Viêt-nam 1998

, par KRIVINE Jean-Michel, Tuan

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Notre camarade Tuan, établi en France depuis une quarantaine d’années, revient d’un séjour au Viêt-nam. Il s’y rend tous les ans et avait déjà relaté son expérience pour les lecteurs d’Inprecor en décembre 1995 et en décembre 1996.

  • Inprecor : Lors de ton dernier voyage, fin 1996, tu avais déjà remarqué une certaine détérioration sociale avec même des grèves. Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment le Viêt-nam est-il touché par la « crise asiatique » ?

Tuan : L’économie vietnamienne va assez mal depuis un an et demi. Elle ressent maintenant les effets de la « crise asiatique ». Les investissements étrangers, notamment ceux des « dragons », diminuent et les USA demeurent toujours dans l’expectative malgré le levée de l’embargo il y a trois ans. Certes, le Viêt-nam est devenu le deuxième exportateur mondial de riz mais sa qualité est inférieure au riz thaïlandais (Lustucru n’en veut plus...). Pendant ce temps il y a des régions (celles des minorités ethniques) où persistent des zones de famine. « L’industrialisation » est très particulière et concerne surtout les objets de consommation. Des zones industrielles sont réservées aux investissements étrangers. Elles sont de deux catégories :
— les zones industrielles d’exportation (EPZ), où les investisseurs doivent monter des usines ne produisant que pour l’exportation (essentiellement textile, chaussures). Il s’agit donc d’objets de consommation fabriqués par des usines qui sous-traitent (souvent pour Taïwan sous-traitant pour les USA...)
— les zones industrielles proprement dites (IP) où l’on peut produire ce que l’on veut et vendre à qui l’on veut. Ce sont souvent des industries polluantes. Il existe certes une obligation de dépollution sur le contrat mais elle n’est pas respectée. Comme « la terre appartient au peuple » d’après la Constitution, elle est louée aux étrangers pour 50 ans renouvelables. L’acquéreur a le droit de la relouer à un autre étranger. On a ainsi une sorte de rente foncière modernisée. Auparavant le tourisme assurait de solides rentrées financières et il existait une véritable concurrence Viêt-Nam–Thaïlande. La dévaluation du baht de 40 %, fin 97, a fait pencher la balance pour la Thaïlande puisque le séjour y est maintenant moins cher et les services bien meilleurs. Par rapport à 1996 la chute du revenu touristique est de 20-25%. Le dông a également connu une dévaluation mais plus modeste : 1 $ US valait 11 000 dôngs en novembre 1997, il en vaut maintenant 14 600.

  • Inprecor : Comment la population réagit-elle ?

Tuan : Les grèves sont nombreuses et se sont banalisées de telle sorte que les journaux en parlent moins, sauf le Lao Dông (Le Travailleur), journal des syndicats, géré par des jeunes. Grâce au courrier des lecteurs on prend connaissance des divers mouvements provoqués par les mauvais traitements, les heures supplémentaires non payées, le retard dans les salaires. À la campagne (où vit encore 80% de la population) la situation continue à se détériorer et les mouvements de protestation contre la corruption et la vie chère (notamment dans la région de Thai Binh) se poursuivent mais la presse n’en parle plus. Beaucoup de « grands chefs » se sont déjà succédés sur place et les bureaucrates les plus corrompus ont été limogés mais pas tous...

  • Inprecor : Globalement comment évolue le niveau de vie ?

Tùan : Tout dépend de la catégorie sociale. Le prix des denrées est à peu près stable et les salaires demeurent stationnaires. La catégorie des « nouveaux riches » (dont certains sont « très » riches) a tendance à s’agrandir (businessmen, commerçants, médecins), la moyenne des citadins stagne et à la campagne la tendance est plutôt à la baisse, bien que dans l’ensemble, sous l’effet de la pub, il y a une petite augmentation de la consommation.

  • Inprecor : Que se passe-t-il dans les domaines de l’éducation et de la santé dont le régime était si fier il y a une vingtaine d’années ?

