La sphère financière en clé de voûte

, par CHESNAIS François

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Après la Mondialisation du capital, François Chesnais reprend le problème du mouvement d’ensemble du capitalisme mondial dans un nouvel ouvrage, collectif cette fois, et sous un nouvel aspect : celui de « l’émergence d’un régime d’accumulation financiarisé mondial ».

En 1994 [1] je suis encore parti de l’idée que la mondialisation du capital constituait pour l’essentiel une étape de plus dans le processus d’internationalisation du capital productif. Mon livre a donc été centré sur l’organisation et les opérations actuelles des multinationales. Deux chapitres y soulignent que le mouvement de mondialisation du capital est le plus poussé dans la sphère financière et insistent déjà sur la « financiarisation » des groupes industriels. Mais, l’interprétation du mouvement d’ensemble du capitalisme mondial part encore des opérations du capital industriel.

À partir des données et des analyses réunies dans ce nouveau livre [2], il n’en va plus de même. C’est de la sphère financière qu’il faut partir pour commencer à comprendre le mouvement d’ensemble. C’est un déplacement qualitatif qu’il faut opérer. Dans le dernier chapitre, j’avance l’hypothèse de l’émergence de ce que je nomme « un régime d’accumulation financiarisé mondial » — terme assez barbare en attendant d’en trouver un meilleur. Il sert à désigner le mode spécifique de fonctionnement du capitalisme que nous connaissons depuis quinze ans. Celui-ci repose sur une aggravation brutale du rapport salarial, mais ses tendances essentielles sont commandées de plus en plus nettement par les opérations et les choix d’un capital financier plus concentré et centralisé qu’à aucune période précédente du capitalisme. Ce nouveau régime d’accumulation s’est formé à partir du début des années 1980, sur la base des politiques de libéralisation et de déréglementation issues de la « révolution conservatrice » aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les politiques néo-libérales ont porté sur les échanges, les relations salariales et les conditions de travail, et ont aussi visé à « restituer » au capital privé les services publics par le biais de la déréglementation, la privatisation et, au besoin, comme au Royaume-Uni dans l’électricité et les chemins de fer, « la vente par lots » de services construits en réseau.

Les Etats-Unis, le siège du capital financier

Mais la clef de voûte de l’édifice réside dans la sphère financière. C’est là que la libéralisation et la déréglementation ont placé entre les mains du capital un pouvoir comme il n’en avait plus eu depuis les années 1920, renforçant du même coup la place centrale des Etats-Unis au moment où elle paraissait s’affaiblir. Les Etats-Unis sont le siège du capital financier, le lieu dont partent tous les mécanismes qui caractérisent le régime d’accumulation financiarisé mondial. D’ailleurs, le fait que l’un des auteurs, Robert Guttmann, soit américain nous a aidés à définir le rôle des Etats-Unis dans la mondialisation financière. Dans son chapitre sur « les leçons de l’Amérique latine », Pierre Salama montre de son côté que les effets économiques et sociaux du nouveau régime de finance de marché s’étendent bien au-delà de la sphère financière. Ils concernent la répartition des revenus bien sûr, qui s’est terriblement aggravée au Mexique par exemple depuis la mise en oeuvre de la libéralisation et déréglementation financière. Mais ils englobent l’ensemble des mécanismes qui commandent l’exploitation des salariés de ces pays (flexibilité salariale, durée et intensité du travail). C’est en scrutant les économies latino-américaines qu’on peut voir, dit Salama, « ce qui est en pointillé dans de nombreux pays développés ». C’est ce que les salariés ont maintenant compris en France et qu’ils combattent sur tous les fronts, toutes professions confondues.

C’est pourquoi, l’introduction au livre, ainsi que plusieurs chapitres, accordent une attention considérable aux étapes de la libéralisation financière. Ces étapes, aussi cruciales les unes que les autres, nous ont imposé une réflexion sur la genèse de la situation actuelle. La première a été marquée par l’abrogation unilatérale — par les Etats-Unis en août 1971 — du système de Bretton Woods et l’adoption des « taux de change flexibles », dont Suzanne de Brunhoff fait l’étude. Il n’a pas seulement engendré une instabilité monétaire chronique, il a conduit à ce que la dimension « actif financier » des devises-clef prenne le pas sur toutes les autres fonctions que doivent remplir les monnaies. Le marché des changes a permis au capital financier « pur » — celui qui conserve la forme argent pour se valoriser comme tel, en préservant le degré maximum de liquidité — de se « muscler ». Aujourd’hui encore, c’est là que les capitalistes financiers ont loisir de faire quotidiennement d’immenses profits et à mettre les gouvernements « au pas », en leur rappelant qu’ils les tiennent par le biais des marchés des effets de la dette publique.

