Le G7 de juin dernier a annoncé une annulation des dettes des pays pauvres. Selon les estimations officielles, 70 milliards de dollars seraient effacés de l’ardoise, soit environ 3 % de la dette totale du tiers monde qui s’élevait en 1998 à 2030 milliards de dollars, représentant 35 % de la dette des pays les plus pauvres concernés par la mesure. La dette totale des 41 pays concernés s’élevait, selon la Banque mondiale, à 205,7 milliards de dollars en 1998. Selon l’estimation du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), le montant réel des annulations annoncées s’élève au maximum à 25 milliards de dollars US, soit environ 12 % de la dette des pays concernés par l’initiative et 1,2 % de la dette totale du tiers monde. Une goutte dans l’océan.
Pourquoi parler de 25 milliards plutôt que de 70 milliards ? D’abord parce que sur les 41 pays mentionnés, plusieurs n’arriveront pas à remplir les conditions fixées. Si un pays n’applique pas à la lettre les politiques d’ajustement, il devra renoncer à l’allégement en question.
L’allégement de dette se fait au cas par cas, pays par pays, il implique l’application d’au moins trois ans d’ajustement structurel renforcé et l’accord conjoint du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et du Club de Paris (qui regroupe les Etats créanciers du Nord). La République démocratique du Congo, le Soudan, le Liberia, le Sierra Leone, voire l’Angola et le Nigéria ne rempliront sans doute pas ces conditions. Leur dette représente environ la moitié de celle des 41 pays les plus pauvres les plus endettés.
Ensuite, la dette qu’ils doivent rembourser à la Banque mondiale et au FMI ne sera pas annulée. La charte de la BM et du FMI leur interdit de renoncer à une créance. Une partie du remboursement sera pris en charge par un fonds fiduciaire alimenté par ses pays membres. Les deux institutions de Bretton Woods puiseront dans ce fonds pour se rembourser.
Enfin, une partie des dettes bilatérales qui seront annulées sont irrécouvrables. Elles datent du début des années 80. Les membres du G7 qui renoncent à ces créances savent parfaitement qu’elles n’ont plus aucune valeur. Cette partie de l’allégement est une opération purement comptable.
Depuis le début des années 90, le G7 annonce régulièrement qu’il a pris les mesures adéquates pour améliorer la situation des pays les plus pauvres. En 1994, à Naples, il annonçait l’annulation de 67 % de leur dette. En 1996, à Lyon, il avait proclamé aller jusqu’à 80 % d’annulation. Pourtant, depuis 1994, la dette des pays les plus pauvres n’a cessé de croître.
Comment expliquer que, malgré les annulations successives, la dette augmente ? Ne serait-ce pas parce que les mesures annoncées ne se concrétisent pas ? N’y a-t-il pas une explication supplémentaire qui ressort d’un des propos de François Mitterrand dans son discours à Naples lors de la réunion du G7 de juillet 1994 ? "En dépit des sommes considérables affectées aux aides bilatérales et multilatérales, le flux des capitaux qui viennent d’Afrique vers les pays industriels est plus important que le flux de ceux-ci vers les pays en développement", disait-il. Son affirmation concernant l’Afrique peut être étendue à tout le tiers monde.
Trois indicateurs : En 1998, le tiers monde a remboursé 30 milliards de plus que ce qu’il a reçu comme nouveaux prêts.
L’Aide publique au développement a atteint son minimum historique : entre 1990 et 1998, elle a baissé de 33 % en termes réels. En 1998, le tiers monde, dans son ensemble, a remboursé 250 milliards de dollars alors que l’Aide publique au développement dépassait péniblement les 30 milliards de dollars. Cela signifie que le tiers monde a transféré vers les pays riches huit fois plus que ce qu’il a reçu de cette soi-disant généreuse Aide publique au développement.
Les pays du tiers monde gagnent moins et remboursent plus
A l’heure où ces lignes sont écrites, une nouvelle crise de la dette a éclaté car les prix des produits vendus par les pays du tiers monde sur le marché mondial ont considérablement baissé tandis que les taux d’intérêt appliqués pour le service de la dette ont augmenté. Les pays du tiers monde gagnent moins et remboursent plus. De leur côté, les pays les plus industrialisés font des économies d’importation de matières premières en provenance du tiers monde. De plus, les taux d’intérêt sur les dettes publiques des pays industrialisés ont baissé depuis que la crise asiatique a entraîné un reflux de capitaux du tiers monde vers le Nord (« fuite vers la qualité »). Les pays du Nord dépensent moins.
