Une dette odieuse

, par TOUSSAINT Éric

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En 1914, en pleine révolution conduite par Emiliano Zapata et Pancho Villa, le Mexique suspend totalement le paiement de sa dette extérieure. Pays alors le plus endetté du continent à l’égard de son voisin du Nord, il ne va rembourser, entre 1914 et 1942, que des sommes tout à fait symboliques avec pour seule fin de calmer le jeu. De longues négociations avec un consortium de créanciers dirigé par un des directeurs de la banque américaine Morgan sont menées entre 1922 et 1942 (vingt ans !). Entre-temps, en 1938, le président Lazaro Cardenas a nationalisé sans indemnisation l’industrie pétrolière, qui était aux mains des entreprises américaines.

Cette mesure bénéfique pour la population a évidemment soulevé les protestations des créanciers. Mais, au bout du compte, la ténacité du Mexique paie : en 1942, les créanciers renoncent à plus de 90% de la valeur de leurs créances et acceptent des indemnités légères pour les entreprises qui leur ont été soustraites [1]. D’autres pays, comme le Brésil, la Bolivie et l’Equateur, ont également suspendu (totalement ou partiellement) les paiements à partir de 1931. Dans le cas du Brésil, la pause sélective dans les remboursements a duré jusqu’en 1943, année au cours de laquelle un accord permet de réduire la dette de 30%. L’Equateur, lui, interrompt les paiements de 1931 aux années 1950.

Les affaires juteuses des créanciers

Au cours des années 1930, au total, 14 pays suspendent les versements de manière prolongée. Parmi les grands débiteurs, seule l’Argentine rembourse sans interruption — c’est également ce qu’elle avait fait lors de la précédente crise, à la fin du XIXe siècle. Avec une conséquence : si on compare ses résultats économiques de la décennie 1930 à ceux des autres grands débiteurs (Mexique et Brésil), ils sont beaucoup moins bons !

La suspension de paiement de la dette décrétée par Buenos Aires en décembre 2001, après que les mobilisations populaires eurent entraîné la démission du président de la Rúa, est donc loin de constituer une première. Depuis que la plupart des pays d’Amérique latine ont accédé à l’indépendance au début du XIXe siècle, plusieurs dizaines de suspensions ont eu lieu au cours des quatre grandes crises de la dette.

Entre 1826 et 1850, lors de la première crise, presque tous les pays du continent arrêtent leurs paiements. Un quart de siècle plus tard, en 1876, onze nations d’Amérique latine sont en cessation de paiement. Dans les années 1930, quatorze pays décrètent un moratoire [2]. Entre 1982 et 2002, le Mexique, la Bolivie, le Pérou, l’Equateur, le Brésil, l’Argentine interrompent le remboursement à un moment ou à un autre, pour une période de plusieurs mois : la suspension permet aux pays débiteurs de réunir les conditions favorables à la reprise ultérieure des paiements après avoir renégocié avec leurs créanciers.

Le 26 novembre 2001, Mme Anne Krueger, numéro deux du Fonds monétaire international, désignée par l’administration Bush, avait annoncé que le FMI envisageait de mettre en place une procédure permettant aux pays en difficulté de paiements de suspendre ceux-ci pour une période prolongée [3]. Cela pourrait, dans certains cas, éviter l’éclatement d’une crise en forçant des créanciers privés à renoncer à une partie de leurs prétentions, rendant ainsi soutenable le fardeau de la dette.

Pour le FMI, il s’agit de discipliner les créanciers privés pour éviter que ne se répètent des crises comme celles qui ont éclaté au Mexique en 1994, en Asie du Sud-Est en 1997, en Russie en 1998 et dernièrement en Turquie et en Argentine. Mme Krueger précisait néanmoins qu’il faudrait deux à trois ans de discussions au sein du FMI pour mettre en place une telle procédure. L’éclatement d’une crise majeure en Argentine a donc pris celui-ci de court.

