Apprécier les oppositions et les résistances à l’impérialisme

, par DIVÈS Jean-Philippe

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Une chose sont les buts de guerre et les objectifs généraux de l’administration Bush : contrôler le pétrole irakien et plus généralement le marché mondial en marginalisant l’OPEP, « remodeler » politiquement le Moyen-Orient conformément à ses plans mondiaux de « recolonisation » impérialiste, (ré)affirmer l’hégémonie mondiale des USA vis-à-vis des autres blocs impérialistes (notamment l’Union européenne, qui vient de subir un coup très dur) et grandes puissances (Chine, Russie) qui pourraient être susceptibles de la contester à l’avenir.
Autre chose sont leurs possibilités de succès, total ou partiel. On ne saurait trop insister sur l’importance du mouvement mondial massif contre la guerre. Le nombre des manifestants le 15 février est sans précédent, et la simultanéité des manifestations est pratiquement inédite depuis que les travailleurs de plusieurs pays étaient pour la première fois descendus dans la rue le même jour pour exiger la même chose : un 1er Mai pour la journée de 8 heures. La résistance du peuple irakien, qui n’est nullement réductible à une quelconque force intrinsèque du régime de Saddam Hussein, constitue tout autant un fait politique majeur. Venant après l’échec diplomatique qu’ils avaient subi à l’ONU, cette résistance populaire a déjà infligé une défaite politique partielle aux agresseurs, contraints de modifier leurs plans de bataille et d’affronter désormais la perspective d’une guerre longue et dure, avec tous les risques politiques qui en découlent. Il est remarquable que la réaction des peuples du monde, en premier lieu du peuple irakien, n’ait pas été « le choc et l’effroi » mais la volonté de résister et de lutter. La première conclusion qui s’impose est que malgré son hyperpuissance l’impérialisme US peut être battu. Certes pas par Saddam Hussein, mais bien par le combat des masses. Pour cela, celles-ci ont plus que jamais besoin d.une perspective propre, anti-capitaliste et anti-impérialiste. Nous sommes au début de ce combat, dont tout indique qu’il ira bien plus loin que l’actuelle guerre en Irak et son résultat provisoire.
Autre chose encore seront les conséquences à court et plus long terme, aussi explosives qu’imprévisibles. Evidemment, Bush et ses « faucons » agissent là, dans une certaine mesure, comme des apprentis sorciers. La politique de ce gouvernement qui s’est mis en place (Robin Cook le rappelait) après avoir en réalité perdu les élections, et grâce au tripatouillage de quelques milliers de bulletins de vote en Floride, exprime-t-elle pour autant une « crise de direction » de l’impérialisme ? Ce qui est indéniable, c’est qu’elle reflète les facteurs de crise, de décomposition et de décadence de l’impérialisme capitaliste dans sa phase de mondialisation financière. D’autres expressions en étant la crise nouvelle des relations inter-impérialistes et des institutions inter-étatiques (ONU mais aussi OTAN), et bien sûr la crise économique mondiale surgie suite à l’éclatement de la bulle financière et à la fin du « boom » de l’économie US dans les années 90. La nouvelle situation mondiale invalide évidemment le concept d ?une « fin de l’Histoire ». Les idéologues de l’extrême droite républicaine au pouvoir aux Etats-Unis le savent bien eux-mêmes, qui s’en démarquent clairement et estiment au contraire que l’Histoire continue après la fin du stalinisme, son enjeu étant le maintien de l’hégémonie étasunienne face aux nouveaux périls qui la menacent.

