du marché qui détermine qui peut réclamer quelle part du gâteau, mais ces considérations compliquent l’analyse de la manière dont est formée la "valeur . Le fait que la modélisation en soit difficile ne rend pas la tâche impossible. Pour ce faire, il est nécessaire de tenir compte du fait que des gens réels, avec des corps réels, ont passé du temps réel à développer ces marchandises "immatérielles".
Le paradoxe de la productivité. Cela m’amène au second problème qui occupe une si large place dans la littérature sur l’économie immatérielle : le soi-disant "paradoxe de la productivité . Le point de départ de ce débat consiste dans la croyance que les taux de croissance, mesurés par le PIB ou par la productivité totale des facteurs, sont restés dans la plupart des pays développés obstinément bas depuis 1973 - bien plus bas que leurs niveaux de l’après-guerre à cette date. On choisit cette date comme le grand tournant, en partie parce que c’est en 1973 que la crise pétrolière a généré des hoquets dramatiques dans les statistiques économiques, et en partie parce qu’elle coïncide plus ou moins avec les débuts de ce qui a été diversement décrit comme "l’économie de la connaissance , "l’économie de l’information , la "seconde révolution industrielle ou "la révolution de l’ordinateur. Si, comme on le soutient largement à la fois à la gauche et à la droite du spectre politique, l’introduction de ces nouvelles technologies avait la faculté de libérer le potentiel humain, en rendant les travailleurs plus productifs et en créant une foule de nouveaux produits et services, alors elle aurait dû provoquer une déferlante dans la croissance économique. L’apparente évidence que ça n’a pas été le cas, est l’un des principaux facteurs qui conduisent à croire qu’une nouvelle science économique est nécessaire. Pourtant le paradoxe pourrait bien n’être pas aussi surprenant qu’il apparaît tout d’abord.
D’abord l’évidence elle-même : on mesure normalement la productivité par le rapport entre la valeur des produits et celle des contributions en travail et en capital. Comme Danny Quah l’a pointé, si l’on n’en juge que par les statistiques, le groupe de travailleurs le plus productif au monde est celui des agriculteurs français. [36] Sous-entendu, une productivité apparemment élevée peut être un simple effet du prix artificiellement élevé des produits finaux. Ceci suggère que le "paradoxe de la productivité peut en partie être expliqué par la baisse des prix très prononcée qui a accompagné l’informatisation.
Mais les données empiriques soutiennent-elles cette manière de poser le problème ? Ici, Henry Neuburger a accompli deux tâches inestimables. [37] D’abord il a relevé les variations de la productivité du travail [38] dans dix-huit pays de l’OCDE entre 1962 et 1993, et a établi que, bien qu’il y ait un ralentissement prononcé de la production au moment de la crise pétrolière, la productivité du travail demeurait virtuellement inchangée.
"Il n’est possible dans presque aucun pays de l’OCDE de déceler un infléchissement inhabituel des gains de productivité en 1973 et 1974. Ceux qui se rapprochent le plus du schéma classique sont le Japon et la Suède, où les gains de productivité se sont abaissés au milieu des années 1970 jusqu’à un taux qui ne s’est jamais redressé depuis. On peut défendre l’idée que la Belgique et les Pays-Bas ont un profil similaire. Aux Etats-Unis les gains de productivité ont chuté à un taux bas, mais s’étaient quasiment rétablis au début des années quatre-vingt-dix. A l’autre extrémité on trouve un groupe de pays industriels, qui étaient aussi de grands producteurs de matières premières, dont les gains de productivité fluctuèrent vigoureusement mais pour lesquels on ne peut détecter à l’il nu aucune chute du taux de croissance de la productivité. Ce groupe comprend le Canada, l’Australie, la Norvège, la Finlande et la Nouvelle-Zélande. Le troisième schéma prédominant en Europe consista dans un lent déclin des taux de croissance de la productivité durant les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt. [39] Ensuite, il a utilisé les données britanniques sur la production pour mener une analyse détaillée de la contribution des technologies de l’information à la production finale dans chaque secteur tel qu’enregistré dans la comptabilité nationale. Selon ses propres termes, "la conclusion générale est que l’éventail des secteurs est petit - disons 10% de l’économie du Royaume-Uni, où nous pourrions attendre du système actuel de comptabilité qu’il discerne les types de gains de productivité fournis par les technologies de l’information" [40] Nous pouvons en conclure que le paradoxe existe, mais pas sous une forme aussi extrême que celle où il est généralement présenté. Quelle peut être alors l’explication de ce paradoxe ? Il ne m’est pas possible ici de rendre justice aux solutions nombreuses et variées avancées pour résoudre cette question, mais seulement de résumer quelques uns des principaux arguments.
