Début septembre en Allemagne, alors que la campagne électorale entrait dans sa dernière phase et que les yeux de tous étaient tournés vers les inondations dans l’Est du pays, une véritable bombe sociale éclatait : France Télécom annonçait sa volonté de cesser de soutenir financièrement sa filiale MobilCom. Cette entreprise spécialisée dans la revente d’abonnement de téléphonie mobile est également numéro 2 pour la fourniture d’accès Internet. MobilCom avait par ailleurs obtenu en août 2000 une licence d’exploitation pour la troisième génération de téléphonie mobile (UMTS) au prix astronomique de 8,4 milliards d’euros. Après avoir acquis 28,5 % de cette entreprise au printemps 2000, la direction de France Télécom souhaitait désormais s’en désengager, menaçant ainsi 5 500 emplois. Une mise en faillite éventuelle de MobilCom était à l’ordre du jour du Conseil d’administration de France Télécom du 12 septembre. Il convenait d’agir vite. Pour SUD-PTT [1], l’attaque contre les salariés de la filiale allemande ne constituait qu’une étape d’un futur « plan de redressement » visant à faire payer à l’ensemble des salariés du groupe l’incurie patronale. Trois ans après l’entrée en Bourse de France Télécom, la politique de transformation en multinationale l’a en effet conduit à s’endetter de façon déraisonnable sur la base du pari que la hausse boursière de la « nouvelle économie » durerait indéfiniment. Etablir des liens avec les salariés de MobilCom n’avait rien d’évident. Verdi, le syndicat allemand affilié à l’UNI (l’Internationale syndicale des télécoms dont sont membres en France FO, la CFDT et maintenant la CGT), n’est en effet pas implanté à MobilCom. Le fait d’appartenir comme Verdi à la CES et à l’UNI n’a donc pas été d’un grand secours pour FO, la CFDT et la CGT.
Les suites de Porto Alegre
Ce sont finalement des syndicalistes de la fédération SUD-PTT qui sont parvenus à établir des liens avec les salariés de MobilCom. Alain Baron, élu SUD-PTT au Conseil d’administration de France Télécom, raconte : « Nous avions naturellement commencé par entrer en relation avec la fédération Verdi, le syndicat, dominant chez Deutsche Telekom. Mais comme Ver.di ne disposait pas de contacts à MobilCom, nous nous sommes également adressés aux militants d’IG Metall, avec lesquels nous avions noué des relations lors du Forum social mondial de Porto Alegre. Et, nous avons alors appris que la fédération de la métallurgie était parvenue à s’implanter à MobilCom. Nous avons alors pu entrer en contact par courrier électronique avec les responsables concernés d’IG Metall et les élus du personnel de MobilCom. « Le personnel était sous le choc : comme dans de nombreuses start-up, il avait longtemps connu l’euphorie d’un développement rapide. L’annonce d’une probable mise en faillite en cas de retrait de France Télécom avait été un véritable coup de tonnerre. L’implantation du syndicat est par ailleurs récente et fragile, avec peu d’adhérent(e)s eu égard aux normes allemandes. Sans tradition de lutte, ni savoir-faire militant, les salariés de MobilCom étaient également confrontés pour la première fois à la scène syndicale française, si différente de l’allemande : des représentant(e)s de quatre syndicats différents siègent en effet au Conseil d’administration de France Télécom [2] ». Il aurait été dramatique que les syndicats français ne réagissent pas face à l’éventualité d’une liquidation de la filiale allemande, ou alors le fassent en ordre dispersé. Pour ces deux raisons, il a été décisif que l’IG Metall et les élus du personnel de MobilCom envoient une lettre aux sept administrateurs salariés de France Télécom pour qu’ils s’opposent personnellement à l’arrêt du soutien financier et donc la mise en faillite de MobilCom. On pouvait lire notamment dans ce courrier : « Chers Collègues, Nous nous tournons vers vous, pour vous demander votre appui et votre aide. Le conseil d’administration va décider le 12 septembre 2002 du sort du Groupe MobilCom, et par là du maintien de plus de 5 000 postes en Allemagne. Nous, les représentants syndicaux de l’entreprise MobilCom et le syndicat IG Metall, suivons avec un grand intérêt la décision que prendra le Conseil d’administration de France Télécom. [...] Pour cela nous vous prions, dans la mesure de vos possibilités de plaider personnellement devant le conseil d’administration [...] ». Cette lettre a facilité un accord entre les élu(e)s français et leurs syndicats, qui se sont opposés ensemble aux projets de la direction lors du Conseil d’administration du 12 septembre. Alain Baron poursuit : « C’était une activité minimale, évidente pour des syndicalistes – s’opposer à des licenciements – mais son importance a été très grande en Allemagne, et cela a fait l’objet de gros titres dans les journaux. Cela a également redonné confiance au personnel de MobilCom. Le jour même de la réunion du Conseil d’administration un rassemblement d’environ 1 500 personnes a eu lieu à 12h devant le siège social de MobilCom. Sur une boîte d’environ 5 000 personnes, avec peu de tradition de lutte, c’est énorme, cela représentait en effet presque 100 % des effectifs en service ce jour-là dans la région où est situé le siège social. Le fait que les syndicalistes allemands puissent annoncer que les représentants du personnel en France voteraient le soir même contre la mise en faillite a également contribué à faire bouger le gouvernement allemand qui est alors intervenu