L’« arrière-cour » s’émancipe

Washington a-t-il perdu l’Amérique latine ?

, par HABEL Janette

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Pourquoi l’ambassade américaine à Caracas a-t-elle ouvert une série de « consulats satellites » dans cinq Etats du Venezuela producteurs d’hydrocarbures ? Pourquoi le Pentagone tente-t-il de réactiver l’aéroport militaire Mariscal-Estigarribia, dans le Chaco paraguayen, à quelques dizaines de minutes de vol de la Bolivie ? Depuis la fin des années 1990, Washington est bousculé en Amérique latine. Le projet de grand marché de l’Alaska à la Terre de Feu, la Zone de libre-échange des Amériques, n’a pas abouti. En lieu et place sont apparus des gouvernements de gauche, modérés ou radicaux, une alliance énergétique Venezuela-Bolivie-Argentine, une Banque du Sud faisant pièce au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, l’Alternative bolivarienne des Amériques (Bolivie, Cuba, Nicaragua, Venezuela), l’ébauche d’un « socialisme du XXIe siècle » à Caracas, La Paz et Quito... Washington tente d’endiguer cette émancipation en promouvant de nombreux traités de libre commerce, en légitimant un « droit d’ingérence démocratique » et en renforçant la coopération militaire au nom de la guerre contre le terrorisme et le narcotrafic, en défense de... la démocratie de marché.

« L’Amérique latine est un continent perdu. » L’affirmation est de Moises Naim, directeur de la revue Foreign Policy. Moins catégorique, le président de l’Inter-American Dialogue, Peter Hakim, n’en formule pas moins la même inquiétude lorsqu’il se demande : « Washington [est-il] en train de perdre l’Amérique latine [1] ? » Depuis une décennie, les Etats-Unis ont essuyé de nombreux revers dans cette partie du monde. Le rejet des politiques néolibérales a porté au pouvoir des coalitions de gauche, radicales ou modérées, marquant à des degrés divers leur indépendance. En avril 2002, le coup d’Etat contre le président vénézuélien Hugo Chávez a échoué. Depuis, la force du mouvement indigène a porté M. Evo Morales au pouvoir en Bolivie malgré les pressions du département d’Etat. Bien qu’exerçant des pressions de toute sorte, les Etats-Unis n’ont pas davantage pu empêcher l’élection de M. Daniel Ortega au Nicaragua ou, en Equateur, celle de M. Rafael Correa [2]. Alors, intervenir de façon plus musclée ? L’échec de l’expédition irakienne rend peu probable, au moins pour un temps, un engagement militaire direct sur un autre front.

Pourtant, en dépit du rejet croissant dont il est l’objet, l’essentiel du cadre néolibéral demeure en place. Certes, lancée en grande pompe par M. William Clinton, lors d’un Sommet des Amériques tenu à Miami, fin 1994, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, en espagnol ALCA), grand marché américain prévu de l’Alaska à la Terre de Feu, n’a pu voir le jour. Mais, d’après M. Carlos Gutierrez, secrétaire américain au commerce, les entreprises américaines ont investi 353 milliards de dollars en Amérique latine et dans les Caraïbes en 2005. Leurs filiales y emploient un million six cent mille personnes. En 2006, les exportations américaines ont augmenté de 12,7 % et les importations de 10,5 %.

L’échec de la ZLEA ne doit pas masquer les progrès des accords bilatéraux ou multilatéraux, en particulier à travers les traités de libre commerce (TLC) (lire « Fraude médiatique au Costa Rica »). Car l’attrait du marché américain constitue un atout puissant : « Notre pays doit trouver dans les relations avec tous les pays du monde, et particulièrement avec les Etats-Unis, la force que sa taille ne lui donne pas », affirme ainsi le ministre uruguayen de l’économie, séduit par un TLC avec les Etats-Unis, dont l’une des conséquences serait un conflit avec le Marché commun du Sud (Mercosur), ce qui ne déplairait pas à Washington. Fussent-elles classées au centre gauche, les élites latino-américaines sont promptes à capituler devant l’offensive néolibérale.

