« Puisque, sans tenir compte de ce qui est conforme au droit et à la raison, vous voulez qu’on parle de ce qui est le mieux qu’on puisse accomplir à notre bénéfice, dans le présent état de choses, il est juste et raisonnable que nous préservions ce qui est notre bien commun, notre liberté »
Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, chap. XI
Ses travaux terminés, la Convention a livré aux chefs d’État et de gouvernements de l’Union européenne (UE), réunis au Conseil européen de Thessalonique, sa proposition de Constitution européenne. Malgré la mise en scène de cette rencontre entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe, divisées par la guerre en Irak, les débats de fond sur le futur de l’UE vont se poursuivre au cours des prochains mois lors de la Conférence intergouvernementale, que Berlusconi va inaugurer début octobre à Rome.
Comme dans la période 1989-1991, l’UE se trouve une nouvelle fois au carrefour. À l’époque, l’écroulement des « démocraties populaires » de l’Europe de l’Est et de l’URSS, la première guerre du Golfe et l’éclatement de la guerre dans les Balkans, avaient poussé les classes dominantes européennes à faire un saut qualitatif dans la construction de l’Union avec le traité de Maastricht, l’Union économique et monétaire et la perspective de l’élargissement vers l’Europe centrale. Aujourd’hui, les attentats du 11 septembre, la deuxième guerre du Golfe, l’aggravation de la concurrence économique internationale dans le cadre d’une double récession et les effets de l’élargissement, les obligent à faire un nouveau pas dans la construction d’un appareil étatique supranational, capable d’articuler et de défendre les intérêts des bourgeoisies européennes.
Pour faire face aux défis sur les terrains économique, militaire et diplomatique, l’UE doit assumer les fonctions propres d’un État, au moins dans la mesure où elle est obligée de faire face à la concurrence des États-Unis et du Japon, et le doter d’une légitimité et d’un soutien populaire dont il manque cruellement. C’est la raison du besoin d’une Constitution européenne.
Dans les démocraties libérales, une Constitution est le document légal de base qui fonde la légitimité de l’État face aux citoyens. Elle présuppose l’existence d’un pacte social pour le bien commun au nom duquel l’État gère la souveraineté populaire dans le cadre des limites fixées par la Constitution. Au-delà de ce mythe on trouve néanmoins la répartition du pouvoir au sein des classes dominantes, pour la défense de leurs intérêts au sein des institutions exécutives, législatives et judiciaires. Le déguisement constitutionnel — l’égalité politique des citoyens — cache les inégalités sociales et économiques du marché capitaliste. Pour maintenir cette fiction, l’État est séparé de la société civile et placé au- dessus d’elle, sur le piédestal de la Constitution.
Le fait même que le document juridique fondamental de la nouvelle légitimité de
l’Union soit présenté comme une Constitution — et non comme un traité diplomatique intergouvernemental — témoigne de l’ambition politique des classes dominantes de créer une Europe puissance à partir de l’UE et de la nécessité d’une légitimité renforcée pour la soutenir. Mais de nouveau, les jeux de mots ne peuvent dissimuler la véritable nature du document, qui ne surgit nullement de la volonté souveraine des peuples mais d’une décision des gouvernements des États membres de l’UE.
Dans la plus pure tradition conservatrice libérale, la Conférence
intergouvernementale va travailler sur la base d’un projet préparé par un comité technique désigné parmi les parlementaires des États, des parlementaires européens, des représentants directs des gouvernements et ceux de la Commission qui, malgré le nom pompeux de Convention, ne disposait d’aucun mandat populaire. Même soumis à un processus de référendum dans la majorité des États membres (bien que cela ne soit obligatoire qu’au Danemark et en Irlande), il restera une Charte octroyée à travers un accord intergouvernemental, au sein duquel le pouvoir — dans
ce cas les chefs des gouvernements des États membres — interprète les intérêts de ses sujets et leur reconnaît quelques droits, en délimitant généreusement son propre champ d’action.
1. Origines du débat constitutionnel européen
Les velléités politiques fédéralistes des pères fondateurs des communautés
européennes, les Schuman, Monnet, Spaak, De Gasperi... ont rapidement été
subordonnées aux réalités politiques de la guerre froide, laissant la place à ce qui fut dénommé « la méthode communautaire » pour avancer vers l’unification européenne après la seconde guerre mondiale. C’était une manière fonctionnelle et graduelle de formuler des réponses institutionnelles communes lorsque le besoin de la régulation des marchés, lorsque l’expansion des forces productives dépassait les frontières existantes au sein de l’Europe de l’après-guerre.
Cette situation a perduré, avec des avancées progressives — surtout sous le mandat de la Commission Delors — jusqu’au traité de Maastricht. Mais l’élargissement de l’Union à 25 membres, l’introduction de l’euro et la nécessité de développer une capacité militaire dans la nouvelle situation internationale de la fin des années 1990, a conduit le Conseil européen de Nice, en décembre 2000, à discuter d’une première répartition du pouvoir au sein des institutions communautaires entre les États membres et à ouvrir le débat sur le futur de l’Union.
