Le fait que la faillite du « meilleur élève du FMI » constitue une condamnation sans appel du « modèle néolibéral » basé sur la finance globalisée a été souligné dans d’autres publications. Moins connues sont cependant les causes structurelles plus profondes. La catastrophe à l’œuvre depuis plusieurs années illustre tant les lois impitoyables de l’impérialisme capitaliste que celles du développement inégal et combiné : c’est parce que l’Argentine a été, à l’époque de la production intégrée de substitution des importations, un pays relativement avancé, le plus prospère d’Amérique Latine, que la mondialisation du capital a totalement détruit son économie. C’est pour cette raison, et évidemment pas du fait de prétendues particularités « culturelles » nationales (comme un journal aussi sérieux que Le Monde l’a insinué), que le parasitisme et la corruption de la bourgeoisie, ainsi que de ses agents politiques et syndicaux, s’y manifestent dans de telles proportions. Le lecteur qui souhaite connaître et comprendre les ressorts d’une explosion ayant abasourdi et désorienté la quasi totalité des commentateurs occidentaux, pourra se référer avec profit à l’article que Roberto Ramirez avait livré en septembre pour notre dernier numéro (« Catastrophe économique et sociale, crise politique et renouveau des luttes en Argentine »).
La moindre des réalités et des enseignements politiques de la nouvelle situation n’est certes pas que soit posée à nouveau, directement et immédiatement, à une échelle de masse, et dans un pays dont le poids n’est pas mineur, la nécessité d’une alternative socialiste à la barbarie. L’extrême-gauche argentine, principalement trotskyste ou d’origine trotskyste, se trouve donc placée devant des responsabilités immenses. Elle est la seule force politique à avoir appelé et participé — en première ligne — à l’insurrection, dont les trois centrales syndicales, CGT officielle et dissidente comme CTA, ont été absentes parce que c’est la décision politique qu’elles avaient prise. Dans le scrutin législatif du 14 octobre dernier, les listes des différentes tendances marxistes révolutionnaires (l’une d’entre elles alliée au petit PC castriste) avaient obtenu 1 million de voix, 7 % des suffrages exprimés (voir, également dans notre numéro 19, l’article commentant cette « spectaculaire percée électorale »). Toutes aujourd’hui se développent de façon significative. Elles ont à relever le défi de s’unir autour d’un programme d’urgence susceptible de sortir le pays et le peuple travailleur de la catastrophe, ce qui implique d’ouvrir la voie à une transformation socialiste. Dans ce cadre, il leur faut « expliquer patiemment » les tenants et aboutissants de la situation, tout en œuvrant en faveur de l’indépendance et de l’auto-organisation des travailleurs et du mouvement populaire.
Pour cette édition, nous sommes heureux de pouvoir présenter, ci-après, des textes écrits dans le feu des événements par deux des intellectuels (et militants) marxistes révolutionnaires argentins les plus perspicaces et productifs. Leurs articles sont datés, et ces dates d’écriture ont leur importance. Ils sont ainsi centrés sur le contenu, les conséquences et enseignements des journées insurrectionnelles des 19 et 20 décembre, qui ont mis à bas le gouvernement De la Rua en imposant d’abord la démission du ministre de l’économie haï, Cavallo (chantre du néolibéralisme et « père » de la parité dollar-peso dans les années quatre-vingt-dix, sous Menem, avant d’être réembauché l’an dernier par De la Rua), puis celui du président élu en 1999. Ils n’ont pu traiter de la chute de Rodriguez Saa (quoique leur contenu l’anticipe largement), ni ne commentent évidemment les faits politiques ultérieurs. D’où les lignes qui suivent, et se veulent complémentaires.
L’épisode Rodriguez Saa
Nommé le 23 décembre par l’assemblée législative (députés et sénateurs) en tant que président intérimaire, jusqu’à des élections présidentielles qui avaient alors été prévues pour le 3 mars, le péroniste Rodriguez Saa a dû jeter l’éponge au bout d’une semaine de mandat. Lors de sa prise de fonctions, il avait fait assaut de promesses et gestes totalement démagogiques et frauduleux : déclaration de « moratoire » d’une dette extérieure qui était de toute façon devenue impossible à payer (tout en affirmant que « l’Argentine honorerait à nouveau ses engagements » dès qu’elle le pourrait, et en garantissant la poursuite des paiements des intérêts de la dette dite « nationale » c’est-à-dire contractée auprès d’institutions argentines ou étrangères implantées dans le pays) ; annonce de « la création d’un million d’emplois en un mois » (en fait, des emplois bidon et payés moins qu’une misère, mais de toute façon impossibles à créer dans ce délai et à soutenir à une telle échelle, dans le cadre du système) ; annonce du maintien de la parité dollar-peso grâce à la création d’une monnaie supplémentaire, l’argentino, monnaie de singe devant servir de vecteur à une dévaluation masquée ; promesse de lever les restrictions bancaires décidées par le gouvernement précédent pour faire face à la crise de liquidités (mesures signifiant une quasi confiscation des économies et salaires des travailleurs relativement mieux lotis de la dite « classe moyenne ») ; réception en grande pompe des Mères de la Place de Mai, promesse d’abroger le décret interdisant l’extradition de criminels de la dictature tels que le tristement célèbre capitaine Astiz...