Tuan : L’enseignement public avait tellement dégringolé que depuis quelques années des écoles privées (dites « non étatiques ») se sont ouvertes pour les gosses de privilégiés. Elles bénéficient de matériel, de meilleurs profs, etc. À Ho-Chi-Minh-Ville (HCMV) il en existe trojs assez renommées depuis 1992-1993, jumelées avec la France, l’Australie, les USA. Elles sont fréquentées par les enfants des cadres du PC et par ceux des nouveaux riches à raison de 3,5 millions de dôngs par an. Le problème est que jusqu’à récemment n’importe qui pouvait ouvrir n’importe quoi. En août le gouvernement a commencé à jeter un œil sur les conditions d’ouverture des écoles « non étatiques » et cela a soulevé un véritable tollé. Quant à la santé, les hôpitaux sont bourrés et la nourriture y est toujours à la charge de la famille. Il y a cependant une amélioration car l’hôpital fournit maintenant des médicaments et dispose de seringues et d’aiguilles à usage unique. On trouve également tous les médicaments en pharmacie. Certains médecins hospitaliers font partie des privilégiés en ce sens qu’après [eur journée de travail ils rejoignent leur cabinet privé. J’ai rencontré une femme médecin qui avait fait un stage d’interne en France dans les années 80. Elle a maintenant une superbe villa avec piscine à 8 km d’HCMV et ses enfants font leurs études aux USA...

  • Inprecor : En 1996 tu nous avais dit que Hanoï se saigonisait progressivement. Qu’en est-il actuellement ?

Tuan : Comme tu le sais très bien les USA ont perdu la guerre militairement mais gagné la guerre « idéologique ». L’américanisation se poursuit à outrance. Partout on entend de la musique US, partout on voit des inscriptions en anglais et de la pub américaine. Les voitures et surtout les hondas sont maintenant bien plus nombreuses que les vélos. Il n’y a cependant pas encore de Mac Do (ni à HCMV) et les fast food servent seulement du pho (moins cher et plus vite préparé). J’ai pu constater que Cora s’était installé à 20 km d’HCMV et vendait moins cher que les autres supermarchés. Son immense parking est toujours plein. On dit que Carrefour cherche aussi à s’implanter.

  • Inprecor : J’ai rencontré récemment une ancienne responsable vietcong. Elle est en train d’écrire ses Mémoires pour que la jeune génération connaisse au moins l’Histoire de son pays. Les jeunes sont-ils, comme elle l’affirme, totalement dépolitisés ?

Tuan : Totalement. Ils se foutent de l’histoire et de la guerre du Viêt-nam. Ce qu’ils veulent c’est gagner des dollars. Le chômage des jeunes est considérable même à bac +5. Ne trouvant pas de travai|, les jeunes diplômés acceptent des boulots alimentaires dans des hôtels fréquentés par des anglophones. Il est parfaitement vrai que beaucoup d’anciens (c’est-à-dire de plus de cinquante ans) sont amers et les livres de souvenirs sont nombreux dans l’espoir que la mémoire ne disparaîtra pas.

  • Inprecor : Comment expliquer que dans un tel marasme politique un éditeur ait eu l’audace de faire traduire et de publier le livre de Daniel Bensaïd Marx l’intempestif ? Il y a donc une clientèle potentielle pour un tel ouvrage ?

Tuan : Je n’en suis pas encore revenu. Je passais devant une librairie de quartier à Hanoï quand mon regard est attiré par le nom de Marx sur la couverture d’un livre.
Je finis par réaliser que l’auteur est bien notre Daniel. Ce livre je l’ai retrouvé en devanture à Danang et à HCMV. Je crois que certains intellectuels, notamment membres du parti, ont le désir de retrouver leurs racines, de relire Marx et d’imaginer une alternative au tout marché (même sous l’oeil vigilant du Parti). Ils veulent renouer avec les idéaux de leur jeunesse quand la lutte pour l’indépendance était liée à celle pour une société plus juste.
Actuellement il n’y a pas de tendance authentiquement comrmuniste dans le PC mais individuellement des types pourralent s’en réclamer. l|s lisent tous les journaux de l’émigration et certains ont même lu les ouvrages de Trotsky que nous avons traduits en vietnamien : nous avons diffusé une centaine de Révolution trahie et commençons à expédier Ma vie. Inutile de dire que la photocopie fonctionne au Viêt-nam. Certes, il n’y a pas actuellement le moindre regroupement capable d’organiser la moindre réponse politique au malaise social mais, à mon avis, c’est au sein du PC, que naîtra une opposition dont le développement dépendra de sa liaison avec la montée obligatoire du mouvement social.

P.-S.

Propos recueillis par Jean-Michel Krivine.

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