Du point de vue de la bourgeoisie européenne, les circonstances politiques internes ne pouvaient alors être plus défavorables. Elles mettaient en lumière le « déficit démocratique » de l’Union. Le « non » l’avait emporté dans le référendum danois sur le Traité d’Amsterdam et dans le premier référendum irlandais sur le Traité de Nice. Le taux moyen d’abstentions dans les élections du Parlement européen était en moyenne de 50,2 %, grimpant jusqu’à 76,7 % en Grande-Bretagne et 70 % aux Pays-Bas. Les circonstances extérieures n’étaient pas meilleures : l’euro régressait face au dollar et dans les Balkans l’Union européenne étalait sa subordination militaire aux États-Unis.
C’est la raison pour laquelle le débat sur le futur de l’Union ouvert à Nice, malgré les premières escarmouches autour de la question de savoir si la construction européenne devait emprunter le modèle fédéral ou confédéral (à partir d’accords intergouvernementaux), a rapidement abouti à un consensus, délimité pour une large mesure par Jacques Delors : l’extension exigeait de différencier « l’espace européen », surgi de l’extension du marché unique, de « l’Europe puissance » constituée en son sein par les États membres capables d’avancer vers une « coopération renforcée », qui baliserait le chemin d’un « modèle de société commun » ouvert à tous les États membres de l’Union. Il ne s’agissait pas pour autant d’une Union à la carte, avec des intégrations asymétriques et variables, telles celles de la Grande-Bretagne ou du Danemark, mais d’un modèle unique, bien que l’accès à ce modèle pouvait être évolutif et graduel, déterminant ainsi un centre et une périphérie de l’Union.
Ce schéma exigeait de délimiter clairement le « modèle », les règles constituantes des « coopérations renforcées », la prise de décisions à des niveaux différents en ce qui concerne « l’Europe puissance » et « l’espace européen », et enfin les mécanismes de régulation communs, avec des garanties pour tous les États membres. La proposition de Delors, appuyée de l’intérieur de la Commission par d’importants secteurs de sa bureaucratie et de l’extérieur par Joschka Fischer (ministre vert des affaires étrangères de l’Allemagne), s’orientait vers une « fédération des États membres », avec un fort rôle de la Commission qui devait voir accrues ses compétences en ce qui concerne le marché intérieur, mais rester subordonnée stratégiquement au Conseil, dont dépendrait le développement de la politique extérieure et de sécurité à travers des mécanismes intergouvernementaux.
Pour sa part, la Commission Prodi a proposé d’organiser le débat sur la Constitution en trois étapes : 1) une période de « réflexion ouverte » ; 2) une « réflexion structurée », avec la convocation d’une Convention consultative qui préparerait un projet de Constitution en s’inspirant de la méthode de discussion déjà utilisée pour la rédaction de la Charte des droits fondamentaux adoptée lors du Conseil de Nice et 3) sa discussion finale lors d’une Conférence intergouvernementale en 2004.
La première étape a brillé par son absence, malgré les fonds dépensés par la
Commission, car les États membres ne voulaient pas que le débat sorte des cercles de la bureaucratie et des experts. Le manque de discussion, son blocage par les États membres et l’expérience de la rédaction de la Charte des droits fondamentaux ont conduit la présidence belge à créer une « commission des sages » composée de Delors, Dehaene, Amato et Geremek, devant concevoir le fonctionnement de la Convention dans la « Déclaration de Laeken », approuvée par le Conseil européen en décembre 2001.
2. La Convention de 2002-2003
La seconde étape s’est concrétisée par la mise sur pied d’une Convention qui, malgré les origines historiques révolutionnaires de son nom, n’avait aucune représentativité. Il s’agissait d’une série de commissions de travail et d’une séance plénière, composée de 105 euro-députés, parlementaires nationaux, représentants des gouvernements des 25 États et représentants de la Commission européenne, affublés de 102 suppléants, tous désignés selon des critères obscurs. Sa présidence a été octroyée à une vieille icône de la droite française, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing, aidé par Dehaene et Amato. Dès le début le débat a été dominé par les discussions au sein du Praesidium, entre les représentants des gouvernements et Giscard, qui a imposé le procédé curieux de ne jamais voter au sein de la Convention et d’interpréter les consensus obtenus.
Bien que la Convention ait organisé les travaux au sein de dix groupes, huit mois plus tard, en octobre 2002, seuls deux d’entre eux avait terminé leurs rapports et la tâche semblait impossible. Mais le Praesidium travaillait pour sa part discrètement depuis juillet sur ce qui a été appelé « le squelette » par Giscard, et a été distribué le 28 octobre. Le document définissait la structure institutionnelle et constitutionnelle, marquait les lignes générales de l’action et de la procédure et les clauses générales de l’application, de la ratification et de la révision du traité constitutionnel.
À partir de ce moment la dynamique de la Convention a changé. Malgré leurs
reproches initiaux envers Ana de Palacio, ministre espagnol des affaires étrangères, accusée d’avoir bafoué sa charge et son poste en entrant dans la Convention, la France et l’Allemagne ont également désigné comme membres leurs ministres des affaires étrangères, Villepin et Fischer. Il y eut aussi des changements significatifs des représentants des Pays-Bas, du Portugal et de l’Irlande.