auprès du gouvernement français. Par la suite, Schröder – à une semaine des élections – a finalement annoncé que les banques liées à l’État allemand accorderaient 400 millions d’euros de crédit à MobilCom. La mise en faillite immédiate et donc la mise à la porte de tous les travailleurs ont été ainsi évitées. Cela avait une grande importance pour nos collègues allemands car il aurait été sinon difficile de poursuivre la lutte, surtout dans un secteur où une partie des emplois sont assez dispersés géographiquement. Ce danger étant écarté dans l’immédiat, ils ont alors cherché à d’obtenir les meilleures conditions possible en ce qui concerne le nombre de suppressions de postes et le plan social. En effet, MobilCom a annoncé sa volonté de supprimer rapidement 850 emplois par la fermeture de trois centres des régions de Munich, Francfort et Kiel, ainsi que le gel des activités UMTS qui concernent entre 1 000 et 1 200 emplois. Près d’un emploi sur deux est donc toujours menacé. Le syndicat fait son possible pour sauver le plus d’emplois possible, tout en cherchant à négocier les meilleures conditions de départ pour les personnes qui seraient finalement licenciées. »
Rien ne peut remplacer les contacts directs Les syndicalistes allemands ont été enthousiasmés par cette expérience, nouvelle pour eux, d’une action unitaire au-delà des frontières. Elle les a renforcés dans l’idée que, face à l’internationalisation du capital, il est plus que temps de construire des solidarités internationales reposant directement sur les syndicalistes concernés. Le 24 septembre, trois responsables syndicaux allemands ont d’ailleurs participé à Paris au Comité Fédéral de SUD-PTT qui regroupe trois fois par an environ 250 représentants départementaux. Kai Petersen, qui dirige le bureau régional d’IG Metall à Rendsburg et qui, à ce titre, est directement engagé dans l’organisation de l’activité syndicale à MobilCom, a notamment déclaré à la tribune de cette réunion : « Ce que je vis maintenant est quelque chose de miraculeux que je ne peux pas du tout décrire, malgré mon expérience de plus de vingt ans auprès de notre syndicat. Cela a commencé par un e-mail de militants de SUD qui voulaient se renseigner auprès de moi sur la situation de MobilCom. C’était le 9 septembre au soir. Et de là est née une merveilleuse coopération entre 5 syndicats européens pour le maintien des emplois. [...] Ce processus m’a enseigné que les départements internationaux des syndicats sont importants et nécessaires, mais que les contacts directs par Internet sont plus puissants. [...] L’initiative des militants de SUD n’a pas de prix. Sans eux il n’y aurait eu aucune coordination avec les camarades des autres syndicats. Sans eux nous n’aurions pas eu la possibilité d’établir des contacts efficaces avec les médias français. Et sans eux il n’y aurait pas eu ce gros titre dans la presse allemande lors de l’annonce de la séparation de France Télécom et de MobilCom : “Les représentants des employés français votent contre le plan France Télécom”. [...] Votre engagement n’allait pas, et ne va pas, de soi et cela a donné beaucoup de courage à vos camarades de MobilCom. [...] Nous étions en mesure, avec les ressources et la logistique de notre syndicat, de nouer un réseau efficace entre le gouvernement, les médias et les syndicats transfrontaliers, ce qui a mené à protéger 5 500 emplois. Pour l’instant, MobilCom n’a pas été mis en faillite, et nous n’avons aucun licenciement. Nous avons vécu une expérience formidable de résistance du monde du travail. Le syndicat est devenu en peu de temps une institution acceptée et respectée chez MobilCom. Bref, nous sommes maintenant pris au sérieux – aussi bien par les collaborateurs que par le management. Ce chemin que nous avons parcouru, nous vous en sommes redevables pour une grande partie ». Cet enthousiasme est partagé par James Ford, employé à MobilCom et représentant des salariés au Conseil d’entreprise (Betriebsrat), qui a pour sa part déclaré : « L’implication des syndicats français m’indique — et cela me rend confiant et fier — que nous, les êtres humains, sommes réellement sur le chemin d’une Europe unie. Et maintenant je l’ai vraiment vécu : nous, les syndicats, sommes une grande communauté. Nous ne pensons plus au niveau national. Nous faisons attention l’un à l’autre ! Il n’est pas possible de décrire ce que votre solidarité a déclenché chez MobilCom parmi mes camarades. Pour cela, je voudrais vous remercier cordialement. Défendons ensemble partout en Europe le droit pour les travailleurs de pouvoir discuter d’égal à égal avec les représentants du capital. Votre soutien et votre “Oui” à MobilCom lors du Conseil d’administration de France Télécom, nous ont donné à tous beaucoup de courage et de force ». L’unité syndicale transfrontalière établie au sein du groupe France Télécom témoigne d’un climat social nouveau. Les attaques des firmes multinationales contre l’emploi, leurs capacités de délocalisation, ne trouvent pas fréquemment une réponse syndicale à la hauteur de l’enjeu. Enfermés dans leurs intérêts locaux, routiniers, embourbés dans les négociations entre appareils, les syndicats traditionnels ont souvent du mal à établir les contacts permettant de mobiliser les salariés dans divers pays contre un même patron. Les structures internationales des syndicats, lorsqu’elles existent, sont en général trop éloignées des militants syndicaux présents sur le terrain.