Les problèmes techniques jouent un rôle. Par exemple, il est très difficile pour des systèmes de comptabilité basés sur la nation de traiter précisément des transactions qui ont cours dans une économie globalisée : lorsqu’on enregistre de hauts niveaux de production dans un pays donné, mais qu’une part des contributions à cette production a pu prendre la forme de travail très bassement payé dans un autre pays et où des ajustements complexes doivent être faits pour tenir compte de facteurs aussi fluctuants que des taux de change et des pratiques de transfert de prix au sein de vastes compagnies transnationales, un dérapage peut survenir qui affectera, positivement ou négativement, les chiffres du PIB...
Il y a de nombreuses autres raisons pour lesquelles la productivité supplémentaire générée par les technologies de l’information peut ne pas se dévoiler dans les chiffres de la production. Ces technologies peuvent améliorer l’efficacité du travail non payé plus que celle du travail payé, par exemple en rendant beaucoup plus facile et rapide l’identification d’un livre par l’usager d’une bibliothèque, ou pour un client le retrait d’espèces à la banque. Dans la mesure où les technologies de l’information encouragent le développement de "self-services", cette efficacité ne se reflétera pas dans les chiffres. On pourrait opposer à cela qu’une firme qui améliore ses services aux clients va par là même gagner des parts de marché et que cela se traduira au final par une augmentation des chiffres de la production, mais c’est oublier l’effet de généralisation qui survient quand le secteur entier a adopté cette nouvelle technologie : les attentes des clients se sont accrues, mais pas une firme n’a d’avantage compétitif en tant que tel.
Jeff Madrick a avancé l’idée que, au moins aux Etats-Unis, il pourrait bien y avoir une sur-offre de services. Cela aurait dissuadé les firmes d’augmenter leurs prix et aurait donc créé - du moins dans les statistiques une absence de croissance de la productivité [41] Il y a des problèmes très spécifiques dans le secteur public : des progrès dans l’efficacité et la qualité des services, résultant de l’introduction de nouvelles technologies dans l’administration publique ou dans l’offre de services publics, peuvent fort bien conduire à une meilleure qualité de vie mais ne se refléteront pas dans les statistiques de la production puisque les comptes nationaux n’enregistrent pas directement, à l’heure actuelle, des choses telles qu’un air plus pur, des enfants en meilleure santé, des cyclistes plus heureux ou des administrés moins perdus devant un formulaire à remplir. On prétend parfois que la nature du service national de santé britannique, financé par des fonds publics, crée un biais non négligeable dans les comptes nationaux, conduisant à une sous-estimation du PIB.
