Émancipation, universalisme, internationalisme

, par LÖWY Michael

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Nous assistons depuis un certain nombre d’années à un formidable processus d’expansion du marché capitaliste mondial, qui s’accompagne d’une victorieuse offensive idéologique du néo-libéralisme. Contrairement à ce que prétendent les plumitifs néo-libéraux, cette globalisation capitaliste ne contribue pas du tout à créer un « nouvel ordre mondial » pacifique et harmonieux : bien au contraire, elle nourrit les paniques identitaires, les communautarismes exclusivistes et les nationalismes tribaux. La fausse universalité du marché mondial déchaîne les particularismes et durcit les xénophobies : le cosmopolitisme marchand du capital et les pulsions identitaires agressives s’entretiennent mutuellement [1]. Par ailleurs, elle cache, sous son discours « mondialiste » des intérêts concrets et strictement particuliers : ceux des grandes entreprises multinationales et des puissances capitalistes avancées.

Certains termes ne sont plus « dans l’air du temps ». C’est le cas du mot impérialisme, frappé d’interdiction par la pensée unique. Cependant, c’est grâce au concept d’impérialisme que l’on peut échapper aux pièges du faux universalisme euro-centriste — ou « occidental » — qui prétend imposer à tous les peuples du monde, et notamment à ceux de la périphérie, sous couleur de « civilisation », la domination du mode de vie bourgeois/industriel moderne : la propriété privée, l’économie de marché, l’expansion économique illimitée, le productivisme, l’utilitarisme, l’individualisme possessif et la rationalité instrumentale.

Il ne s’agit pas de nier la valeur universelle de certaines conquêtes de la culture européenne après 1789, comme la démocratie, la laïcité et les droits de l’homme. Il s’agit simplement de refuser le faux dilemme entre le prétendu universalisme « occidental » et le culte borné des différences culturelles - ou, dans le cas de l’unification européenne, entre l’unité capitaliste/marchande supranationale et le repli nationaliste sur les « patries » existantes.

Il nous faut réfléchir à la réalisation d’un universel concret (au sens que donnait Hegel à ce concept), capable d’intégrer en soi, sous la forme de la Aufhebung — le dépassement/inclusion — dialectique, toute la richesse du particulier. Bref, un universalisme qui respecte la diversité des cultures sans les absolutiser, et qui ne soit pas la façade du particularisme occidental.

Si l’on se situe dans une perspective humaniste révolutionnaire, la valeur fondamentale d’une universalité concrète est la libération des êtres humains de toutes les formes d’oppression, domination, aliénation et avilissement. Cette valeur se présente comme un impératif éthique, un impératif catégorique que le jeune Marx avait formulé ainsi : lutter pour « renverser toutes les conditions sociales dans lesquelles l’être humain est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisé » [2]. Il s’agit d’une universalité utopique, qui désigne un monde non-encore-existant - contrairement aux pseudo-universalités idéologiques qui font l’apologie du statu-quo occidental comme étant déjà l’universel humain achevé, la fin de l’histoire, l’esprit absolu réalisé. Seul un universel critique de ce type, orienté vers l’avenir émancipé, permet de dépasser les nationalismes bornés, les culturalismes étriqués, les ethnocentrismes.

Cette universalité authentique est donc, avant tout, émancipatrice : elle se donne pour objectif rien moins que la fin de la domination d’une nation sur l’autre, d’une classe sur l’autre, d’un sexe sur l’autre — ainsi que, dans un autre registre, de la forme destructrice de la domination humaine sur l’environnement naturel. Il faut cependant préciser que le processus d’émancipation ne vise pas seulement les manifestations directes et personnelles de l’oppression mais aussi le pouvoir insidieux, écrasant, totalitaire des systèmes impersonnels de domination, qui fonctionnent de manière « rationnelle » et « efficace », comme des mécaniques impitoyables broyant tout obstacle sur leur chemin : la bureaucratie, l’armée, le marché, le capital.