La proposition de Giscard incluait une claire référence à la « gestion fédérale de
certaines compétences communes ». Elle laissait ouverte un possible changement du nom de l’Union. Elle incorporait le texte de la Charte des droits fondamentaux, malgré les réticences apparues sur ce sujet au Conseil de Nice. Elle établissait les trois domaines de compétences — communautaires, mixtes et nationales — mais dans le cadre d’un système institutionnel unique qui mettait un terme aux « trois piliers » traditionnels imaginés à Maastricht. Elle accordait au Parlement européen la faculté de censurer la Commission et créait un Congrès des Peuples de l’Europe — une assemblée des représentants des parlements nationaux. Elle incluait déjà les éléments centraux d’une gouvernance économique néolibérale, y compris la stabilité budgétaire et l’autonomie de la Banque centrale européenne. Mais elle n’entrait pas
dans les débats centraux sur la répartition des votes entre les États membres,
décidée lors du Conseil européen de Nice, ou sur la gestion intergouvernementale de la politique extérieure et de sécurité.
Début décembre, la Commission a rendu publique sa propre proposition, ou ce qui est plus juste, ses propositions. Car, à sa grande surprise et à celle de tous les extérieurs à son cénacle, outre la communication intitulée « Paix, Liberté, Solidarité » — fruit d’un consensus difficile — le quotidien Le Monde a reçu une autre proposition, rédigée à la demande de Prodi par un groupe de hauts fonctionnaires « deloristes », coordonné par François Lamoureux et disposant de l’appui des commissaires « deloristes » Lamy, Busquen, Schreyer et Damantopoulou. Son contenu était beaucoup plus fédéral. Elle a été surnommée « Pénélope ».
En fait, Prodi avait présenté à Giscard, quelques jours auparavant, une copie de
« Pénélope », que ce dernier avait semblé prendre pour le point de vue officiel de la Commission. Mais dès la réunion suivante de la Commission, Kinnock a pris la tête d’une dénonciation de Prodi, exigeant une mise au point immédiate. Le lendemain Prodi a donc présenté la communication officielle au Parlement et à la Convention. Giscard a profité de cette occasion pour humilier les « deloristes », signalant que le préambule de « Pénélope », inspiré du Traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en tant qu’hommage au fédéralisme des pères fondateurs, était une vieillerie dépourvue d’actualité et inutile pour le futur. Quant à la communication officielle, Giscard l’a simplement ignorée.
Si dans le jeu du pouvoir interne à la Convention, Giscard a marqué des points, une partie des propositions de la communication officielle de la Commission et de celles de « Pénélope » sera reprise par les petits États membres contre les grands, ainsi que par les secteurs les plus fédéralistes. La Commission était opposée à la création d’un Président stable du Conseil, étendait les compétences communautaires à tous les secteurs, y compris la politique extérieure et de sécurité avec la nomination d’un ministre des affaires extérieures de la Communauté, et transformait la double majorité simple — des pays et des populations — tout comme la codécision du Parlement
européen et du Conseil, en un mécanisme habituel de fonctionnement de la future Union.
Les États membres sont intervenus rapidement pour reprendre l’initiative politique dans le débat. Blair a fait connaître sa position dans une conférence tenue le 28 novembre à Cardiff. Sa vision de l’avenir de l’Union reprenait largement un projet de traité intergouvernemental élaboré par Alan Dashwood, professeur de Cambridge. Son fondement était le double équilibre des pouvoirs entre le Conseil et la Commission, avec sa double et distincte légitimité et responsabilité (« accountability »). Il pouvait accepter l’élection du Président de la Commission par le Parlement européen au lieu de sa désignation par le Conseil, à condition que cette élection échappe « aux luttes politiques qui le rendraient prisonnier d’une majorité parlementaire », autrement dit s’il était élu à la majorité des deux-tiers. Au contraire, le Président du Conseil devait — selon Blair — être stable, c’est-à-dire qu’il fallait mettre un terme aux présidences semestrielles tournantes entre les États membres. Pour ce faire il devait être désigné parmi les anciens membres du Conseil pour des périodes longues de plusieurs années, en étant aidé par des présidences sectorielles également dans les mains des grands États. C’était une façon très directe de défendre le fonctionnement d’un « directoire » des grands États membres et de légitimer de manière institutionnelle les « coopérations renforcées ». Cette proposition fut soutenue initialement par Aznar et Chirac.
Les petits États membres, menés par les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, ont à leur tour rendu publiques leurs propositions au début décembre, motivés par la crainte que la Commission — protecteur traditionnel de leurs droits institutionnels — ait été marginalisée dans le débat. « L’Union doit avoir des institutions communautaires fortes, avec une extension de la méthode communautaire et un renforcement des institutions qui défendent l’intérêt commun », pouvait-on y lire. Pour ce groupe d’États, le président de la Commission devait être élu par le Parlement à une majorité des deux-tiers et être confirmé par le Conseil, en inversant donc la procédure actuelle. En même temps ils s’opposaient fermement à toute élection d’un président du Conseil, qui mettrait fin à l’actuel régime rotatif.
Ce débat a été pour une très large part réglé par les conclusions du sommet franco-allemand, tenu à l’occasion du quarantième anniversaire du Traité de réconciliation entre les deux États, à la mi-janvier 2003. Affirmant l’importance de l’axe Paris-Berlin en tant que véritable moteur de l’UE, Chirac et Schröder ont établi un schéma constitutionnel qui a fini par s’imposer. L’Allemagne a accepté l’idée d’un futur président du Conseil pour une période de deux ans et demi et la France celle de l’élection du président de la Commission par le Parlement européen. Le ministre communautaire des affaires étrangères sera, selon ce schéma, désigné par le Conseil, mais il occupera une vice-présidence de la Commission et devra opérer en son sein en ce qui concerne les sujets relevant de la compétence communautaire et en dehors, en ce qui concerne les affaires extérieures et la défense, qui resteront de nature intergouvernementale. Le traité constitutionnel inclura la possibilité de
« coopérations asymétriques », les aires relevant de la codécision Parlement-Conseil seront élargies et, surtout, est soulignée la nécessité d’une « clause de solidarité » antiterroriste européenne, indépendante de l’OTAN, et d’une force militaire européenne avec une capacité opérationnelle mondiale.