Une guerre pas comme les précédentes

Le système capitaliste-impérialiste mondial actuel doit être compris comme une totalité différenciée et hiérarchisée, ayant son centre à Wall Street et à la Maison Blanche [1]. Il est évident que la « guerre sans fin » déclenchée par le gouvernement US en utilisant le prétexte fourni par les attentats terroristes du 11 septembre 2001 est un moyen de la politique
menée par cet impérialisme dominant en défense de ses propres intérêts. En période de krach boursier rampant, de faillites et scandales financiers en cascade, de rétraction des marchés, continuer à vivre à crédit (donc à consommer beaucoup plus qu’il ne produit) en finançant son endettement (de l’Etat, des entreprises, des ménages) et son déficit budgétaire, tous deux considérables et croissants, par succion des capitaux et plus-values du monde entier, devient aussi impératif que problématique. Cela nécessite l’usage de la force. Le contrôle du pétrole irakien, avec les répercussions attendues sur la structure de l’offre et les prix du marché mondial, serait un pas important dans ce sens, tout en apportant à l’impérialisme US un net avantage comparatif en termes de contrôle et d.autonomie accrue. La guerre contre l’Irak et plus généralement la politique de guerre inaugurée par l’administration Bush, répondent fondamentalement à ce besoin de maintien et de renforcement de l’hégémonie US globale (plutôt qu’à des objectifs de relance de la machine économique par l’industrie militaire).
Cette politique de guerre est dans une très large mesure spécifique et nouvelle. Les invasions militaires de la Grenade et du Panama, à l’époque de Reagan, se situaient encore dans le cadre donné par la coexistence pacifique/guerre froide avec l’URSS. Ces (petits) pays avaient en outre pour caractéristique de faire partie de « l’arrière-cour » sur laquelle l’impérialisme étasunien s’est de tout temps efforcé d’exercer un contrôle direct. La première guerre du Golfe avait également un caractère différent : le gouvernement de Bush père s’était limité à l’objectif, fixé par l’ONU, de chasser l’Irak du Koweit, Etat pétrolier « souverain » envahi par son voisin. Et il n’avait donc pas hésité à abandonner cyniquement à leur sort les populations chiites et kurdes après les avoir incitées à la révolte. L’intervention était soutenue par toutes les classes dirigeantes vivant dans le monde de la
rente pétrolière, alors qu’aujourd’hui, la deuxième guerre d’Irak est tournée contre leurs intérêts.
En Bosnie puis au Kosovo, l’impérialisme US était intervenu après avoir exprimé beaucoup de réticences, sur l’insistance des impérialismes français et britannique qui redoutaient que la « purification ethnique » ne finisse par menacer la stabilité de l’ordre politique en Europe (même si, bien sûr, cela n.a pas empêché Washington de tirer ensuite profit de son intervention militaire). Dans les deux cas, d’ailleurs, les opérations militaires étaient restées relativement limitées. L’armée serbe n’avait nullement été écrasée militairement et l’intervention militaire impérialistes étaient conclues par des accords négociés, notamment avec l’aide de la Russie. La désintégration et les guerres de l’ex-Yougoslavie ont eu bien plus à voir avec les terribles séquelles du stalinisme en décomposition, qu’avec un plan impérialiste ordonné et cohérent de reconquête de l’Est de l’Europe.
Après le 11 septembre 2001, il était prévisible que les Etats-Unis allaient renverser le régime des Talibans du fait de ses liens avec Al Qaeda. Le succès militaire fulgurant remporté sur une clique tribale-religieuse ne disposant que d’une base sociale extrêmement réduite (son principal soutien était le régime pakistanais... et celui des Etats-Unis), a contribué à implanter dans les cerveaux des stratèges bushiens la croyance qu’ils pourraient venir tout aussi facilement à bout du régime baasiste, dictatorial et assassin de son propre peuple. Il ne leur était pas venu à l’esprit que ce régime se retrouverait à défendre, en même temps que sa propre survie, l’indépendance d’une nation arabe contre une opération ouvertement impérialiste et néocolonialiste. Ils n’avaient visiblement pas pris en compte non plus le souvenir vivace de la « trahison » de 1991, ni les terribles souffrances infligées à la population par l’embargo étasunien/onusien. De même l’équipe Bush avait-elle largement sous-estimé la puissance émotionnelle de la question palestinienne, la force d’indignation que la situation de ce peuple paria suscite dans tout le monde arabo-musulman, ainsi que l’identification qui allait naître immédiatement entre l’injustice faite aux Palestiniens et celle faite aux Irakiens. La guerre d’Afghanistan n’était pour les « faucons » étasuniens qu’une sorte de détour obligé. Déjà leur objectif véritable et principal était l’Irak, avant d’autres Etats de la région peut-être : Iran, Syrie, Libye... Cette guerre-ci est donc particulière et nouvelle en ce sens qu’elle exprime pleinement la nouvelle doctrine des dirigeants de Washington, qu’elle est directement, immédiatement dépendante de l’objectif hégémonique stratégique qu’ils poursuivent dans le cadre du capitalisme globalisé/financiarisé et de sa crise.