Au fil du temps, le champ politique des TLC s’est élargi. Une nouvelle étape dans l’intégration continentale – version nord-américaine – a été franchie le 23 mars 2005 à Waco (Texas). Le Partenariat pour la sécurité et la prospérité (PSP) nord-américain consacre la création d’une communauté économique de sécurité entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Pour le juriste Guy Mazet, « la nouveauté de cet accord réside dans l’introduction de la notion de sécurité dans la logique des processus économiques et commerciaux, et dans l’institutionnalisation du pouvoir des entreprises et du secteur privé s’imposant aux politiques publiques [3] ».

On peut s’interroger sur la légitimité juridique de cet accord négocié en marge des parlements nationaux. « Le secteur privé passe par le cadre international pour obtenir une influence plus grande sur les politiques nationales », constate Mazet.

Le chercheur américain Craig Van Grasstek a établi que tous les pays latino-américains ayant rejoint la coalition des volontaires (coalition of the willing) en Irak bénéficient d’un TLC avec les Etats-Unis. C’est également le cas de ceux qui – la Colombie, l’Equateur avant l’élection de M. Correa, le Pérou, le Costa Rica, le Guatemala –, en Amérique latine, ont quitté le groupe des vingt (G20) [4]. La publication par le journal El País du procès-verbal des conversations entre MM. George W. Bush et José María Aznar [5], en février 2003, révèle la brutalité du chantage du président américain à l’égard des pays réticents à appuyer une intervention militaire en Irak. « Ce qui est en jeu, c’est la sécurité des Etats-Unis, déclarait alors M. Bush. Lagos [le président chilien] doit savoir que le TLC avec le Chili attend sa confirmation au Sénat. Une attitude négative pourrait mettre en danger sa ratification. »

Une domination plus consensuelle

De même, Mme Michelle Bachelet, pourtant partisane d’un partenariat stratégique avec Washington, est exposée à des sanctions, au motif que le Congrès chilien a ratifié le traité créant la Cour pénale internationale (CPI) et ne veut pas garantir l’immunité des soldats américains devant cette juridiction. L’aide militaire pourrait être suspendue. Le Chili devrait alors régler une somme importante au Pentagone pour entraîner ses militaires au pilotage des F-16 qu’il vient d’acquérir. Le Brésil, le Pérou, le Costa Rica, l’Equateur, la Bolivie et l’Uruguay ont vu leur entraînement militaire et leurs programmes d’aide suspendus pour les mêmes raisons.

L’effondrement soviétique a contribué à donner à la rhétorique démocratique de Washington un grand crédit. Le temps semble révolu où, dans le sillage de Ronald Reagan, Jeane Kirkpatrick polémiquait contre M. James Carter en l’accusant d’avoir, en parlant de « droits de l’homme » à tort et à travers, miné l’assise de régimes autoritaires non communistes pourtant « plus compatibles avec les intérêts américains ». Avec l’essor du libéralisme, la conviction que la discipline imposée par la mondialisation et le marché limite tout risque de dérapage « populiste » s’est imposée. Comme le constate le chercheur William I. Robinson, on peut, en brandissant la bannière de la démocratie, « pénétrer la société civile afin de garantir le contrôle social » par des formes de domination plus consensuelles. « Les stratèges américains sont devenus de bons gramsciens comprenant que le lieu réel du pouvoir est la société civile [6] », à condition toutefois de la fragmenter en groupes et en communautés aux intérêts divergents.

Un consensus s’est établi peu à peu au sein de l’Organisation des Etats américains (OEA) après les attentats du 11-Septembre : la défense de l’ordre démocratique va de pair avec le droit d’intervention contre toute « altération » de cet ordre. L’adoption (par acclamations) de la charte démocratique de l’OEA, en 2001, a résumé cette ambition sous l’oeil vigilant du secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld. La préservation de la démocratie, y compris par la force, n’est pas une idée nouvelle. Ce qui l’est davantage, c’est qu’elle est désormais partagée par certains secteurs de la gauche au nom du « droit d’ingérence humanitaire ».