Une étude du secteur public soulève également des questions plus fondamentales en rapport avec la socialisation du travail domestique (discuté supra dans le contexte des emplois de service). Une part de la chute apparente de la productivité depuis les années soixante-dix pourrait être un effet direct de la plus grande participation des femmes à la force de travail durant cette période, et partant d’une augmentation des besoins en matière d’assistance maternelle et d’autres services auparavant fournis au sein du foyer. [42] Un groupe de chercheurs norvégiens a utilisé un modèle de comptabilité sociale pour décomposer la croissance du PIB en gains de productivité d’une part, et en gains de "réallocation" résultant de la transition d’une production domestique non rémunérée au marché du travail. Ils ont conclu que "environ un quart de la croissance du PIB en Norvège sur la période 1971-1990 peut être attribuée à la transition de services domestiques d’un travail payé à du travail non payé [43] Henry Neuburger a partiellement testé cette hypothèse au Royaume-Uni en modélisant sous forme de comptes satellites des ménages [44] en deux aires d’activité : la prise en charge des enfants et la restauration, en utilisant à la fois des mesures de l’activité et de la production. Il en a conclu que l’indicateur du PIB, en omettant la prise en charge non rémunérée des enfants, avait minimisé la croissance dans les années soixante et l’avait surestimée dans les années soixante-dix. [45] La réalité est bien sûr complexe et contradictoire, mais de telles études pointent l’incomplétude du tableau qu’on obtient de la situation à partir des procédures de comptabilité conventionnelles.
L’explication que donne Neuburger du "paradoxe de la productivité , à supposer que celui-ci existe, est intéressante. Il émet l’hypothèse que durant les années 1970, il y eu dans la plupart des pays de l’OCDE une amélioration qualitative des conditions de travail, et que les coûts accrus du travail (reflétés par des taux plus faibles de hausse de la productivité) représentaient un gain réel pour les travailleurs, sous la forme de santé et de sécurité au travail accrues, d’un meilleur environnement de travail, de plus longues périodes de congés et autres victoires. Dans la plupart des pays développés, la période 1970-1976 fut, après tout, autant qu’une période de militantisme syndical considérable, la période durant laquelle l’égalité de salaire, la protection contre les discriminations, les droits liés à la maternité, la protection contre les licenciements abusifs, le droit à un environnement de travail plus sûr, et d’autres droits encore, ont été insérés, du moins formellement, dans la législation sur la protection du travail et la lutte contre les discriminations. Même si souvent il fut difficile de la faire appliquer, et que de nombreux travailleurs passèrent entre les mailles du filet, d’après Neuburger, cette législation a tout de même conduit à une redistribution mesurable du capital vers le travail, et les chiffres de la productivité en témoignent.
De telles approches amènent des questions connexes quant aux taux de croissance économique. On peut défendre l’idée que les taux de croissance exceptionnellement hauts exhibés par certains pays de l’OCDE sur l’ensemble du siècle, et plus récemment par les "tigres Asiatiques , ne sont soutenables que durant les périodes où un nouveau prolétariat est en formation, tiré de la paysannerie ou d’une agriculture de subsistance. Tandis que la première génération de travailleurs d’usine (ou, bien sûr, de travailleurs des services) est encore assez jeune pour rester employée, il est peu utilede créer un Etat social : les parents âgés et les membres infirmes ou malades de la famille sont toujours pris en charge dans le cadre de la famille élargie qui reste en arrière dans le village. La prise en charge de la santé est vraisemblablement informelle ; le "chômage existe difficilement comme concept, et a peu de chance d’être indemnisé, etc. ... Il faut au moins une génération, et probablement plus longtemps encore, pour que la population rurale soit si déracinée et si atomisée, la famille si fragmentée, la population des ouvriers retraités si massive et les réseaux traditionnels d’obligation réciproque si distendus, que le besoin apparaisse de systèmes de sécurité sociale, de pensions, des systèmes de santé, et autres attirails d’un Etatsocial moderne. Le détournement de ressources pour provisionner cet Etat social tendra à se refléter dans des chiffres plus bas pour ce qui est de la production. Il n’y a aucune raison intrinsèque, bien sûr, que tout ceci soit fourni par le secteur public. De nombreux modèles différents existent, mélant l’assistance privée, volontaire, étatique, mutuelle, dans diverses combinaisons, afin de fournir