Les causes des désaccords et leurs limites

A l’étape actuelle, tant le niveau de la supériorité militaire des Etats-Unis que la configuration de l’économie mondiale, en termes d’intégration relative des capitaux (cf. le poids des fonds de pension anglo-saxons à la Bourse de Paris) et de structuration des entreprises multinationales et des marchés (il a ainsi été relevé que si le gouvernement US prenait des sanctions contre les marques françaises implantées dans son pays, il menacerait directement l’emploi des travailleurs étasuniens travaillant dans leurs filiales), rendent complètement improbables des affrontements inter-impérialistes plus ou moins analogues à ceux de phases antérieures. L’appel de Raffarin « à ne pas se tromper d’ennemi » et son souhait d’une « victoire de la démocratie sur la dictature » sont dans l’ordre des choses. Avant lui, Chirac avait également pris soin de préciser que son désaccord avec Bush ne portait pas sur la fin (la soi-disant nécessité de « désarmer l’Irak ») mais sur les moyens (les inspections de l’ONU appuyées sur la menace militaire, plutôt qu’une intervention militaire immédiate et unilatérale).
L’opposition de Chirac et de Schröder à la politique de Bush est motivée par un ensemble de raisons économiques, sociales et politiques. Il y a d’abord des intérêts matériels : même dans le cas d’un ralliement français, les perspectives de TotalElfFina et de Bouygues en Irak étaient très compromises, et il fallait aussi penser aux marchés dans le reste du monde arabo-musulman. Plus fondamentalement, un certain nombre de cadres et dirigeants impérialistes considèrent que le libéralisme absolu que les Etats-Unis font appliquer partout dans le monde (sauf chez eux dans les cas où leurs propres intérêts sont en jeu) n’est pas viable à terme, et qu’il faudra tôt ou tard mettre en place des « régulations » sous peine de scier la branche sur laquelle on est assis. Si Chirac envoie plusieurs de ses ministres à Porto Alegre puis reçoit Lula comme un prince et un véritable ami, ce n’est pas seulement par volonté de tromperie du peuple de gauche : il y a aussi entre eux des convergences politiques.
Sur le fond, l’ex-économiste chef de la Banque mondiale, Stiglitz, n’a pas dit autre chose. Même aux Etats-Unis, des patrons et des financiers ont des doutes. Car le néolibéralisme provoque non seulement des déséquilibres économiques préoccupants, mais aussi des résistances sociales et politiques croissantes, allant jusqu’à de véritables rebellions populaires comme en Argentine, sans compter d’autres conséquences redoutables. Chirac n’avait ainsi pas tort de souligner que l’invasion américano-britannique risquerait de faire surgir « des milliers de petits Ben Laden », ce qui du point de vue de la marche des affaires constitue un inconvénient et non un avantage.
A cela s’ajoute la politique hégémonique agressive de l’administration US vis-à-vis de toutes les puissances concurrentes : le premier blessé grave de cette guerre, avant même que ne commence le martyre du peuple irakien, a été l’Union européenne. Les gouvernants français et allemands avaient à choisir entre une dislocation de l’UE qu’ils peuvent espérer temporaire et possible à surmonter avec des efforts et du temps, et l’abandon de tout projet de construction capitaliste européenne qui resterait un minimum autonome de l’impérialisme étasunien. Leur décision peut se discuter (Blair, Aznar et Berlusconi, par exemple, ne l’ont pas partagée), mais elle n’apparaît pas déraisonnable du point de vue des intérêts sociaux qu’ils représentent.
Il est notable que l’opposition la plus déterminée soit venue de deux principaux impérialismes européens, plutôt que des gouvernements russe et chinois. Les caractéristiques des processus de restauration capitaliste en cours dans ces deux pays contribuent probablement à l’expliquer. Sans doute leur attitude plus prudente est-elle liée au moindre développement capitaliste de leurs classes dirigeantes (dont les traits bureaucratiques hérités du stalinisme sont toujours très forts), ainsi qu’à la nature de leurs intérêts économiques les plus immédiats, qui restent nationaux et au maximum régionaux. En outre, les liens avec les pays arabes, ne serait-ce que du point de vue des populations et de leurs migrations, sont évidemment plus forts en Europe de l’Ouest. Mais toujours est-il que les classes dirigeantes chinoise et russe, se sachant potentiellement menacées elles aussi, ont logiquement emboîté le pas au couple franco-allemand dès lors que celui-ci avait ouvert la brèche.

Comment relier le combat contre la guerre à celui contre l’offensive capitaliste ?