Mais le rôle de l’OEA est devenu plus complexe du fait des nouveaux rapports de forces sur le continent. Le fait que toutes les menaces envers la démocratie ne sont pas traitées à égalité provoque des tensions. Lors de la trente-septième assemblée générale de l’organisation, réunie au Panamá en juin 2007, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice a demandé l’envoi au Venezuela d’une commission d’enquête afin d’analyser les raisons du non-renouvellement par le gouvernement de M. Chávez de la concession (arrivée à échéance) de Radio Caracas Televisión (RCTV). Cette proposition fut rejetée, et la secrétaire d’Etat, isolée, dut quitter la réunion.

Face aux difficultés des relations multilatérales, l’administration américaine compte sur ses propres relais : les organisations non gouvernementales (ONG) et les fondations. L’Agence américaine pour le développement international (United States Agency for International Development, Usaid) en est le pivot, notamment pour les aides financières. Elle est « l’instrument le plus approprié lorsque la diplomatie est insuffisante ou que l’utilisation de la force militaire présente des risques », déclarait M. Andrew Natsios, son administrateur, le 8 mai 2001. Ce constat s’applique parfaitement au Venezuela, où l’Usaid finance de nombreuses initiatives et où les democracy builders (« constructeurs de démocratie ») sont à pied d’œuvre. L’Institut républicain international (IRI), dirigé par M. John McCain, candidat à la Maison Blanche, fait partie des cinq ONG qui attribuent les fonds de l’Usaid à des organisations et à des programmes politiques de l’opposition vénézuélienne.

Ainsi, après le coup d’Etat avorté de 2002 contre M. Chávez, que M. Bush avait entériné, le département d’Etat a créé à Caracas un bureau de la transition dont l’un des objectifs déclarés est d’« encourager la participation des citoyens au processus démocratique ». La « résistance non violente » est présentée comme la méthode la plus efficace pour déstabiliser des gouvernements, prélude à leur renversement.

On peut s’interroger sur l’objectif réel de la campagne de « défense de la liberté d’expression » au Venezuela et sur l’instrumentalisation politique des revendications séparatistes de l’opposition de droite qui, en Bolivie, contrôle quatre départements (Santa Cruz, Beni, Pando, Tarija) et bloque les travaux de l’Assemblée constituante. « Une droite raciste, séparatiste, violente et antidémocratique », commente le vice-président bolivien Alvaro García Linera. Que les gouvernements du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur aient repris le contrôle de leurs ressources stratégiques – pétrole et gaz –, pour les deux premiers à travers des nationalisations partielles, n’est pas étranger à l’attitude de Washington.

Quant à Cuba, alors que M. Bush a encore renforcé l’embargo, le scénario de la « transition démocratique » se prépare dans une commission chargée d’élaborer des propositions – dont certaines sont tenues secrètes « pour des raisons de sécurité nationale » – dans la perspective de l’après-castrisme.

Transféré du Panamá à Miami en 1998, le commandement Sud de l’armée des Etats-Unis (Southern Command, Southcom) est le principal dispositif militaire en Amérique latine. Entre le Southcom et les gouvernements latino-américains, les contacts impliquent des militaires et excluent les interlocuteurs civils. Le Southcom définit l’agenda de la région de manière unilatérale, sans en informer directement le département d’Etat. Les agences pour l’aide au développement ou à l’agriculture ayant été reléguées au second plan – l’aide bilatérale a diminué d’un tiers par rapport à l’époque de la guerre froide –, c’est le département de la défense qui prend désormais en charge une part importante des programmes d’assistance au sous-continent. Le transfert n’est pas neutre, le budget de la défense étant beaucoup moins contrôlé par le Congrès que ceux de l’aide étrangère. Entre 1997 et 2007, les Etats-Unis auront consacré 7,3 milliards de dollars d’aide militaire et policière à l’Amérique latine [7].