3. Ultimes débats et consensus imposé
L’accord franco-allemand a recadré les débats de la Convention et a éliminé
d’emblée toute une série de propositions, telle celle d’un Congrès des peuples,
avancée par Giscard. Malgré l’importance des questions institutionnelles, la
Convention n’a plus mis en place de nouveaux groupes de travail et les débats
préparatoires ont été confinés au sein du Praesidium.
Le 22 avril, Giscard a distribué le projet des 15 articles institutionnels, donnant corps à une Union régie par un « directoire » issu du Conseil européen, avec un président stable, « la plus haute autorité de l’Union », au-dessus du Conseil des ministres, du Parlement et de la Commission. Les réunions de ce « directoire » seraient trimestrielles et le président du Conseil serait assisté par un vice-président et deux chefs de gouvernement, élus selon un régime de rotation annuelle, par le ministre communautaire des affaires étrangères et par les présidents de l’ECOFIN (conseil des ministres de l’économie et des finances) et du Conseil de la Justice et de la Sécurité. Le Conseil européen, doté de cette structure permanente, se transformerait en un authentique gouvernement européen auquel la Commission serait subordonnée, pour autant que sa légitimité soit ancrée dans le Parlement. Le Conseil des ministres, pour sa part, conserverait les fonctions à la fois législatives et exécutives. En pratique, la proposition de Giscard incorporait aux propositions franco-allemandes la vision britannique d’un système institutionnel parallèle, avec une légitimité duale et opposée.
Le projet institutionnel de Giscard incluait également l’extension de la double majorité (des États membres et de la population) en tant que méthode habituelle de la prise des décisions communautaires, rompant avec la répartition complexe des pouvoirs et les votes en vue d’établir une majorité qualifiée et les minorités de blocage, décidée lors du Conseil européen de Nice.
Lors de la séance plénière de la Convention, les 30 et 31 mai, Giscard s’est trouvé face à un véritable front du refus organisé par les représentants des gouvernements espagnol et danois — Dastis et Christophersen — et soutenu, pour les raisons les plus diverses d’intérêts nationaux divergents, par la Grande-Bretagne, la Pologne, l’Autriche, l’Irlande, la Lituanie et Chypre. Ce front exigeait le strict respect des décisions institutionnelles de Nice. En bloquant de cette manière le fonctionnement du Praesidium, ce front a obligé Giscard, avec l’aide de Dehaene et Amato, à construire son propre bloc d’alliances, en faisant des concessions à d’autres composantes de la Convention.
Le premier objectif de Giscard était d’intégrer pleinement la Grande-Bretagne au sein du consensus franco-allemand, en acceptant toutes les « lignes rouges » de son représentant Peter Hain : les compétences fiscales et de sécurité resteraient dans le domaine national, sans tentatives de les harmoniser ; l’idée de la fonction législative du Conseil, fondée sur la double majorité, serait abandonnée pour conserver sa nature intergouvernementale ; aucun aspect de la politique extérieure et de sécurité ne serait communautarisé ; enfin l’incorporation du texte de la Charte des droits fondamentaux ne se ferait qu’à la condition qu’elle soit accompagnée d’un chapitre explicatif qui soulignerait la supériorité dans ces domaines des juridictions étatiques et éviterait toute extension des droits sociaux au travers des lois communautaires.
Le pas suivant consistait à obtenir le soutien des États les plus petits et de la
Commission elle-même, en cherchant un nouvel équilibre dans la répartition des
compétences nationales et institutionnelles. Ainsi le Parlement serait élu au suffrage universel, mais non selon le critère de la proportionnalité des populations des États membres, mais celui d’une « proportionnalité décroissante » pour favoriser les États les plus petits. Le nombre de députés européens grimperait ainsi de 700 dans la première proposition à 736. Un tel Parlement élirait le président de la Commission à la majorité simple et non qualifiée. Ce dernier, à son tour, choisirait entre les triades présentées par les États membres, les trois commissaires, en tenant compte du principe de la rotation et donnerait son « accord » au ministre des affaires étrangères désigné par le Conseil européen, soumettant une Commission ainsi constituée au vote de confiance du Parlement. Le Conseil européen ne serait pas un rival de la
Commission, ne disposant pas d’une structure permanente, mais aurait un président, élu selon la procédure de la double majorité qualifiée, par une majorité de deux tiers d’États et de trois cinquièmes de la population de l’Union.
Grâce à ces concessions et fort du soutien des grands États et des trois groupes
majoritaires au sein du Parlement européen, Giscard a démantelé le front du refus au cours des deux premières semaines de juin, sans céder sur la révision des accords de Nice et en isolant complètement l’Espagne et la Pologne. Le « consensus » fut finalement imposé le 13 juin, entre un toast au champagne et les accords de l’Ode à la Joie de Beethoven.