Les circonstances du tournant néo-libéral et monétariste

C’est ici que se situe la seconde vague de mesures prises au Royaume-Uni et aux Etats-Unis en 1979-1981. Elles sont le point de départ des chapitres de Robert Guttmann et de Dominique Plihon, où sont analysées les circonstances du tournant néo-libéral et monétariste, les étapes de sa diffusion dans les années 80 et ses conséquences dont, Plihon fait l’analyse très fine pour la France. Ces mesures, que les autres pays ont adoptées aveuglément, quels que soient les choix politiques affichés par les équipes au pouvoir, ont porté sur la libéralisation complète des mouvements de capitaux avec l’étranger et la « marchéisation » ou la « titrisation » des effets de la dette publique, c’est-à-dire le placement des bons du Trésor sur les marchés financiers par adjudication de sorte que c’est le « marché » qui fixe les taux selon ses critères. Les marchés obligataires publics sont ainsi devenus « l’épine dorsale » (le terme est du FMI) des marchés financiers interconnectés entre grandes places. C’est dans ce compartiment des marchés qu’environ 30% des capitaux financiers se mettent en valeur aujourd’hui. Ils y trouvent des rendements stables, liquides (la liquidité étant assurée par les marchés secondaires où les titres sont négociables en permanence) et élevés, rémunérés par les taux les plus élevés du marché, presque toujours 4 ou 5 points au-dessus de l’inflation.

La base de la « dictature des créanciers »

L’explosion de la dette publique des pays capitalistes avancés date de ces mesures. La création de marchés obligataires, largement ouverts aux investisseurs financiers étrangers, a permis un financement non-inflationiste des déficits budgétaires. Grâce à cette facilité, une dette publique gigantesque s’est formée en quelques années. Aujourd’hui, le service de cette dette absorbe entre 20 et 25% des dépenses budgétaires des principaux pays, obligeant les gouvernements à émettre en permanence de nouveaux titres et à les placer sur les marchés. C’est un flux de richesse réel représentant 3 à 4% du PIB — qui pèse essentiellement sur les salariés et les couches sociales sur lesquelles le gros des impôts sont prélevés — qui est transféré chaque année vers le secteur financier. Telle est la base de « la dictature des créanciers ». Certains font mine de s’en inquiéter, mais ils n’offrent d’autre issue que de continuer à « honorer la dette » en aggravant les politiques d’austérité budgétaire. Et cela même si nous savons que cette politique signifie s’enfoncer dans la récession et hâter la mise en oeuvre de la panoplie des mesures néo-libérales dans les rapports capital-travail, les systèmes de protection sociale et la privatisation des services publics.

Grâce aux statistiques américaines qui ont le mérite de contribuer plus que bien d’autres à la transparence des rapports sociaux contemporains, on connaît l’identité des créanciers dont nous subissons la dictature. Ce sont, dans l’ordre, les grands fonds de pension privés anglo-saxons et japonais ; les fonds de placement financier collectif (les Mutual Funds) dont les actifs nominaux et les revenus ont cru de façon presque exponentielle dans les années 1990 ; enfin les grandes sociétés d’assurance. Le travail de Richard Farnetti est consacré en particulier aux deux premiers groupes. Mais plusieurs autres chapitres s’intéressent à leur rôle, fournissant des indications quant aux liens systémiques qui unissent la financiarisation croissante des groupes industriels, l’aggravation de la condition salariale et la venue à maturité des systèmes de retraites par capitalisation gérés par les grands fonds de pension.