Des Etats violents repliés sur eux-mêmes

En l’absence de définition commune et universelle du terrorisme, le Conseil national de sécurité (CNS) ne s’embarrasse pas de précisions : la guerre qui lui est menée est définie comme « une entreprise globale d’une durée incertaine », « ayant une portée globale ». Dans cette guerre asymétrique, les ennemis sont divers : islamistes, contrebandiers et narcotrafiquants réfugiés dans la « triple frontière » entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay ; « populistes radicaux », en premier lieu au Venezuela et en Bolivie ; « organisations terroristes » – Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), Armée de libération nationale (ELN) et paramilitaires en Colombie ; mouvements sociaux. Mais aussi gangs de jeunes, réfugiés, immigrés clandestins, et autres terroristes « potentiels »...

Pour les responsables du Southcom, les intérêts américains ne sont plus menacés par une puissance étrangère, le sous-continent étant une zone dénucléarisée exempte d’armes de destruction massive. La menace émergente centrale, selon le général James Hill, ancien commandant du Southcom, « c’est le populisme radical qui mine le processus démocratique et qui restreint les droits individuels au lieu de les protéger ». Ce populisme radical (incarné par M. Chávez) se renforcerait en exploitant les « frustrations profondes » provoquées par l’échec des « réformes démocratiques » et en « stimulant un sentiment antiaméricain [8] ».

De son côté, le général Bantz J. Craddock accuse les « démagogues anti-Etats-Unis, antiglobalisation et hostiles au libre-échange » d’être responsables de l’instabilité politique. Y faire face impose, selon lui, de renforcer les forces de sécurité de la région et d’augmenter le budget militaire du Southcom, car « il n’est pas possible de laisser l’Amérique latine et les Caraïbes devenir un trou perdu où des Etats violents, repliés sur eux-mêmes, sont coupés du monde qui les entoure par des gouvernements populistes autoritaires [9] ».

Parallèlement à cet engagement du Pentagone, il convient de signaler la présence de conseillers militaires américains et le rôle croissant que jouent en Colombie des opérateurs militaires privés et des acteurs civils non étatiques de même nationalité. Les missions remplies par ces sous-traitants ne peuvent être exécutées par les forces armées en raison des limites à l’engagement des troupes américaines fixées par le Congrès. Les compagnies de sécurité privées peuvent en revanche être impliquées dans des opérations militaires sans son accord.

Dans un autre registre, on notera que la multinationale bananière américaine Chiquita Brands a été condamnée, en septembre, par un tribunal de Washington, à une amende de 25 millions de dollars pour avoir versé 1,7 million de dollars aux paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) entre 1997 et 2004 afin d’assurer la protection de ses plantations. Les avocats des familles de cent soixante-treize personnes assassinées dans les régions bananières ont attaqué Chiquita. Mais un accord a été négocié avec le gouvernement américain, exemptant de poursuites les dirigeants de l’entreprise. « Je suis surpris que, pour quelques millions de dollars, on puisse s’acheter l’impunité aux Etats-Unis », n’a pu que constater le ministre colombien de la justice.

Sous l’impulsion de Washington, les armées latino-américaines sont de nouveau impliquées dans des tâches de police intérieure. En décembre 2006, le président mexicain Felipe Calderón a envoyé sept mille soldats dans l’Etat de Michoacán pour combattre le trafic de drogue. L’armée intervient également dans les favelas de Rio de Janeiro, au Brésil ; contre les gangs de jeunes (les maras), en Amérique centrale ; et pour contrôler l’immigration à la frontière mexicaine. Cette militarisation de la sécurité publique n’est pas nouvelle, mais, favorisée par une demande de protection devant la montée du crime organisé, elle contredit la tendance au retour des militaires dans les casernes qu’on observait depuis la fin des dictatures. Les organisations de défense des droits humains sont préoccupées, les « fauteurs de troubles » étant souvent des indigènes, des jeunes sans travail, des chômeurs marginalisés. L’intervention de l’armée peut stigmatiser ces catégories sociales, ressusciter le vieil « ennemi intérieur » et ainsi permettre aux militaires de retrouver une capacité de pression politique rappelant un sinistre passé [10].