Vivre sous le seuil de pauvreté absolue
Les pays du Sud remboursent-ils ou non leurs dettes ? Depuis la précédente crise de la dette en 1982, les pays du tiers monde ont remboursé 4 fois ce qu’ils devaient pour finir 3,5 fois plus endettés .
Les mesures annoncées à Cologne vont-elles améliorer le sort de la majorité des pauvres de la planète ? La majorité d’entre eux vit en Inde, en Indonésie, au Brésil, au Bangladesh, au Pakistan, au Mexique et aucun de ces pays n’est visé par des mesures d’allégement. La situation des pauvres des pays les plus pauvres va-t-elle être améliorée ?
Les pays candidats à l’allégement devront appliquer pendant trois ans, voire six ans, des politiques d’austérité draconienne : diminution du pouvoir d’achat des citoyens les plus pauvres suite à l’augmentation de la fiscalité sur les services et les biens de consommation de première nécessité, dégradation des conditions d’accès à la santé, à l’éducation, etc. Or, dans ces pays, la moitié ou plus de la population (plus de 70 % au Mozambique et au Rwanda),vit déjà en dessous du seuil de pauvreté absolue.
Les mesures annoncées constituent une extension de "l’Initiative pour les pays pauvres très endettés" prise en 1996 par la Banque mondiale, le FMI et le G7. A-t-elle amélioré le sort des populations concernées ? Non. La Banque mondiale elle-même le reconnaît et recommande la patience. Si le niveau de vie ne s’est pas amélioré, y a-t-il au moins une amélioration de la situation économique des Etats ? Dépensent-ils moins par an en remboursement des dettes ? Non.
C’est le contraire. Ces Etats doivent rembourser plus que ce qu’ils reçoivent. En 1997, les pays riches ont prêté aux pays les plus pauvres 8 milliards de dollars tandis que ceux-ci remboursaient 8,2 milliards de dollars, 200 millions de plus. La Banque Internationale pour la reconstruction et le développement (du groupe Banque mondiale) et le FMI reçoivent plus des pays pauvres en remboursements que ce qu’ils ne prêtent !
Dans le cadre étroit de l’austérité budgétaire
Pour l’avenir, la Banque mondiale vient d’avouer que, malgré les mesures d’allégement de dette envisagées, les sommes à rembourser ne diminueront pas. Pis, certains pays, le Mali et le Burkina Faso devront rembourser plus qu’auparavant. Le FMI et la Banque mondiale sont chargés par le G7 de veiller à la réalisation des politiques d’ajustement.
C’est comme si on demandait aux pyromanes de faire les pompiers. Selon le communiqué du G7, ces plans devraient favoriser l’amélioration des soins de santé et de l’éducation. Mais comment peut-on imaginer une telle amélioration dans le cadre étroit de l’austérité budgétaire ? C’est la quadrature du cercle. Après l’allégement de sa dette, le Mozambique devra encore consacrer plus de 40 % de son budget au remboursement de la dette. Comment améliorer substantiellement la santé de la population ?
La dette des pauvres, source de richesse pour les riches
Selon la Banque mondiale, entre 1987 et 1999, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté absolue (moins de 1 dollar par jour) est passé de 1 200 millions à 1 500 millions . En réalité, comme l’indique chaque année le Rapport mondial sur le développement humain, réalisé par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), ce n’est pas le Nord qui vient en aide aux pays du Sud. Ce sont les populations du Sud qui transfèrent aux détenteurs de capitaux du Nord des richesses considérables, au prix de souffrances et de sacrifices intolérables. Ce transfert se réalise à travers deux mécanismes fondamentaux : le remboursement de la dette et le commerce inégal.
Les populations du tiers monde n’ont que trop remboursé. Il faut annuler totalement les dettes publiques extérieures des pays du tiers monde . Pour que cette annulation ne favorise pas les régimes dictatoriaux et corrompus du Sud, il faut geler les avoirs qu’ils détiennent dans les pays riches et, après enquête, les rétrocéder aux populations du tiers monde via un fonds de développement géré démocratiquement sur place. D’autres mesures doivent être prises de manière complémentaire : arrêt des plans d’ajustement structurel, mise en place d’une taxation sur les transactions financières (taxe Tobin par exemple), développement d’accords régionaux Sud-Sud.
Pour empêcher que le mécanisme de l’endettement ne se remette en place après l’annulation des dettes, il faut aller plus loin en remettant en chantier la création d’un nouvel ordre économique et humain plus juste. Refuser d’annuler la dette extérieure et accepter d’imposer des politiques d’ajustement qui ont prouvé leur caractère néfaste, n’est-ce pas refuser aide à populations en danger ?