Congrès Marx International

« Une crise de la mesure »

, par BENSAÏD Daniel

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« De quoi demain »... ? Le côté passionnant de la question tient à l’imbrication de deux types de changements et de deux sortes de durées différentes. Il y a un changement anthropologique et civilisationnel, qui met à l’ordre du jour le statut même de l’humain, aussi bien dans son rapport à la nature que par rapport à des problèmes très concrets - les transformations des techniques procréatives, les relations de sexes, les « rôles sociaux » de maternité ou de paternité, les frontières du vivant, de l’humain, de l’animal et du végétal, les « limites » de l’habitabilité de la planète... Au sens le plus rigoureux du terme, nous sommes engagés dans de grandes transformations à l’issue imprévisible, mais celles-ci, parce que nous ne sommes pas hors du temps, s’entremêlent avec une crise de rapports sociaux que je résume par une « crise généralisée de la mesure », c’est-à-dire de la manière dont la société, aussi bien dans son organisation interne que dans la relation à ses conditions de reproduction naturelle ou environnementale, est arrivée à régler ses rapports d’échange par un étalon de mesure – celui de l’abstraction du temps de travail – qui apparaît en crise, aussi bien dans le travail que dans la crise écologique. Il ne s’agit donc pas, pour moi, de cultiver je ne sais quelle nostalgie passéiste d’un monde englouti, mais d’identifier la menace majeure que constituent, dans ce passage périlleux, les noces entre l’innovation scientifique et technique et les rapports marchands ; ou, si l’on veut, entre les biotechnologies et le MEDEF. Le problème posé n’est donc pas seulement : « Quelle humanité au-delà du capital ou après ? », mais de savoir s’il y aura une humanité, ou si le terme d’humanité aura encore un sens au-delà du capital, sachant que ce sens — s’il doit être sauvé — passe très probablement, non pas par l’effacement définitif de la figure de l’homme qu’évoquait Michel Foucault, mais par notre aptitude à redessiner l’humanité que nous voulons être, justement, à partir des nouvelles possibilités et potentialités techniques ou scientifiques. Voilà, grossièrement esquissée, l’équation à laquelle nous sommes confrontés, et qui se vit, au quotidien, dans les métamorphoses de la figure de la guerre, de la violence, etc.

Source

L’Humanité, 3 octobre 2001.

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