C’est dans ce contexte qu’en octobre 2007 M. Bush a demandé au Congrès d’approuver le plan Mexico d’aide à la lutte contre le narcotrafic. Son budget prévisionnel – 1 400 millions de dollars – est destiné à l’achat de matériel militaire (hélicoptères, moyens de renseignement) et à l’entraînement conjoint des armées des deux pays. Les dangers de cette militarisation de la lutte antidrogue sautent aux yeux au moment où le Mexique connaît de graves conflits sociaux dans plusieurs Etats. Un complément budgétaire de 50 millions de dollars devrait par ailleurs étendre la « guerre contre le narcotrafic » à l’Amérique centrale. La réaction du Congrès, à majorité démocrate, est incertaine.

Les Etats-Unis préconisent depuis longtemps une réforme du rôle traditionnel des forces armées latino-américaines. L’accent est mis sur la coopération régionale et l’interopérabilité, alors que, pendant la période de la guerre froide, l’aide militaire était presque exclusivement destinée à la collaboration bilatérale. Le Southcom a pour objectif de créer une force de réaction rapide capable de faire face aux nouveaux périls. En 2007, lors de la réunion de la trente-septième assemblée générale de l’OEA au Panamá, Mme Rice proposa la formation d’une alliance de défense mutuelle contre les menaces envers la sécurité du continent afin de surveiller la politique intérieure des Etats membres et de s’assurer qu’ils respectent les normes démocratiques. La proposition fut rejetée, les Latino-Américains ne voulant pas cautionner ce qu’ils jugeaient être un stratagème américain pour punir le Venezuela [11].

Washington ayant besoin d’être présent sur le terrain et d’avoir des alliés pour légitimer son intervention, la mise en place d’une force d’intervention régionale apparaît incertaine compte tenu des actuels équilibres régionaux. L’exemple d’Haïti pourrait cependant faire école. William LeoGrande a analysé le rôle de l’administration Bush dans la chute du président Jean-Bertrand Aristide [12]. S’il estime que son départ forcé fut facilité par la dérive de l’ancien prêtre, il n’en reste pas moins que ce sont d’anciens membres d’une force paramilitaire, le Front pour l’avancement et le progrès en Haïti (FRAPH), qui, avec l’appui de l’administration Bush, ont assuré son renversement. Une manipulation du « droit d’ingérence » particulièrement réussie... On peut en effet s’étonner que certaines armées du continent participent à la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) [13] alors que les conditions du départ forcé de l’ex-président sont très contestées : M. Dante Caputo, ancien représentant du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) en Haïti, a mis en cause le rôle de la Central Intelligence Agency (CIA) dans la chute de M. Aristide [14]. Une « force de stabilisation » telle que la Minustah risque de servir de modèle pour l’avenir.

Le Southcom dispose de nombreux autres instruments pour convaincre. Les pays membres de l’OEA ont adopté la notion de « sécurité coopérative », en 2001, à Santiago du Chili. Elle favorise la « transparence des procédures militaires » [15]. Et les rencontres régulières des ministres de la défense du continent (DMA) renforcent la confiance réciproque. L’internationalisation des opérations armées, les exercices navals communs, l’entraînement par Washington de dix-sept mille militaires latino-américains (chiffre de 2005) et les ventes d’armes créent des liens.