un niveau basique de protection sociale aux travailleurs. [46] Néanmoins, il semble qu’une société capitaliste ne puisse se développer très avant sans générer rapidement le besoin d’un standard public minimum de décence pour sa force de travail indigène. Sous sa forme la plus évidente, celui-ci arrive comme le résultat de l’organisation effective des travailleurs, et pas seulement en tant qu’ils se focalisent sur l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail, mais aussi en ce qu’ils élaborent des revendications sociales plus générales ; mais il pourrait émerger aussi sans cela. Bien sûr, des îlots d’abondance extrême peuvent exister entourés de la plus abjecte pauvreté mais, de manière générale, il semble qu’on arrive toujours à un point où la classe moyenne (et plus spécifiquement une nouvelle classe moyenne, largement salariée, constituée de "travailleurs cognitifs"), peut-être pour des mobiles égoïstes, par exemple la crainte que les maladies liées à la pauvreté atteignent ses propres enfants - accepte un marché selon lequel elle s’accorde à payer un certain prix (par exemple sous forme d’un niveau de prélèvements accru) pour en échange voir les rues débarrassées des mendiants, un minimum d’infrastructure sanitaire, et un revenu de subsistance minimum garanti pour la force de travail âgée, malade ou chômeuse. [47] C’est à ce moment, pourrions-nous conjecturer, que les niveaux de croissance se stabilisent à un point substantiellement inférieur à ceux qui caractérisent les étapes premières de l’industrialisation.
La globalisation. Un troisième développement dans les débats autour de l’économie immatérielle concerne la globalisation. L’une des illusions sans doute les plus dangereuses encouragée ici est l’idée selon laquelle les nouvelles technologies de l’information signifient que n’importe qui peut faire n’importe quoi n’importe où : que la population entière du globe est devenue une force de travail virtuelle potentielle. Le problème de la globalisation est crucial, parce qu’il pose très directement la question de savoir comment l’économie virtuelle, pour autant qu’elle existe, cartographie la surface physique du monde que nous habitons.
Bien qu’elle regorge de descriptions euphémiques sur la "mort de la distance , la littérature sur ce sujet est étonnamment pauvre en données empiriques. [48] A un extrême, on trouve une école qui a au moins le mérite de fournir quelque support empirique à son argumentation ainsi Paul Hirst et Graham Thompson selon laquelle affirmer l’existence d’une économie globale n’a aucune signification valable et pour qui, en effet, l’économie mondiale est d’une certaine manière moins globale qu’avant la première guerre mondiale, à l’apogée de l’Empire Britannique. Ils démontrent, pour appuyer cette thèse, que le volume du commerce international (imports et exports pris ensemble), rapporté au PIB, était inférieur en 1973 à ce qu’il était en 1913. [49] Bien sûr, depuis 1973, la croissance a été considérable, mais pas dans les proportions formidables que déclarent parfois les partisans de la thèse de la "globalisation", du moins si l’on se fie à leurs chiffres. Thompson et Hirst poursuivent en administrant une douche froide à l’idée selon laquelle les grandes firmes peuvent désormais être considérées comme véritablement globales. Après une analyse critique des données tirées des rapports annuels de ces entreprises, ils concluent que la plupart des grandes firmes multinationales restent fermement implantées dans leur économies "domestiques , et très dépendantes d’elles pour leurs marchés cruciaux. La mise en lumière de cette relation est solidement appuyée sur une série d’indicateurs, comme la répartition des ventes, la répartition des capitaux, des filiales, des membres, et la répartition des profits bruts. [50] A l’autre extrême on trouve une vaste littérature, commise principalement par des géographes postmodernes, qui part du présupposé que la globalisation est en train d’advenir, et qui se fixe pour objectif d’en rendre intelligibles les implications sociales, culturelles et économiques. Les données empiriques sur lesquelles elle s’appuie sont, en tout état de cause, ténues, et vont rarement au-delà de l’anecdote ou de l’étude de cas amplement délayée. [51] Il y a eu fort peu de tentatives systématiques d’établir une échelle de grandeur de la délocalisation des emplois de traitement de l’information à travers les frontières. [52] Dans les faits, il est extrêmement compliqué d’obtenir une image statistique des changements dans la division internationale du travail. Outre la difficulté de distinguer entre produits intermédiaires et produits finaux, le mouvement des emplois n’apparaîtra pas nécessairement de manière aisément identifiable dans ce type de statistiques commerciales, du fait