Les 19 et 20 juin, le Conseil européen de Thessalonique a accepté le projet de la Convention comme une « bonne base » pour la Conférence intergouvernementale. Il a remercié Giscard, Dehaene, Amato et tous les membres et suppléants pour leurs efforts et pour avoir montré l’utilité de la Convention en tant que — sans doute ironiquement — « forum de dialogue démocratique ».
4. Résultat : un traité constitutionnel néolibéral pour une Europe puissance
Le projet soumis par la Convention ne résout nullement le problème du « déficit
démocratique » qui caractérise l’Union européenne depuis sa création. Au contraire, il l’aggrave. S’il incorpore la Charte des droits fondamentaux [1], il limite ces droits dans le Titre VII aux lois adoptées au niveau européen et stipule que ces dernières ne pourront en aucun cas avoir la préséance sur les lois nationales existantes. Cette « ligne rouge » imposée par le gouvernement Blair hypothèque toute tentative future d’étendre à l’échelle communautaire les droits démocratiques et sociaux les plus avancés qui pourraient être adoptés par les États membres les plus progressistes. L’Union européenne continuera à être construite de manière asymétrique en ce qui concerne les droits et les libertés.
Ce n’est pas par hasard que le terme « fédération » a disparu de l’article 1 dès les premières sessions de la Convention. La référence à la volonté « des citoyens et des États » de l’article I-1-1 ne peut dissimuler que les compétences de l’Union se fondent sur le principe de « l’attribution » des États membres, les seuls qui en disposent dans le processus constituant (article I-9-2). La référence aux « peuples » de l’Europe, qui apparaissait dans le premier projet examiné par la Convention, a disparu de la version finale et avec elle a disparu toute possibilité de reconnaître le droit à l’autodétermination, reconnu par la Charte des Nations Unies et par d’autres textes fondamentaux du droit international. On ne reconnaît même pas aux citoyens le droit de décider librement de leur identité dans le contexte de l’UE, car l’article I-8-1 leur impose, sans élection, la double nationalité des actuels États membres et de l’Union.
Le projet constitutionnel de la Convention définit clairement les fonctions des États membres, réduisant leurs obligations envers leurs citoyens aux éléments de base de la conception libérale : le maintien de la loi et de l’ordre, la sécurité intérieure et la défense du territoire (art. I-5-1). Toute référence au « modèle social européen » ou à la « démocratie sociale avancée » — reprise dans différentes Constitutions d’après la seconde guerre mondiale en tant que conséquence de la résistance antifasciste — qui, dans la première rédaction avait été l’expression de la pression de la Confédération européenne des syndicats (CES), a été défigurée par le veto du patronat européen (UNICE) qui a exigé qu’elle soit conditionnée par une « haute compétitivité ».
De fait, le projet constitutionnel prétend faire loi de l’ensemble du programme de contre-réformes néolibérales, promues au nom de « l’esprit de Lisbonne », contre lesquelles des centaines de milliers de militants en faveur de la justice globale et de syndicalistes se sont mobilisés dans toute l’Europe. L’article I-3-2 instaure un marché unique où « la concurrence est libre et sans distorsion » ; l’article I-3-4 garantit le libre commerce ; l’article I-4-1, la liberté de circulation des personnes, mais surtout celle des marchandises, des services, du capital et de la création des entreprises. Tandis que l’article I-11-3 accorde des compétences à la Commission pour promouvoir et coordonner la politique économique, en ce qui concerne les politiques sociales il ne fait qu’ouvrir une telle possibilité, car les compétences relèveront encore des États membres et de leur bon vouloir pour les coordonner. L’article I-29-3 attribue à la Banque centrale européenne l’autonomie absolue pour conduire la politique monétaire hors de tout contrôle citoyen ; l’article I-53-2 établit la loi de l’équilibre
budgétaire et le budget zéro, en interdisant à l’UE de s’endetter sous quelque forme que ce soit, alors que le montant du budget européen continuera à être décidé par les États membres, sans participation du Parlement européen.
En maintenant strictement les compétences des États membres en ce qui concerne la politique extérieure et de défense de l’Union, le projet de Constitution de la Convention introduit l’UE dans la « mondialisation armée ». D’entrée, il subordonne la politique extérieure et de défense de l’UE à l’hégémonie états-unienne par le biais de l’OTAN (art. I-40-2). Il crée une armée européenne avec une « capacité opérationnelle » En accord avec les « principes de la Charte des Nations Unies ». Mais ces mêmes principes furent employés par Bush, Blair et Aznar pour justifier l’attaque contre l’Irak en violation de l’art. 51 de la même Charte, qui établit de manière expresse la compétence générale et la prééminence du Conseil de sécurité en matière de paix et de guerre. Le projet va même plus loin et transforme en loi la coopération dans la lutte antiterroriste à travers l’art. I-42, dans une clause de
solidarité communautaire parallèle aux obligations de l’Alliance atlantique.
Le cadre institutionnel de l’UE — qui constitue l’Europe puissance dans le domaine de sa politique extérieure et de défense, l’Europe forteresse face aux immigrants et l’Europe néolibérale face aux travailleurs — est soumis dans le projet de la Convention à un Conseil et à un Conseil des ministres, dotés à la fois du pouvoir exécutif et législatif, qui établissent un fonctionnement dominé par les intérêts des grandes puissances, le « directoire ». L’égalité des États membres est sacrifiée non seulement dans le domaine de la nouvelle présidence du Conseil, désignée par les chefs d’États et de gouvernements parmi leurs anciens collègues, mais également dans celui de la Commission, qui jusque-là était la garantie de cette égalité. Le projet donne de même une forme légale aux « coopérations renforcées » entre une partie des membres de l’Union, créant une Union asymétrique, à plusieurs vitesses et avec des droits différents. La « méthode communautaire », fondée sur les équilibres
institutionnels établis par le Traité de Rome, est la première victime de la « haute compétitivité ».