Internationalistes de longue date
Depuis sa création, SUD-PTT a toujours cherché à établir des contacts internationaux à tous les niveaux. On retrouve, par exemple, des militant(e)s SUD et du regroupement interprofessionnel « Union Syndicale Groupe des 10-Solidaires » dans les « Marches européennes contre le chômage », ATTAC, « la marche mondiale des femmes », le Forum social mondial, le Forum social européen, etc. Établir des liens internationaux entre syndicats n’est pas évident, car ce sont les syndicats traditionnels qui tiennent en main les structures internationales existantes. Ce sont de plus des organismes lourds et parfois coupés du terrain. Pour les nouveaux syndicats il est difficile de s’y intégrer. SUD-PTT a par exemple demandé depuis plusieurs années à faire partie de l’UNI qui regroupe la plus grande partie des syndicats des télécommunications dans le monde. Mais cela traîne en longueur : il faut en effet l’accord préalable des syndicats français de la poste et des télécoms déjà affiliés à l’UNI : FO, la CFDT et plus récemment la CGT. Alain Baron poursuit : « Cela ne nous empêche pas pour autant d’avoir des liens avec de nombreux syndicats dans le monde. La preuve avec MobilCom. De la même façon, SUD était le seul syndicat européen à participer fin septembre aux USA à une conférence de salarié(e)s des centres d’appels, organisée par le Communication Workers of America (CWA), qui avec 740 000 adhérents (!) est le plus grand syndicat télécom du monde, et donc le principal membre de l’UNI. En janvier 2002, SUD était le seul syndicat français présent à une rencontre internationale organisée par le syndicat cubain de la poste et des télécoms. Il en était de même au printemps en Tunisie lors de journées d’études organisées par le syndicat tunisien des PTT à propos d’un projet de privatisation de Tunisie Télécom. « Lors de nos congrès respectifs, ont lieu des échanges de délégations entre SUD et le syndicat des télécoms affilié à la CTA d’Argentine. Il en va de même avec Zachtchita, un syndicat russe nouvellement créé. SUD cherche en fait à travailler avec toutes les organisations syndicales qu’elles soient adhérentes à l’UNI (comme le CWA), ou qu’elles ne le soient pas, ce qui est le cas pour la CGT en Espagne ou les Cobas et le SinCobas en Italie. Progressivement, SUD-PTT a ainsi réussi à établir des liens bilatéraux et des échanges avec les organisations syndicales dans de nombreux pays : Espagne, Italie, Suède, Allemagne, Brésil, Argentine, Cuba, Corée du Sud, USA, Sénégal, Tunisie, Russie, Bosnie, etc. Si on en croit les camarades de MobilCom, notre soutien les a beaucoup aidés. C’est également le cas en ce qui concerne le Sénégal, où France Télécom contrôle l’opérateur issu des PTT. En 1996, les collègues de la SONATEL ne parvenaient pas à obtenir la satisfaction de certaines de leurs revendications. Trois représentants de l’intersyndicale sont alors venus à Paris où se réunissait (comme au bon vieux temps des colonies) le Conseil d’Administration de leur entreprise. Répondant à leur demande, quelques militant(e)s de SUD et de la CGT étaient venu(e)s les soutenir avec banderoles et tracts devant l’entrée de l’immeuble où se tenait cette réunion. Suite à cette action de solidarité dont la presse s’était opportunément emparée, nos collègues sénégalais ont pu obtenir une augmentation considérable de leur rémunération. Deux ans plus tard, lors d’une de nos réunions où nous avions invité un représentant de l’Intersyndicale de la SONATEL, celui-ci ne cessait de parler de “la bataille de Paris”. Au début nous ne comprenions même pas de quoi il parlait, et puis nous avons réalisé qu’il s’agissait de la solidarité tout à fait élémentaire que nous leur avions apportée deux ans plus tôt. Nous n’aurions jamais imaginé que le peu de choses que nous avions fait ce jour-là aurait eu une telle efficacité. » Et Alain Baron ajoute : « Un lien étroit existe entre notre volonté de tisser des liens syndicaux internationaux et notre engagement dans des luttes plus globales. Nos liens actuels avec l’IG Metall ont par exemple commencé par la rencontre de militants de nos deux organisations lors du Forum Social Mondial de Porto Alegre en janvier 2002. C’est grâce à ce type de contact direct entre militants que nous avons ensuite pu agir ensemble à propos de MobilCom. Le moyen le plus simple de franchir le Rhin a été de traverser d’abord l’Océan ».