L’ennemi commun des luttes émancipatrices du début du 21e siècle est facile à identifier : la mondialisation néo-libérale, les marchés financiers, le grand capital transnational et ses institutions : le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, l’OCDE, le G7 — ainsi que les traités libre-échangistes comme l’ALENA en Amérique du Nord, le traité de Maastricht, l’AMI. Ce sont eux les responsables de l’horreur économique : la croissance vertigineuse du chômage et de l’exclusion, les inégalités de plus en plus criantes, l’endettement des pays pauvres, le démantèlement des services publics et de la sécurité sociale, le pillage et la pollution de l’environnement.

Il ne faut pas, cependant, perdre de vue que derrière la globalisation néo-libérale, il y a le système capitaliste mondial. Ce serait une illusion de croire que l’on peut remplacer le néo-libéralisme par un capitalisme à visage humain, un capitalisme régulé, normalisé, modéré, écologiquement soutenable et socialement tolérable : c’est la logique du système capitaliste lui-même qui exige, dans son étape de développement actuelle, la dérégulation, l’accroissement des inégalités, la dictature des marchés financiers. Penser à des alternatives au néo-libéralisme implique de poser la question des alternatives au capitalisme.

Il ne s’agit pas de combattre la « mondialisation » en tant que telle, au nom d’une défense rétrograde de la « souveraineté nationale », de l’État-nation en tant que tel, du marché ou de l’industrie (capitaliste) nationale, mais plutôt d’opposer à la mondialisation « réellement existante », c’est-à-dire impérialiste, un autre projet mondial, émancipateur, démocratique, égalitaire, libertaire. Cela ne veut pas dire que le mouvement pour un changement social radical ne doive commencer au niveau d’une, ou de quelques nations, ou que les mouvements de libération nationale ne soient pas légitimes. Mais les luttes contemporaines sont, à un degré sans précédent, interdépendantes, et inter-relationées, d’un bout de la planète à l’autre. Aujourd’hui, plus qu’en aucune autre époque du passé, les problèmes urgents de l’heure sont internationaux. Les défis que représentent le jeu incontrôlé des marchés financiers, la monstrueuse dette et l’appauvrissement du Tiers Monde, la menace de crise écologique grave — pour ne mentionner que quelques exemples — exigent des solutions mondiales.

En réaction contre les méfaits de la globalisation, on peut observer, ici et là, l’apparition des premiers germes d’un nouvel internationalisme, indépendant des Etats et des groupes d’intérêt particularistes. Ce sont les bases de ce qui deviendra un jour l’« Internationale de la Résistance » contre l’offensive capitaliste néo-libérale.

Ce renouveau de l’internationalisme ne passe pas seulement par les forces syndicales et politiques les plus radicales du mouvement ouvrier et socialiste, dans toutes ses composantes (des marxistes aux libertaires). Des nouvelles sensibilités internationalistes apparaissent aussi dans des mouvements sociaux à vocation planétaire, comme le féminisme et l’écologie, dans des mouvements anti-racistes, dans la théologie de la libération, dans des associations de défense des droits de l’homme ou en solidarité avec le Tiers Monde, et, plus récemment, dans le réseau bouillonnant de mouvements de lutte contre la « marchandisation du monde ».

Si certaines des ONGs internationales fonctionnent simplement comme des « lobbies », s’adaptent au cadre néo-libéral dominant et se limitent à donner des « conseils » au FMI et à la Banque Mondiale, d’autres, comme le Comité pour l’Abolition de la Dette du Tiers-Monde, de Bruxelles ; le Forum pour une alternative économique, lancé par initiative de Samir Amin ; la Conférence des peuples contre le libre échange et l’OMC, de Genève ; ou l’association internationale ATTAC, (Association pour la taxation des transactions financières et l’aide aux citoyens), ont une vocation clairement anti-impérialiste.

Les chrétiens radicalisés sont une composante essentielle, aussi bien des mouvements sociaux du Tiers-Monde — souvent inspirés, notamment en Amérique Latine, par la théologie de la libération — que des associations européennes de solidarité avec les luttes des pays pauvres. Inspirés par l’éthique humaniste et oecuménique du christianisme, ils apportent une contribution importante à l’élaboration d’une nouvelle culture internationaliste.