5. Une refondation démocratique et sociale de l’Europe est possible !
Le projet de la Convention — à la rédaction duquel ont pris part les partis
conservateurs, libéraux, sociaux-démocrates et verts — n’est pas acceptable dans ses termes actuels.
Les prochains mois exigent de la gauche radicale européenne, des syndicats, des organisations non gouvernementales et populaires, des mouvements sociaux, un effort particulier pour défendre leurs revendications et exiger une refondation démocratique et sociale de l’Europe. La Constitution qui sera approuvée par la Conférence intergouvernementale des chefs de gouvernement des États membres maintiendra dans ses grandes lignes le projet conçu par la Convention, qui défend les intérêts des classes dominantes européennes et nie ceux des travailleurs et des peuples. Comme les immenses manifestations altermondialistes ainsi que la résistance des travailleurs et de leurs syndicats contre la réductions de leurs droits, de leurs retraites et en défense des services publics l’ont mis en évidence au cours des années passées, une autre Europe est possible et nécessaire.
Faire face à « l’Europe puissance »
Toute Constitution européenne devrait inclure dans ses premiers articles « le rejet de la guerre comme instrument d’agression contre les libertés et l’indépendance d’autres peuples et comme moyen de résoudre les conflits internationaux ». De même, elle devrait intégrer le principe du désarmement unilatéral en ce qui concerne les armes de destruction massive sur le territoire de l’UE et proposer un processus de désarmement multilatéral contrôlé et vérifié par les Nations Unies. L’Europe doit parier sur la dissolution des blocs et alliances militaires, selon une interprétation stricte de l’art. 51 de l’ONU. De même, l’UE doit établir parmi les objectifs de sa politique internationale l’impulsion d’un nouveau « constitutionalisme mondial », avec un Contrat démocratique des peuples et États, en vue de l’établissement d’accords
internationaux sur l’environnement, le changement climatique, la sécurité alimentaire, la lutte contre les maladies contagieuses et les épidémies.
Faire face à l’Europe du « déficit démocratique »
Une Constitution européenne doit établir la souveraineté populaire et son pouvoir constituant sur tous les thèmes communs, sans tenir compte des limitations étroites des États actuels. La Constitution européenne doit reconnaître le principe de l’autodétermination, en accord avec le droit international sur la base duquel ont été fondés de nombreux États membres à l’issue de la première guerre mondiale. Elle doit réaffirmer l’égalité juridique de toutes les langues européennes, sans écarter la possibilité qu’une ou plusieurs langues soient choisies pour le fonctionnement interne de ses institutions.
La Constitution européenne doit accorder le pouvoir législatif exclusivement au
Parlement européen et à un Congrès des peuples européens, constitué par les
représentants des parlements des États, des nations et des régions de l’UE. Les
parlements des États, des nations et des régions doivent disposer d’un droit de veto, qu’ils exerceraient à majorité qualifiée, en ce qui concerne l’application sur leur territoire de toute mesure ou loi communautaire, conduisant automatiquement à l’ouverture d’un processus d’arbitrage constitutionnel.
La Commission doit être responsable devant le Parlement européen doté de pleins pouvoirs pour écarter, à tout moment, à travers un vote de censure, le Président de la Commission ou chacun des Commissaires. Le Conseil européen peut être doté, au même titre que la Commission, du droit d’initiative législative, mais en aucun cas de fonctions législatives. Sa mission doit être celle de la coordination de l’application des directives communautaires dans les États membres.
Faire face à l’Europe de l’inégalité des droits
Il faut exiger l’élimination du Titre VII qui conditionne et interprète la Charte des droits fondamentaux et institue des citoyennetés européennes de première et de seconde zone, sans établir une égalité des droits pour tous. Il faut garantir la plénitude des droits aux citoyens étrangers résidant dans l’Union et assurer leur intégration, y compris à la citoyenneté, après cinq ans de résidence. Tous les droits établis légalement par les sentences de la Cour de justice européenne doivent être intégrés dans la Charte des droits fondamentaux. De même, pour une pleine égalité des femmes, la Constitution européenne doit intégrer la norme de la parité entre les genres dans tous les organes législatifs et exécutifs communautaires.
Faire face à l’Europe néolibérale de « l’esprit de Lisbonne »
La Constitution européenne doit établir un nouveau contrat social et citoyen qui
assure la satisfaction universelle des besoins essentiels des Européens à travers les services publics tels la Sécurité sociale, la santé, l’éducation, la justice, l’énergie, l’eau, les télécommunications et le logement. Bien que la responsabilité dans ce domaine soit celle des États membres, la Constitution doit assurer l’obligation de l’Union d’intervenir dans ces domaines si les États membres ne peuvent assurer des droits essentiels égaux pour tous les citoyens européens, afin de garantir le plein exercice de leur citoyenneté indépendamment de leur lieu de résidence.