Les luttes des salariés, les mobilisations des mouvements altermondialistes et anti-guerres ont évidemment pesé sur la position des gouvernements français et allemand. Notamment en France, pays volatile et imprévisible, où Chirac-Raffarin auraient couru à court terme les plus grands périls si une participation ou un soutien à la guerre était venu s’ajouter à l’offensive anti-ouvrière (licenciements et fermetures d’entreprises, attaques contre les retraites, etc.). Leur attitude « d’opposants » leur apporte sans doute, dans l’immédiat, certaines marges de manoeuvre en politique intérieure, et l’on peut penser qu’ils tenteront d’en profiter pour porter des coups (retraites) qui auraient été plus problématiques dans d’autres conditions. Cette situation peut néanmoins s’avérer à double tranchant si les mouvements anti-guerre et altermondialiste se développent et ont un effet d.entraînement
sur le mouvement des salariés. Cela dit, il n’y a pas de rapport direct entre les choix des différents gouvernements européens face à la guerre et la force respective des mobilisations dans chacun de leurs pays. Celles-ci ont été d’emblée bien plus puissantes en Grande-Bretagne, en Espagne et en Italie, et pourtant ce sont les États qui participent à la guerre ou la soutiennent. Il serait erroné de considérer que Chirac et Schröder ont reculé devant la mobilisation. Leur choix exprime avant tout des désaccords politiques et des divergences d’intérêt internes au camp bourgeois impérialiste. L’actuelle crise des relations inter-impérialistes est réelle.
Le problème et la difficulté qu’affrontent les luttes en cours, singulièrement en France mais aussi dans les autres pays, sont de parvenir à relier le combat contre la guerre à celui contre l’offensive capitaliste-patronale. Car il faut lutter contre les fauteurs de guerre « Bush/Blair/Aznar/Sharon », pour reprendre un mot d’ordre de nos manifestations, mais aussi contre Chirac. Rappeler le rôle de la France en Côte d’Ivoire et en Afrique, exiger la fermeture de l’espace aérien, souligner que face aux attaques contre les salariés aucune « union nationale » n’est envisageable, est de ce point de vue nécessaire mais insuffisant. Pour que les manifestations contre la guerre puissent ouvrir un espace élargi pour le combat anticapitaliste, il faut que le mouvement parvienne à franchir le pas qui sépare le pacifisme et l’anti-néolibéralisme (« antiaméricanisme » selon l’interprétation des médias) actuellement dominants dans le mouvement, d’une position effectivement anti-impérialiste.
Si aucun type d’accord n’est envisageable face à la guerre avec Chirac-Raffarin, c’est avant tout parce qu’ils ne se séparent de Bush et de Blair que sur un plan tactique. Il est symptomatique qu’ils se soient tous retrouvés pour voter la reprise du dit « programme pétrole contre nourriture », opération devant être menée désormais sous l’égide directe des envahisseurs, raison pour laquelle le gouvernement irakien l’a rejetée et dénoncée. De même Chirac se retrouve-t-il aujourd’hui avec Blair pour souhaiter qu’après la défaite militaire de l’Irak (objectif également partagé), ce pays soit placé sous administration de l’ONU. Toutes ces prises de position devraient être dénoncées et combattues avec la plus grande vigueur. La revendication la plus élémentaire avec celles de l’arrêt de la guerre et du retrait des armées d’agression, c’est le droit des Irakiens à se gouverner eux-mêmes, sans aucune imposition extérieure, qu’elle vienne des Etats-Unis ou de l’ONU. Il s’agit de dénoncer les manoeuvres et l’exploitation de tous les trusts pétroliers, yankees comme d’autres origines, y compris française. Il aurait aussi fallu éviter de passer à Chirac une énorme brosse à reluire en exigeant de lui le veto qu’il s’apprêtait mettre en oeuvre, ou de désarmer ses opposants en faisant campagne sur le fait qu’il capitulerait inévitablement devant le méchant impérialiste Bush, alors qu.il se disposait à faire le contraire en digne représentant de l’impérialisme français.
Tant il est vrai que la conquête de l’indépendance de classe dans un pays tel que le nôtre passe obligatoirement par un combat anti-impérialiste global, seul à même de dévoiler tous les ressorts de l’exploitation capitaliste.

P.-S.

Article paru dans Carré Rouge, n° 25, avril 2003.

Notes

[1Voir par exemple la présentation de François Chesnais sur l’impérialisme contemporain au congrès Marx International II, publié entre autres dans Carré Rouge n° 9, page 67 et suivantes.

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