Du côté du FMI et des créanciers en général, il ne s’agit cependant que d’accorder un répit [4]. Depuis août 1982 et la suspension provisoire du remboursement de la dette mexicaine, ils ont très bien tiré profit de la situation. Les interruptions de paiement ont toutes duré moins d’un an et elles n’ont jamais été décidées de manière concertée par plusieurs pays. En conséquence, les créanciers privés ont pu faire des affaires juteuses et le FMI a réussi à chaque fois à se faire rembourser avec intérêts les sommes qu’il a mises à disposition des débiteurs afin que ceux-ci honorent leurs engagements internationaux et poursuivent ou reprennent les remboursements.

La dette extérieure publique actuelle de l’Argentine s’élève à plus de 130 milliards de dollars. Mais, durant les vingt-cinq années qui ont suivi la dictature militaire mise en place en mars 1976, elle a remboursé plus de 200 milliards de dollars ! Sous le régime de terreur des « années de plomb » (1976-1983), sa dette extérieure a été multipliée par 5,5 (passant de 8 milliards à 45 milliards de dollars). Le FMI a systématiquement soutenu et conseillé les généraux, allant même jusqu’à détacher un haut fonctionnaire, M. Dante Simone, auprès de la Banque centrale argentine. Dans la dernière période de la dictature, l’écrasante majorité de la dette externe privée a été transférée de manière illégale à la charge de l’Etat.

Selon le droit international, ces dettes acquises par un régime dictatorial constituent une « dette odieuse ». Lors du retour à la démocratie, en 1985, le président Raúl Alfonsin aurait donc été fondé à ne pas accepter la pression du FMI et des créanciers, mais il n’en a rien fait. Au début du régime constitutionnel, il a au contraire signé un accord avec le FMI, engageant son pays à tout rembourser jusqu’au moindre centime. Les dettes qui ont été contractées par la suite ont essentiellement servi à rembourser les anciennes.

Le 13 juillet 2000, après dix-huit années de procédure, le tribunal fédéral n°2 de Buenos Aires a rendu un jugement long de 195 pages qui démontre le caractère illégitime de la dette, la culpabilité des créanciers privés internationaux, du FMI et de la Réserve fédérale des Etats-Unis [5]. Il démontre la rapacité des capitalistes argentins, qui exportent systématiquement leurs capitaux vers l’extérieur après avoir vidé l’économie nationale de sa substance et de ses industries. Les citoyens sont dès lors parfaitement en droit de demander au président Eduardo Duhalde qu’il maintienne la suspension du remboursement de la dette en vue d’obtenir son annulation.

Un régime qui se donnerait pour priorité, de manière cohérente, la satisfaction des droits humains fondamentaux de ses citoyens et prendrait les mesures concrètes allant en ce sens, bénéficierait d’un large soutien populaire en Argentine et bien au-delà. Le Brésil, dont la dette s’élève à 250 milliards de dollars, connaîtra une élection présidentielle en octobre 2002. Le nouveau président pourrait faire front avec l’Argentine face aux créanciers. Et pourquoi pas un cartel des endettés avec le Venezuela de M. Hugo Chávez ? Cela pourrait engager le continent latino-américain dans un tournant historique.

P.-S.

Le Monde diplomatique, février 2012, p. 12-13. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2002/02/TOUSSAINT/8449

Notes

[1Pour une analyse détaillée, lire Carlos Marichal, A Century of Debt Crises in Latin America, 1820-1930, Princeton University Press, 1989 ; du même auteur La deuda externa : el manejo coactivo en la politica financiera mexicana, 1885-1995, mimeo, Mexico, 1999.

[2Voir Eric Toussaint, La Bourse ou la Vie, Syllepse / CADTM, Paris-Bruxelles, 1999, p. 104-108.

[3Voir la déclaration de Anne Krueger sur le site du FMI.

[4Le FMI a concédé un délai d’un an à Buenos Aires pour un remboursement de 741 millions de dollars qui aurait dû être effectué le 17 janvier 2002.

[5Le jugement est en ligne sur le site du CADTM.

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