À cette fin, l’UE doit exercer une politique redistributive au bénéfice des secteurs de la population dans les régions les plus défavorisées. Le Parlement et le Congrès des peuples européens devront fixer un budget communautaire, dans les limites de 5 % du PIB communautaire, pour faire face à ces obligations, fondé sur les contributions directes des États membres et sur l’établissement d’impôts européens. De tels impôts européens pourraient concerner les énergies non renouvelables, la revente des titres, les transactions internationales sur les capitaux et le change des devises. La Banque centrale européenne doit dépendre du Parlement européen, qui approuvera les
directives économiques proposées par la commission et soumettra au référendum tous les cinq ans les orientations stratégiques économiques et sociales communautaires afin d’assurer la plus large participation citoyenne dans les choix budgétaires.
Le dit Pacte de stabilité, qui noie aujourd’hui l’économie européenne et prétend faire retomber les conséquences de la récession sur les travailleurs, sera remplacé par un Pacte de solidarité et du plein-emploi, en libérant la Constitution des limites artificielles du « budget zéro » et en permettant au Parlement et au Congrès européens de reprendre le contrôle de l’économie européenne pour garantir un « modèle social européen » authentique. Pour cela il faut créer un Fonds européen de solidarité, fonctionnant comme un stabilisateur automatique face aux crises et aux récessions, dans les limites de 1 % du PIB communautaire. La Constitution européenne doit fixer enfin la semaine de travail à 35 heures et le principe du salaire égal pour un travail égal.
Faire face à l’Europe des catastrophes (telle celle du Prestige) et de la crise
écologique
La Constitution européenne doit reprendre le contrat entre les générations pour la production et la distribution de l’énergie, y compris la fermeture de toutes les
centrales nucléaires au sein de l’Union en lien avec un plan européen de substitution et de sécurité énergétique. Elle doit promouvoir une nouvelle culture de l’eau dans le but de parvenir à un équilibre et à une rationalité de l’utilisation et du renouvellement des écosystèmes aquatiques. Elle doit assurer la stricte réalisation du Protocole de Kyoto et la réduction du niveau de rejet des gaz polluants.
6. Une révolte Shays dans l’Union européenne ?
Les débats au sein de la Convention ont été, dès le début, marqués par les
antécédents des débats de la Convention de Philadelphie de 1787 qui a rédigé la
Constitution des États-Unis. Rappelons brièvement son contexte historique.
Le principe de l’égalité des citoyens devant la loi et la vision libérale de la séparation des pouvoirs et de celle de l’État d’avec la société civile dissimulait alors la défense d’un gouvernement supra-étatique suffisamment fort pour défendre avec des barrières protectionnistes le nouveau marché américain, garantir le recouvrement des dettes publiques et privées accumulées au cours de la guerre de l’indépendance, assurer la perception des impôts pour maintenir une armée permanent capable d’exproprier les terres des Indiens et de maintenir l’esclavage.
En été 1786 les diverses révoltes paysannes ont commencé à organiser les vétérans de la guerre de l’Indépendance au sein des milices en vue de se défendre contre la saisie des propriétés pour dettes et exiger des parlements étatiques (élus par suffrage censitaire au sein des oligarchies locales) l’impression de la monnaie-papier. La répression des révoltes et la tentative de juger leurs dirigeants dans le Massachusetts a provoqué une extension rapide de la rébellion, dirigée par Daniel Shays, jusqu’à ce que l’intervention de l’armée l’écrase dans le feu et le sang. La rébellion Shays a si profondément impressionné la Convention de Philadelphie que, pour s’en préserver à l’avenir, cette dernière a décidé de limiter les élections à la Chambre des représentants au moyen de lois électorales élaborées à l’échelle de chaque État par les mêmes parlements étatiques qui désignaient les sénateurs fédéraux et les grands électeurs pour l’élection du Président et de la Cour suprême.
La ratification de la Constitution de Philadelphie s’est heurtée à d’importantes
résistances populaires, en premier lieu à New York. Prenant sa défense, Madison, Hamilton et Jay ont publié dans la presse une série d’articles, connus comme les « principes fédéralistes », dans lesquels ils soulignaient que le rôle d’un gouvernement fédéral était de maintenir la paix au sein d’une société civile parcourue par des conflits provoqués par « la distribution distincte et inégale de la propriété ». « Ceux qui sont des propriétaires et ceux qui ne le sont pas — poursuivaient-ils — ont eu toujours des intérêts différents dans la société. [...] Dans une grande république il est plus difficile que ceux qui le ressentent puissent découvrir leur force et agir solidairement ».
La nécessité de doter la Constitution indépendantiste d’une légitimité populaire avait conduit en 1791 à l’adoption d’une série d’amendements, connus comme la Charte des droits. Mais ce n’est pas un hasard si les principes de la Déclaration de l’indépendance — « le droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur » — ont été transformés dans la Constitution de Philadelphie en « droit à la vie, à la liberté et à la propriété ».
