Réunion du 21 mai : le parti pris de la complexité

À propos de complexité et politique…

, par SITEL Francis

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« Il s’était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eût eu lieu, le crime du 21 janvier n’aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s’opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance, l’auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision ».
Chateaubriand

La réflexion de Chateaubriand inquiète. Si, comme il l’argumente, en politique le résultat est presque toujours contraire à la prévision, plus exactement à l’objectif visé, le problème va bien au-delà de ce qu’on est communément prêt à accepter : l’erreur et l’échec, tout aussi inévitables l’un et l’autre, et au regard desquels tout militant est bien obligé de se faire une raison.

Il s’agirait d’admettre que, presque toujours, la trajectoire des événements est si aléatoire que l’intervention politique va s’écarter de l’objectif visé, et atteindre un résultat contraire ! Ce qui va même au-delà des fameuses ruses de l’Histoire évoquées par Hegel. Et, nous menaçant d’y perdre la tête, pourrait conduire à décourager de la politique active...

Il semble bien que la dite action politique nécessite une certaine simplicité.

Une décision politique condense et cristallise une multiplicité d’appréciations et de partis pris, et il convient de faire preuve de lucidité et d’audace : on exige la déchéance du roi, ou on s’y oppose, et voilà ce sur quoi vont se départager et s’affronter les camps et se déterminer les acteurs politiques. La prise en compte de la complexité des interactions qui vont se trouver enclenchées ne saurait être évaluée. Et, si elle était, ne devrait pas être prise en compte sous peine de sombrer dans une délibération indéfinie qui paralyserait la possibilité même d’une action et désagrégerait la politique.

Car celle-ci impose d’entraîner un mouvement collectif, voire de masse. Donc, cette fois encore, il est impératif de condenser le choix en une formule d’une évidente simplicité, par exemple un slogan, ou une petite phrase définitive, un choix de type binaire : la paix ou la guerre ; ami ou ennemi ; arrêter ou continuer...

Bref, et pour persister dans la logique binaire : le volontarisme de l’action politique n’oblige-t-il pas à la simplicité, quitte à laisser la complexité pour le commentaire mélancolique et impuissant lorsqu’on fait les comptes des déconvenues de la politique ?

Mieux vaut éviter l’enfermement dans cette alternative : soit la condamnation de la politique, comme étrangère aux valeurs dont elle prétend se revendiquer, soit le choix du cynisme. Celui des « moyens justifiés par les fins », et des fins ramassées aux dimensions des avantages immédiats, pour une bonne part personnels en termes de carrières, de promotions et de miettes de pouvoirs...

Mais le pouvoir ?

Car l’action politique telle que nous l’entendons est bien lutte de pouvoir. Résistance au pouvoir et à ceux qui n’ont d’autre politique que de le conserver. Et recherche d’un bouleversement pour imposer un « pouvoir des sans-pouvoir » : tout le problème, comme le précisait Merleau-Ponty !

N’est-ce pas invitation à, sinon obligation de... intégrer la complexité au cœur même de la politique ?

Et ce en nous appuyant précisément sur Merleau-Ponty nous expliquant Machiavel (« Note sur Machiavel », in Signes) :

« Ce qui transforme quelquefois la douceur en cruauté, la dureté en valeur, et bouleverse les préceptes de la vie privée, c’est que les actes du pouvoir interviennent dans un certain état de l’opinion, qui en altère le sens ; ils éveillent un écho quelquefois démesuré ; ils ouvrent ou ferment des fissures secrètes dans le bloc du consentement général et amorcent un processus moléculaire qui peut modifier le cours entier des choses. Ou encore : comme des miroirs disposés en cercle transforment une même flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigure, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique. Le pouvoir porte autour de lui un halo, et sa malédiction, — comme d’ailleurs celle du peuple qui ne se connaît pas davantage —, qui est de ne pas voir l’image de lui-même qu’il offre aux autres. C’est donc une condition fondamentale de la politique de se dérouler dans l’apparence ».

Machiavel, expliqué par Merleau-Ponty, nous prévient donc qu’en politique nous agissons dans les rets de l’apparence, mais aussi que, en dépit de la mise en garde de Chateaubriand, nous ne saurions prétendre échapper à la prévision :

« Quelles que soient les surprises de l’événement, nous ne pouvons pas plus nous défaire de la prévision et de la conscience que de notre corps ».

Ce qui amènerait à dire que, pour agir politiquement, il faut assumer la complexité, en prendre la mesure, pour que les choix concentrés à prendre soient opérés à partir de l’information la plus complète. Pas d’audace qui vaille sans la plus grande lucidité possible. Et, autre problème, et non le moindre, sans que celle-ci soit partagée par le plus grand nombre (sans contrainte quelle qu’elle soit)...

P.-S.

Article paru sur le site Espaces Marx, le 4 juin 2008.

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