Le paiement des retraites privées repose sur trois bases, aussi pernicieuses les une les autres. La première sont des spéculations réussies par les gestionnaires des fonds de pension sur les marchés des changes aux dépens des Etats ainsi que sur les marchés boursiers. Ceux-ci se sont envolés, mais quel sera le sort d’une fraction des retraités américains le jour où la « correction » plus ou moins sévère du niveau des cours, attendue par tous les experts sérieux, sinon un krach analogue à celui de 1987, se produisent à Wall Street ? La seconde base est l’instauration du « gouvernement d’entreprise », c’est-à-dire la mise en oeuvre de la dictature des financiers au sein des entreprises. Ces nouveaux maîtres sont assoiffés de profits rapides, dont les sources ne peuvent être que des restructurations féroces et l’aggravation de l’exploitation des salariés restants. C’est là un facteur qui sert aussi à accélérer le processus de financiarisation des groupes, objet d’un chapitre très documenté rédigé par Claude Serfati. Les horizons de valorisation très courts, dictés par les impératifs financiers tenant au cours des actions en bourse et à la peur des OPA hostiles, caractérisent un « style » d’investissement propre au régime d’accumulation financiarisé mondial.

Le troisième mécanisme de paiement des retraites privés, celui qui est aussi de loin le plus important, a pour origine les flux de revenus générés par le régime de taux d’intérêt réels positifs, c’est-à-dire l’un des facteurs reconnus comme responsables de la dépression longue caractéristique des années 1990. Or, voici que le capital financier français emmené par le lobby des grands groupes d’assurance, veut nous enfoncer dans l’engrenage du système de retraites privées. Il s’agit pour ces groupes de faire d’une pierre trois coups : faire un grand pas dans la dislocation du système par répartition, imposer à leur tour leur « gouvernement » aux entreprises françaises, et surtout accroître leur poids, grâce à la centralisation des versements faits par les salariés, pouvoir « jouer dans la cour des grands », en participant de plain pied aux profits financiers construits sur le socle du régime des taux d’intérêt réels positifs. C’est là l’un des enjeux décisifs qui se cachent derrière les débats souvent obscurs et largement pipés sur la monnaie unique et le niveau des taux de change.

En soulignant que je n’engage que moi et non mes coauteurs, je voudrais faire remarquer que depuis plus plusieurs années, disons depuis le combat des jeunes contre les contrats d’insertion professionnelle (CIP), de très importantes luttes se sont engagées contre différents aspects de l’ordre néo-libéral. La grève des routiers salariés en novembre, au même titre que celle des cheminots à pareille époque l’an dernier a été « une révolte contre la mondialisation ». Mais personne n’a encore mis en cause la clef de voûte, à savoir le fardeau écrasant de la dette. Il pèse toujours plus lourdement sur les revenus les plus faibles, ceux des Français qui ne peuvent pas échapper à l’impôt en partant pour la Suisse ou le Luxembourg. Le service de la dette représente un obstacle incontournable à tout combat véritable contre le chômage, qui passe le financement de grands projets d’investissement dans les domaines négligés ou abandonnés depuis quinze ans : les services publics, la santé, l’enseignement, le logement, la rénovation des quartiers populaires et des banlieues à dominante ouvrière délaissés et paupérisés. C’est de là que peut naître une embauche massive, un nouvel élan populaire, une relance de l’investissement. Comment appliquer ce programme alors que les caisses de l’Etat sont grevées par le transfert de plus de 20% du budget aux grands financiers ? Satisfaire les besoins urgents, exige la répudiation (ou pour le moins des moratoires accompagnés d’un service très sélectif qui sauvegarderait simplement les placements de certains petits épargnants) de la dette publique chez nous. L’annulation de la dette des pays du tiers monde a pris rang depuis longtemps dans la liste des revendications des partis et syndicats ouvriers. Elle ne peut plus se limiter à ces pays. Même si au départ cela paraît « propagandiste », « irresponsable » ou « irréaliste », c’est chez nous qu’elle doit être désormais défendue.

Économiste. Professeur associé à l’université Paris-XIII Villetaneuse.

P.-S.

© Regards, 1er janvier 1997. URL : http://www.regards.fr/archives/archives-web/la-sphere-financiere-en-cle-de,303

Notes

[1La Mondialisation du capital, Syros-Alternatives économiques, 1994.

[2La Mondialisation financière, Syros-Alternatives économiques, octobre 1996. Sept auteurs, Suzanne de Brunhoff, François Chesnais, Richard Farnetti, Robert Guttmann, Dominique Plihon, Pierre Salama, Claude Serfati. Des « chercheurs keynésiens, régulationistes et marxistes associés dans une réflexion qui aboutit à un résultat d’ensemble tout à fait cohérent », selon F. Chesnais qui a coordonné l’ouvrage.

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