Service public et unité des travailleurs
Depuis que France Télécom est devenue une société anonyme cotée en Bourse et a commencé à se transformer en multinationale, sa direction s’est préoccupée de moins en moins du service public que l’entreprise est supposée fournir, et de plus en plus des dividendes à court terme des actionnaires. En France, la lutte des salariés a permis pour l’instant de préserver jusqu’à aujourd’hui une série d’acquis — 80 % des salariés ont gardé leur statut de fonctionnaires — et France Télécom doit respecter certaines de ses obligations de service public. Mais c’est loin d’être le cas dans les nouvelles « terres de conquête ». À l’étranger, France Télécom a le plus souvent un comportement de prédateur, assez peu différent de celui de n’importe quelle multinationale. Alain Baron explique : « Les télécommunications jouent un rôle essentiel dans l’égalité d’accès des citoyens à la communication, l’aménagement du territoire, l’emploi et le développement économique d’un pays. Les décisions les concernant doivent donc être prises au plus près des intéressés, dans le pays lui-même, en fonction des besoins de la population, des débats politiques et sociaux qui y existent, etc. Ce n’est pas à Paris, en fonction de critères financiers, que doivent être faits de tels choix. C’est pourtant ce qui se passe lorsque France Télécom devient propriétaire d’un opérateur à l’étranger. Quitte à ne pas respecter les engagements annoncés au départ. « Le cas de la Pologne est à ce titre exemplaire : en prenant le contrôle de TPSA, l’opérateur historique polonais, France Télécom s’était engagé à ne pas supprimer d’emplois jusqu’en 2004. Et puis l’année dernière, une réduction d’emploi de 20 % a été annoncée, dont des licenciements. « Même chose en Argentine, où France Télécom et Telecom Italia contrôlent ensemble Telecom Argentina : le montant actuel de la dette affiché par cet opérateur correspond en fait aux sommes que France Télécom et Telecom Italia ont rapatriées depuis une dizaine d’année. Et cela nous n’avons pu le savoir que grâce aux syndicalistes argentins avec lesquels nous sommes en contact : un représentant du syndicat argentin affilié à la CTA est venu à notre dernier congrès national et un représentant de SUD est invité au leur cet automne ». « Si SUD s’est opposé aux acquisitions d’opérateurs à l’étranger — poursuit Alain Baron — c’est en partie parce que cela s’accompagnait d’une véritable explosion de l’endettement de France Télécom : la dette actuelle correspond à peu près au montant des acquisitions de ces trois dernières années. Mais c’est aussi et surtout parce qu’une telle politique s’oppose à notre conception du service public. Elle place en effet les opérateurs étrangers sous la tutelle des critères de rentabilité à court terme de la direction de France Télécom. De plus, cette politique s’est accompagnée de la mise en concurrence et de la privatisation des opérateurs étrangers issus des PTT. Pas question pour SUD d’accepter là-bas ce que nous combattons en France. « Le défi qui nous est lancé est d’être en mesure de savoir ce qui se passe dans les filiales étrangères, d’informer les salariés français sur le comportement de France Télécom à l’étranger, et de soutenir les luttes en cours dans le monde. Maintenant que France Télécom a mis la main sur ces opérateurs, il est du devoir des syndicalistes français de considérer les salariés de ces entreprises comme des collègues appartenant au même groupe, et de nous battre au coude à coude avec eux face à notre patron commun. C’est également ce que SUD cherche à faire en ce qui concerne les autres groupes de télécommunications de par le monde. »