Le nouveau mouvement paysan, organisé à l’échelle mondiale dans l’association Via Campesina, occupe lui aussi une place stratégique dans ce processus de résistance internationale, dans la mesure où il se trouve à la charnière entre les luttes agraires, le combat écologique, et la bataille contre l’OMC. Ses organisations, comme le Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) au Brésil, ou la Confédération Paysanne en France, sont à l’avant-garde de la résistance contre la grande agro-industrie capitaliste, qui menace, avec ses pesticides et ses OGM, sa politique de « rentabilisation » destructive des forêts, l’équilibre écologique de la planète.

Un échantillon des représentants les plus actifs de ces différentes tendances, venu aussi bien du Nord que du Sud de la planète, de la gauche radicale ou des mouvements sociaux, s’est rassemblé, dans un esprit unitaire et fraternel, au sein de la Conférence Intergalactique pour l’Humanité et contre le Neo-libéralisme, convoquée, dans les montagnes du Chiapas, au Mexique, en juillet 1996, par l’Armée Zapatiste de Libération Nationale — un mouvement révolutionnaire qui a su combiner, de façon originale et réussie, le local, les luttes indigènes du Chiapas, le national, le combat pour la démocratie au Mexique, et l’international, la lutte mondiale contre le neo-libéralisme. Ce fut un premier pas, encore modeste, mais qui allait dans la bonne direction : la reconstruction de la solidarité internationale.

Les événements de Seattle en 1999, qui ont vu un rassemblement impressionnant de forces syndicales, écologistes et anticapitalistes mettre en échec l’Organisation Mondiale du Commerce — instrument numéro un de la globalisation néo-libérale — ont révélé le potentiel de lutte contre la mercantilisation du monde en Amérique du Nord. En Europe aussi les mouvements de résistance au néo-libéralisme sont loin d’être négligeables, comme l’ont montré les récentes (année 2000) mobilisations de Millau — cent mille personnes en solidarité avec José Bové et son combat contre l’OMC — ou de Prague, lors de la réunion du FMI et de la Banque Mondiale. La Rencontre Internationale de Paris en décembre 2000 et le Forum Social Mondial, qui aura lieu en janvier 2001 à Porto Alegre seront les prochains moments forts de cette mobilisation planétaire qui — au-delà de la nécessaire protestation — cherche des alternatives radicales à l’ordre de choses existant.

Trois composantes participent de la construction de cette « Internationale de la Résistance » :

  1. la rénovation de la tradition anti-capitaliste et anti-impérialiste de l’internationalisme prolétarien, débarrassée des scories autoritaires du passé (l’héritage stalinien de la soumission aveugle à un État ou un « camp ») ;
  2. les aspirations humanistes, libertaires, écologiques, féministes et démocratiques des nouveaux mouvements sociaux et
  3. les nouveaux réseaux de lutte contre la globalisation néo-libérale, qui mobilisent aussi bien des chercheurs critiques que des jeunes qui veulent en découdre avec les institutions du système commercial et financier international.

On assiste, aux cours des mobilisations des dernières années, à un rapprochement de ces forces. Il ne s’agit pas seulement de la juxtaposition d’acteurs sociaux aux traditions et aux cultures politiques très différentes, mais d’un début d’apprentissage réciproque sur toute une série de questions. On voit, par exemple, des syndicalistes qui commencent à s’intéresser à l’écologie et des défenseurs de l’environnement qui commencent à prendre en compte les luttes des travailleurs ; des marxistes qui apprennent avec les féministes, et vice-versa. C’est de la convergence et l’interaction entre ces différentes sensibilités que pourra surgir l’internationalisme du 21e siècle, à vocation universaliste et émancipatrice.

P.-S.

Intervention effectuée lors de la rencontre internationale à Paris, Grande Halle de la Villette 30 novembre-1er et 2 décembre 2000 (Pour une construction citoyenne du monde, un an après Seattle).

Notes

[1Je reprends à mon compte les analyses de Daniel Bensaïd dans son remarquable livre Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997.

[2Karl Marx, Critique de la Philosophie du droit de Hegel, 1844, in Oeuvres Philosophiques, Paris, Costes, 1952, p.97) („alle Verhältnisse umzuwerfen, in denen der Mensch ein erniedrigtes, ein geknechtes, ein verlassenes, ein verächtliches Wesen ist“ (Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie, Einleitung, in Marx-Engels Werke, vol. 1, p. 385).

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