de l’éventail des arrangements contractuels qui peuvent avoir cours, chacun apparaissant de manière différente dans les comptes nationaux. Les biens matériels doivent être transportés sous une forme physique à travers des frontières nationales, et ils sont donc en général enregistrés dans les statistiques des importations et exportations ; mais l’information envoyée par Internet ne laisse pas ce type de trace et il n’est pas aisé d’évaluer la valeur de ces mouvements. Il est bien sûr possible de mesurer son volume mais, en dépit des arguments de Luc Soete et d’autres qui proposent une "taxe sur les bits, [53] ce n’est pas un bon indicateur de la valeur d’un produit : un programme logiciel dont l’écriture a pris des milliers d’heures de travail de personnes qualifiées sera, typiquement, moindre en volume (mesuré en bits) qu’un vidéo clip ou qu’une photographie scannée, dont la création n’aura coûté que quelques instants de travail non payé.
Le fait que quelque chose soit difficile à mesurer ne signifie pas, bien sûr, que cette chose n’existe pas, et il est clair que la diffusion à grande échelle d’ordinateurs pour traiter l’information, et de télécommunications pour la transmettre, a effectivement introduit un nouvel éventail de choix très vaste quant à la localisation du travail de traitement de l’information.
Pour autant, il ne serait pas correct d’inférer de là que ces choix sont désormais entièrement détachés de toute matérialité. Premièrement, et c’est le plus évident, ils dépendent d’une infrastructure. Le processus qui s’est formalisé avec la libéralisation du marché des télécommunications suite à la ratification de la charte de l’OMC par 68 pays le 15 février 1997, a institué la majeure partie du globe en marché pour les principales multinationales de télécommunications, entraînant un développement rapide de l’infrastructure et une chute importante des coûts des télécommunications. Toutefois ce processus a été hautement sélectif ; on ne peut certainement pas dire qu’il a donné à l’ensemble de la population mondiale accès à la "société de l’information . Dans nombre de pays en développement, des communautés entières sont pratiquement privées d’accès téléphonique, et les lignes qui existent sont de toute façon de qualité médiocre. La fibre optique, requise pour transmettre de grands volumes d’information, et qui constitue le soubassement vital de la plupart des activités "immatérielles , n’est pour l’heure disponible que dans certaines parties du globe, principalement dans les grandes villes, telle Singapour, où l’on anticipe un usage, et donc une profitabilité, élevés.
Même les communications "sans fil dépendent de biens matériels, comme les satellites, pour continuer à fonctionner. Le 20 mai 1998, les américains en ont eu un rappel brutal, lorsqu’un dysfonctionnement survenu dans le système de contrôle a entraîné l’arrêt du satellite Galaxy 4, propriété de PanAmSat. Le satellite, rapporta-t-on, fournissait plus de 80 % des utilisateurs américains d’Alphapage, ainsi que NPR, de nombreux réseaux télévisés, et le service de dépêches de Reuters. Tandis que les services de CBS furent rapidement basculés vers Galaxy 7, les utilisateurs d’Alphapage, dont de nombreux hôpitaux, furent laissés sans service. [54]
L’infrastructure de télécommunication n’est pas le seul pré-requis pour participer à l’économie globale immatérielle. Il y a aussi le besoin, sans cesse renouvelé du fait de son obsolescence rapide, de hardware : ordinateurs personnels, téléphones mobiles, modems, scanners, imprimantes, commutateurs, et les nombreux composants et accessoires impliqués dans leur fabrication et leur utilisation. Non seulement le coût de ces matériels diffère d’un pays à l’autre en termes absolus, mais aussi relativement au revenu et au niveau de subsistance minimum. Mike Holderness a pointé qu’"un ordinateur correct coûte environ un an d’allocation de chômage en Grande-Bretagne et le revenu annuel de trois professeurs à Calcutta , et que l’abonnement annuel pour le seul accès à Internet au Ghana équivaut au revenu annuel total d’un journaliste ghanéen. [55]
L’idée selon laquelle n’importe qui peut faire n’importe quoi n’importe où est donc contrariée en pratique par un certain nombre de facteurs spatiaux. Mais aussi, bien sûr, par le fait que toutes les activités humaines ne sont pas délocalisables de cette manière. La majorité des emplois sont, et semblent devoir rester, fermement ancrés à un point donné, ou à un ensemble de points à la surface du globe, parce qu’ils impliquent l’extraction de matériaux bruts, leur traitement, la fabrication de marchandises matérielles (délocalisable mais dans certaines limites), le transport, la construction, ou la distribution de services physiques (allant des soins médicaux au ramassage des ordures).