Le soutien de la bourgeoisie à un représentant se révélant aussi irresponsable commença tout de suite à s’éroder, d’autant plus que ce dernier, sitôt en place, exprima des velléités de se maintenir au-delà du 3 mars, en connivence avec l’ancien président mafieux Carlos Menem, lui aussi objet d’une haine populaire considérable. C’est cependant, encore une fois, la mobilisation qui détermina la chute. Les nouvelles manifestations et les nouveaux combats de rue devant les sièges du pouvoir (allant jusqu’à l’incendie partiel du congrès, siège du parlement), sur fond de grèves, occupations et autres mobilisations se poursuivant dans tout le pays et donnant lieu à des affrontements d’une extrême violence, furent déclenchés par le maintien du gel des comptes bancaires et, surtout, par la nomination au gouvernement d’une série de personnages crapuleux qui avaient sévi sous Menem voire, pour certains, sous la dictature militaire de 1976-1982. À ce moment, les manifestants s’étaient mis à exiger « qu’ils s’en aillent tous » : radicaux, péronistes, députés et sénateurs, gouverneurs des provinces, juges de la cour suprême... Les caciques du parti péroniste considérèrent alors préférable de retirer leur appui à Rodriguez Saa, qui s’en fut à son tour.
Le gouvernement Duhalde d’union nationale
Terrorisée par le cours des événements, la bourgeoisie argentine a momentanément fait taire ses divisions pour investir, le 2 janvier, le péroniste « responsable » Duhalde, ancien gouverneur de la province de Buenos Aires et candidat malheureux à la présidentielle de 1999. Celui-ci a formé un gouvernement d’union nationale, à majorité péroniste mais intégrant le parti radical, la formation de centre-gauche Frepaso, ainsi que le « syndicalisme » traditionnel (le ministère du travail étant confié à un dirigeant de la CGT officielle) et l’organisation patronale (Mendiguren, président de l’Union industrielle argentine, s’est vu remettre le portefeuille de la production).
Dans le même temps qu’elle nommait Duhalde à une écrasante majorité, l’assemblée législative prenait la « sage » décision de lui confier le pouvoir exécutif jusqu’en 2003, c’est-à-dire pour le temps restant à courir du mandat interrompu de De la Rua ; et donc, d’annuler purement et simplement l’élection présidentielle du 3 mars, qui risquait de produire « n’importe quoi » en « précipitant le pays dans l’aventure ». Une expression électorale sanctionnant un effondrement du bipartisme bourgeois traditionnel était en effet plus que probable ; peut-être au profit d’Elisa Carrio, dirigeante de l’Alliance pour une république d’égaux (ARI), dissidence du parti radical préconisant un « capitalisme sérieux et moral », « antinéolibéral », avec le soutien de la centrale syndicale CTA ; peut-être au profit d’une autre figure émergente de « centre-gauche » ; et dans tous les cas, avec un score extrêmement élevé pour le député socialiste révolutionnaire, Luis Zamora.
Au « populisme » débridé de Rodriguez Saa succède un style infiniment plus « sobre et responsable ». Dans son discours d’intronisation, Duhalde a reconnu que le pays était en situation de faillite, affirmé que le redressement de l’économie prendrait du temps, et lancé l’appel attendu à accepter les sacrifices inévitables dans l’espoir de lendemains meilleurs. La parité peso-dollar, dont le maintien avait ruiné toute compétitivité des produits argentins sur le marché globalisé, ce qui avait aggravé la récession économique, est abandonnée et la monnaie nationale dévaluée, le peso « officiel » étant dans un premier temps fixé aux alentours de 0,7 dollar. En même temps commencent de nouvelles négociations avec le FMI pour obtenir le versement de 15 milliards de dollars sans lesquels le nouveau plan économique paraît condamné d’avance. Bush, qui s’est dit « préoccupé », n’a pas promis davantage qu’une « collaboration ».
Les cercles dirigeants impérialistes, occupés à d’autres tâches en Afghanistan et au Moyen-Orient, semblent pour l’instant considérer que puisqu’il n’y a pas de danger imminent de contagion économique (du fait de la marginalisation de l’économie argentine, et grâce aux provisions sur pertes passés depuis un an par les groupes occidentaux les plus engagés), une aide financière massive telle que celle accordée dans la dernière période à d’autres maillons faibles de l’économie mondiale ne se justifierait pas. Cependant, les multinationales qui se sont appropriés les hydrocarbures et les concessions de service public, et qui ont réalisé ces dernières années des profits fabuleux, après avoir pris contre les travailleurs des anciennes sociétés d’État des mesures d’une brutalité inouïe, inconcevable en France (parmi elles, les fleurons du capital et de l’État français TotalFinaElf, EDF et France Telecom), s’alarment et s’insurgent contre le fait de devoir payer des impôts, ou d’être maintenant rétribuées non plus en dollars mais en pesos dévalués.
Les travailleurs et la population vont quant à eux payer un prix encore plus dramatique. En même temps que la fin de la parité peso-dollar, Duhalde a annoncé la présentation d’un budget respectant la règle édictée par le FMI et la Maison Blanche du « déficit zéro ». Faute de liquidités, les salaires des fonctionnaires et les retraites seraient pour une large part acquittés grâce l’émission démultipliée des bons appelés « Lecop », qui ne sont changeables en pesos qu’au prix d’une décote élevée. Dès l’annonce du nouveau plan économique, les prix ont commencé à flamber. Pour la grande majorité de la population et principalement les salariés, la dévaluation va donc signifier une nouvelle perte très substantielle de pouvoir d’achat. En un mot, davantage de misère et, au sens strict, de famine. Sans compter la possibilité d’une nouvelle vague de faillites de PME nationales et d’un désengagement de certaines firmes étrangères...
Celles et ceux qui par millions viennent de s’emparer de la rue et de balayer deux gouvernements, les victimes du système qui forment l’immense majorité de la population, l’accepteront-ils ? Les articles ci-après nous disent que non, et que par conséquent ce pays s’achemine vers de grands combats de classe. C’est aussi notre avis.