Depuis la grève du secteur public en France en 1995, l’Europe a vécu sa versions de la « rébellion Shays » au travers des mobilisations contre les Conseils européens, perçus comme l’expression de la mondialisation capitaliste, et au travers de la résistance syndicale contre les contre-réformes néolibérales impulsées depuis Bruxelles, d’abord au nom du Pacte de stabilité, puis au nom de la flexibilité du marché du travail et de la contre-réforme du système des retraites. Sous le titre « Les dangers d’une Europe politique », The Economist a consacré un article à cette révolte sociale qui a occupé le fond de la scène des débats de la Convention : « Malgré toute la violence qui les accompagne et la nature incohérente de leurs plaintes, les manifestants ont un projet intelligible. Comme le disent leurs pancartes, ils sont contre « l’Europe du capital » et en faveur d’une « Europe sociale » [...]. Bien que beaucoup puissent mépriser les manifestants comme une bande de drogués et d’anarchistes, les enquêtes d’opinion suggèrent que l’exigence d’une « Europe plus sociale » dispose d’un vaste soutien. Dans un récent eurobaromètre, 90 % des citoyens européens considéraient que « la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » doit être la première priorité de l’Union, face à 63 % qui pensaient que ce doit être « le succès de la monnaie unique » ou 31 % pour lesquels ce devait être l’élargissement [...]. Que se passera-t-il si les électeurs cessent de penser que les réformes promues par l’UE sont des exercices technocratiques en vue du bien commun européen et commencent à les voir en tant que décisions très politiques sur lesquelles ils n’ont qu’un très faible contrôle démocratique ? [...] Certains signaux indiquent que c’est précisément ce qui commence à arriver. Au début des années 1990, 72 % des citoyens européens considéraient que l’appartenance de leur pays à l’Union était « quelque chose de bon » ; aujourd’hui ils ne sont plus que 54 % à le penser. [2] »
Pour que cette révolte confuse prenne corps et se projette dans la vie politique
européenne avec son propre programme indépendant, il faut briser la chaîne
idéologique qui attache d’importants secteurs du syndicalisme européen aux
Communautés européennes depuis leurs débuts et à l’Union ensuite. Une chaîne
dont le maillon le plus faible est le mythe d’un « modèle social européen », basé sur un pacte et sur la cogestion sociale avec les grands syndicats de la CES, qui serait le fondement d’un État providence européen et qui permettrait une redistribution plus grande du revenu en comparaison avec les États-Unis et le Japon. Et la conclusion stratégique de ce mythe — dont l’origine historique est le rapport de forces réel établi au cours des années 1950, à l’issue de la lutte antifasciste au cours de la seconde guerre mondiale, et au cours des années 1960-1970 par la grande vague de luttes — est qu’il serait possible d’obtenir des nouvelles réformes sociales en combinant la pression sociale et le lobbying dans les institutions de l’Union, qu’il serait donc bien de communautariser les questions sociales comme le sont déjà les questions économiques et d’utiliser l’Union comme une machine pour mettre à niveau les acquis sociaux en Europe.
La conviction que cette stratégie réformiste du « syndicalisme européïste » s’est
effondrée et qu’elle est une voie sans issue commence à s’étendre sous les coups de butoir des contre-réformes néolibérales impulsées par la Commission européenne, qui ont provoqué une chaîne de grèves générales sectorielles et nationales dans un grand nombre d’États membres. L’actuel débat au sein de l’IG Metall allemand, le syndicat le plus puissant de l’Union européenne, après l’échec de la grève pour l’élargissement des droits des travailleurs à l’ex-Allemagne de l’Est, est tout un symbole de cette situation. Car pour promouvoir les contre-réformes néolibérales dans « l’esprit de Lisbonne », les gouvernements — qu’ils soient conservateurs ou sociaux-démocrates et verts — ont besoin de diviser le mouvement syndical et de coopter un secteur important de la bureaucratie syndicale afin de prévenir la généralisation de la résistance. Les difficultés de Schröder en Allemagne sont connues. Mais en Grande-Bretagne Blair a dû également faire face au cours des dernières années à l’éviction des directions syndicales soumises par des courants de la gauche syndicale au cours des congrès successifs. Et en Autriche on a assisté à la
première grève générale depuis 50 ans, pour ne rien dire de l’Italie, de l’Espagne ou de la France.
Le projet de Constitution de la Convention ferme définitivement les portes à tout
espoir que la stratégie du « syndicalisme européïste » puisse aboutir, car il élève le modèle de gestion néolibéral au rang de loi fondamentale européenne et confine les questions sociales dans les limites des États membres. La Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) a déjà dénoncé ce caractère de la Constitution européenne et a lancé un appel à une défense des droits sociaux et démocratiques des travailleurs européens.
Les questions européennes en tant que telles ont été largement absentes des
préoccupations du mouvement altermondialiste, mobilisé contre la mondialisation capitaliste. Mais au cours des mois à venir, sous les coups de l’intense propagande des moyens de communication, subventionnés par les États membres de l’UE, les citoyens européens seront inévitablement confrontés à un débat politique sur la Constitution. Début octobre, Berlusconi inaugurera la Conférence intergouvernementale (CIG) à Rome, en mai 2004 aura lieu l’élargissement de l’Union aux nouveaux États de l’Europe centrale et, quelques jours plus tôt, il est prévu de clore la CIG. En juin auront lieu les élections du nouveau Parlement européen et dans un nombre important d’États membres seront organisés des référendums pour ratifier la Constitution européenne.
Le mouvement de résistance a son propre rendez-vous en novembre, lors du Forum social européen de Saint-Denis (France), qui doit servir de catalyseur à l’apparition d’une vision commune d’une autre Europe possible, alternative à l’Union européenne néolibérale. La tâche de la gauche radicale européenne est d’impulser tous ces débats et de contribuer à la confluence dans les luttes de résistance contre l’Europe du capital de tous les mouvements sociaux et syndicaux, pour constituer les fondements d’une Europe des travailleurs et des peuples.
18 juillet 2003.