Cela étant dit, il est indéniable que de plus en plus de travail est délocalisable. Les raisons en sont nombreuses. D’abord, il y a les changements survenus dans la division du travail, qui ont augmenté la proportion des emplois n’impliquant que du traitement de l’information. Deuxièmement, la numérisation de cette information a grandement élargi les limites où elle peut être accessible à distance, supprimant la nécessité d’une proximité physique des sources et éliminant les coûts de transports. Troisièmement, la standardisation des tâches, associée au développement de l’usage des ordinateurs, a permis le contrôle à distance d’une part croissante d’activités (en remplaçant la gestion du procès de travail par la gestion par les résultats), et ceci permet à son tour de les externaliser ou de les localiser à distance du manager. Quatrièmement, en partie à cause du pouvoir hégémonique d’entreprises comme IBM ou Microsoft il y a eu convergence des compétences requises à travers les branches d’activité et les industries, quelques compétences génériques (telles que la maîtrise de Word et d’Excel) remplaçant un nombre élevé de compétences spécifiques à une machine, à une firme, à une activité, qui par le passé ont entravé la mobilité des travailleurs et créé une dépendance des employeurs à ces compétences, les ancrant en pratique dans les lieux où ces compétences étaient disponibles. Cinquièmement, comme nous l’avons déjà noté, il y a eu diffusion rapide de l’infrastructure et de la technologie, et chute massive des coûts [56] Cela aurait dû, en principe, permettre à toute région offrant la bonne combinaison d’infrastructure et de compétences de diversifier son économie locale et d’entrer sur le marché global du travail de traitement de l’information à égalité avec toute autre région. En supprimant les avantages stratégiques de certaines régions (créés par des choses telles que les économies d’échelle ou la proximité des marchés), cela aurait dû aplanir le terrain de jeux. C’est cette idée qui sous-tend la plupart des formules rhétoriques optimistes quant à la capacité des technologies de l’information et de la communication de régénérer des régions éloignées. Dans tous les cas, les résultats de la recherche empirique révèlent que les choses ne sont pas si simples. Le fait même que les employeurs aient désormais un éventail gigantesque de localisations possibles parmi lesquelles choisir semble paradoxalement avoir accru, plutôt que diminué, le degré de ségrégation géographique dans la division globale du travail. Bien que ses composantes spécifiques aient changé, l’avantage comparatif concurrentiel est plutôt plus déterminant que moins lorsque chaque lieu doit "concourir séparément pour chaque type d’activité. En ce qu’elles ne sont plus contraintes de localiser la plus grande part de leur activité de traitement de l’information sur un même site, les entreprises sont désormais libres d’élire la meilleure localité pour chaque activité, avec la possibilité de puiser dans les régions du monde entier. Ainsi une entreprise pourrait décider de baser sa production au Mexique, sa recherche et développement en Californie, sa saisie de données aux Philippines, son développement logiciel en Inde, et d’établir deux centres d’appel, l’un à New Brunswick et l’autre aux Pays-Bas. Dans chaque cas, le lieu serait choisi sur la base de l’existence des compétences requises et du caractère avantageux des autres conditions du marché du travail local. Si le marché devient plus compétitif, ou si les travailleurs locaux commencent à réclamer de plus hauts salaires ou de meilleures conditions de travail, ou si le régime fiscal local change, elle peut changer ; elle peut par exemple aller en