Opinions divergentes à gauche

Le rôle dirigeant du Pentagone et le poids du complexe militaro-industriel ont été confirmés par la levée officielle de l’embargo sur les ventes d’armes vers l’Amérique latine, alors que les Etats-Unis étaient déjà le plus important fournisseur d’équipements de ce type de la région. Une telle décision risque d’entraîner une course aux armements : la vente des avions de combat F-16 au Chili peut conduire d’autres armées de la région à vouloir se « moderniser » [16]. Le ministre de la défense brésilien a annoncé qu’en 2008 le Brésil augmenterait de plus de 50 % le budget des dépenses et investissements de ses forces armées, et ce bien que le pays entretienne des relations « consolidées et pacifiques » avec tous les pays d’Amérique du Sud.

Face à Washington, la gauche latino-américaine est partagée entre partisans d’un partenariat négocié qui contraint à limiter les réformes sociales et défenseurs de l’intégration politique latino-américaine dont l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) [17] serait un premier pas. « L’impérialisme d’aujourd’hui n’est pas le même que celui d’il y a trente ans », constate Atilio A. Boron [18]. Les politiques de gauche doivent tenir compte de ces changements tout en sachant que l’administration américaine n’est pas prête à tolérer la réappropriation des ressources nationales, le rejet des traités de libre-échange ni l’indépendance politique que revendiquent les gouvernements bolivien, équatorien et vénézuélien.

P.-S.

Article paru dans Le Monde Diplomatique, décembre 2007, p. 1, 10 et 11.

Notes

[1Foreign Affairs, Palm Coast (Floride), janvier-février 2006.

[2Sous des formes diverses, et avec des politiques très différentes, la gauche est au pouvoir dans les pays suivants : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Cuba, Equateur, Nicaragua, Uruguay, Venezuela. Sont également considérés comme sociaux-démocrates les gouvernements du Costa Rica, du Guatemala, du Panamá et du Pérou (ce dernier menant une politique très conservatrice).

[3Guy Mazet, Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine (Credal) - CNRS, Mimeo Colloque, Ivry, avril 2007.

[4Né en 1999, le G20 regroupe le G8 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Russie), des pays émergents (Afrique du Sud, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Mexique, Turquie), plus l’Union européenne en tant que telle.

[5El País, Madrid, 27 septembre 2007.

[6William I. Robinson, « Democracy or polyarchy ? », NACLA Report on the Americas, vol. 40, n° 1, New York, janvier-février 2007.

[7Washington Office on Latin America (Wola), « US military programs with Latin America 1997-2007 », Below the Radar, Center for International Policy, Latin America working group Education Fund, mars 2007.

[8Général James Hill, House Armed Services Committee, Washington, 24 mars 2004.

[9« Posture statement of general Bantz J. Craddock before the house armed services committee », Washington, 9 mars 2005.

[10Lucía Dammert et John Bailey, « Militarización de la seguridad pública en América latina ? », Foreign Affairs en espagnol, Palm Coast, avril-juin 2007.

[11William LeoGrande, « A poverty of imagination : George W. Bush’s policy in Latin America », Journal of Latin American Studies, Cambridge University Press, Royaume-Uni, 2007.

[12Ibid.

[13Force des Nations unies, la Minustah se trouve sous commandement brésilien, et le délégué du secrétaire général est un Chilien ; elle compte des militaires brésiliens, uruguayens, chiliens, argentins, péruviens, équatoriens.

[14Le Monde, 18 novembre 2004.

[15Cf. Richard Narich, « Tendances en matière de sécurité en Amérique latine », et Cristina López, « La politique extérieure des Etats-Unis envers l’Amérique latine », Défense nationale et sécurité collective, Paris, novembre 2007.

[16S’ils vendent des F-16 au Chili, les Etats-Unis privent en revanche Caracas de pièces de rechange pour ces mêmes appareils, utilisés dans l’armée de l’air vénézuélienne.

[17Bolivie, Cuba, Nicaragua, Venezuela.

[18Atilio A. Boron, Empire et impérialisme, L’Harmattan, Paris, 2003.

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