Indonésie pour la production, en République Dominicaine pour la saisie de données, en Russie pour la programmation, ou commencer à utiliser des travailleurs à domicile pour les fonctions les plus routinières des centres d’appel. Cette spécialisation géographique accrue (souvent accompagnée d’une polarisation en termes de revenus et de standards de vie) s’observe également au sein des pays. Des recherches que j’ai menées récemment au Royaume-Uni [57] ont montré un écart en constante croissance entre ces régions qui réussissaient à attirer le travail "cognitif" "créatif hautement qualifié (concentré pour la plus grande part dans un corridor "vert à l’Ouest de Londres), et celles qui ne parvenaient à attirer que les fonctions routinières d’arrière-boutique et des centres d’appel (pour la plupart dans des zones industrielles en déclin). Les régions rurales éloignées échouent à attirer l’une ou l’autre de ces catégories d’emplois.
De tels résultats jettent un doute sérieux sur la plupart des affirmations des économistes de l’école de la "mort de la distance". Ils suggèrent que la localisation devient en fait plutôt plus importante que moins. Certains endroits semblent en mesure de s’appuyer sur leur avantage comparatif pour accroître le fossé entre eux et le reste du monde ; d’autres semblent capables de se trouver des niches dans la division internationale du travail, en exploitant des données telles que les compétences linguistiques, les fuseaux horaires, le travail à bas prix, des compétences spécialisées, ou une infrastructure de qualité ; d’autres encore resteront dans le dénuement le plus total. Le rêve d’une économie locale pleinement diversifiée dans toutes les régions du monde semble devoir rester irréalisable excepté pour quelques poches privilégiées.
Et qu’en est-il alors de l’avenir du travail "cognitif" ? Il est probable que deux tendances s’intensifient. D’un côté, une érosion continue de la bureaucratie traditionnelle (ainsi que Max Weber en a fait l’anatomie au début de ce siècle [58], avec ses hiérarchies stables, ses règles rigides, ses schémas de promotion méthodiques (sinon implicitement discriminatoires), ses "emplois à vie, sa gestion des processus et son unité de lieu et de temps, au bénéfice d’une force de travail toujours plus atomisée et dispersée, gérée par les résultats, en état d’insécurité,etcensée devoir travailler depuis n’importe quel endroit. S’ils ne sont pas formellement des indépendants, ces travailleurs, qui incluront une grande partie du travail de "création de l’information, seront de plus en plus censés se comporter comme tels. De l’autre côté, la création de ce qui dans les faits est un nouveau prolétariat de cols-blancs, engagés dans un travail plus routinier de "traitement de l’information, contrôlés de près dans des procès de travail taylorisés et subissant des conditions de travail stressantes. La ségrégation géographique rendra difficile pour ce second groupe toute évolution vers le premier.
La distribution du travail intellectuel (le mouvement des emplois vers les personnes) n’est bien sûr qu’un aspect de la globalisation. Dans l’analyse des formes de l’accumulation du capital qui prévalent en ce tournant de siècle, il importe aussi d’observer la division globale du travail en termes des mouvements physiques des travailleurs migrants (le mouvement des personnes vers les emplois), et en termes de développement de marchés de masse globaux.
Pour ce faire, quoi qu’il en soit, il est inutile de développer une nouvelle économie de l’immatérialité. Au contraire, je prétends que nous devons réintroduire les humains, dans toute l’étoffe, tout le désordre, et toute la vulnérabilité de leur complexité physique, au centre de nos analyses.