La fin de l’Histoire annoncée par Fukuyama au début des années quatre-vingt-dix (et bizarrement réaffirmée par lui dix ans plus tard) a toujours été une illusion. Quant au « nouvel ordre mondial » énoncé par Bush père, si on comprend le terme « ordre » au sens d’harmonie, de paix, d’équilibre, les événements de la dernière décennie l’ont rendu absurde. Mais si on comprend le mot comme signifiant un système de relations internationales, alors cet ordre, qui se traduit par le désordre,
l’instabilité et la violence permanents, s’applique à la mondialisation capitaliste avec ses transferts toujours plus grands de richesse de la périphérie vers les centres impérialistes.
La puissance militaire américaine n’est pas doublée d’une maîtrise politique. La préparation et le déroulement de la guerre le montrent. Au niveau géopolitique, elle est à la fois une continuation et une rupture avec la décennie précédente. Ayant gagné la guerre froide, les États-Unis ont fait le choix d’établir un monde unipolaire, c’est-à-dire d’asseoir leur propre domination économique, politique et militaire incontestée [1]. L’hégémonie américaine n’impliquait pas forcément une politique ultra-agressive. Du point de vue de l’impérialisme américain, les trois guerres majeures depuis 1990 (sans compter les interventions de moindre envergure) peuvent paraître lui avoir été imposées. La première guerre du Golfe a été
déclenchée du fait de l’invasion du Koweït, qui risquait de déstabiliser la région et qu’il fallait punir. C’est au nom de la stabilité que Saddam Hussein a été laissé au pouvoir et qu’il a pu détruire les soulèvements kurde et chi’ites. La guerre du Kosovo (comme l’intervention relativement pacifique en Bosnie) avait pour but de restaurer la stabilité impérialiste dans une région charnière où les puissances européennes avait échoué lamentablement. L’intervention en Afghanistan a été déclenchée pour laver l’affront du 11 septembre, pour donner une leçon, pour l’exemple, mais aussi pour établir une présence américaine en Asie centrale. Ces trois guerres ont reçu le soutien plus ou moins large de la « communauté internationale », cet euphémisme pour le système d’États dominé par l’impérialisme, en premier lieu l’impérialisme américain.
Mais après le 11 septembre il y a un changement. L’administration Bush commence à planifier à froid l’élimination progressive des régimes qui ne lui sont pas inféodés et la prise de contrôle directe de régions clefs. La victoire de Bush avait ramené au pouvoir une équipe avec une vision
beaucoup plus offensive et solitaire de l’affirmation de la puissance américaine. Le choc du 11 septembre a libéré ses pulsions. Dès lors, il ne s’agissait plus de réagir, mais d’agir, d’identifier les pays qui posaient une menace potentielle, qui ne rentraient pas dans le rang. Au-delà de l’Axe du mal (Irak, Iran, Corée du Nord) sont visés certainement des pays comme la Syrie, la Colombie, le Venezuela et potentiellement d’autres pays d’Amérique latine. Superficiellement, cette politique peut sembler relever de l’exercice maîtrisé de la puissance américaine. En réalité c’est une expression particulièrement brutale de la domination impérialiste qui devrait conduire tôt ou tard à des déboires. Ceux-ci ont surgi à l’occasion de cette première guerre pourtant lancée de manière planifiée. Au niveau de sa préparation politique il est clair que les États-Unis avaient sérieusement sous-estimé le degré d’opposition qu’ils allaient rencontrer au niveau international. Il n’y a pas eu de répétition de la large coalition de 1990-1991, de la guerre de l’OTAN de 1999, de l’approbation large qui a accompagné l’intervention en Afghanistan. Les États-Unis agissaient seuls pour renforcer leur propre domination, à l’encontre des intérêts de nombreux pays, et ils se sont trouvés isolés, face à l’opposition ou au soutien tiède de plusieurs pays d’Europe, de la Chine, de la Russie, du Japon. Et le niveau d’opposition couplé au sentiment de sa propre population a enhardi le Parlement turc à faire face à Washington. Plutôt que de reculer ou de louvoyer, les États-Unis ont choisi la fuite en avant, estimant que la victoire éclair attendue leur donnerait raison. Une fois la guerre commencée, il est devenu clair qu’ils s’étaient trompés aussi sur la force de la résistance irakienne.
Quelle que soit la suite des événements, la victoire probable n’aura pas été facile, l’occupation risque de devenir un cauchemar et l’onde de choc dans la région est incalculable.
Au niveau de la région la guerre risque d’avoir ouvert la boîte de Pandore. Des régimes aussi clefs pour l’ordre américain que l’Égypte et la Jordanie, et plus loin le Pakistan, peuvent être et sont déjà déstabilisés. Des régimes tels que la Syrie et l’Iran a priori menacés par une victoire rapide des anglo-américains, commencent à défier Washington au fur et à mesure que les États-Unis s’enlisent en Irak. Au niveau mondial, les répercussions de la guerre renforceront l’instabilité. Ce qui n’est pas clair, c’est quelle leçon la classe dirigeante américaine va tirer de cette guerre. Continuer la fuite en avant ou opérer un repli tactique ? Renvoyer l’ONU dans les poubelles de l’histoire et traiter l’Europe avec la manière forte ou retourner vers la concertation, avec l’Europe en particulier ? Si Bush prend la première option contre l’opinion majoritaire de sa propre classe cela ouvrira une vraie crise de direction politique aux États-Unis et donc au niveau mondial.
Rapports Europe/États-Unis et rapports intra-européens
Les clivages intervenus au sein du Conseil de sécurité sont l’expression de conflits inter-impérialistes, tout particulièrement centrés sur les rapports Europe/États-Unis et les rapports intra-européens. L’opiniâtreté de Chirac (surtout) et de Schröder a été une surprise pour Bush. Leur position s’explique beaucoup moins par des intérêts économiques, par ailleurs réels, que par des raisons politiques. Il s’agit en partie de désaccords sur la forme directe ou indirecte de la domination impérialiste du Moyen-Orient, mais surtout d’une volonté de maintenir une identité européenne au travers de l’axe franco-allemand, de ne pas voir la perspective de l’Europe-puissance se dissoudre et de ne pas être à la remorque des États-Unis. Les gouvernements britannique, espagnol et italien notamment ont choisi de suivre Washington, montrant par ailleurs que les conflits inter-impérialistes au sein de l’Europe sont moins endogènes que surdéterminés par la pression de la puissance américaine. La guerre a donc provoqué des divisions en Europe. Pourtant Bush aurait tort de trop croire aux propos qui lui sont attribués : « Y a-t-il encore une Union européenne ? Je l’ai cassée en trois » [2]. Les pays européens, pas seulement la France et l’Allemagne mais même Blair, qui est gêné par la façon dont les contrats de reconstruction ont été octroyés aux entreprises américaines, vont faire du rôle de l’ONU en Irak leur cheval de bataille, afin de s’assurer à la fois une part du gâteau économique et de l’influence politique. Vu le déroulement de la guerre et les perspectives d’une occupation, il n’est pas sûr que Bush aura les moyens de refuser. La guerre terminée, l’unité européenne peut se refaire plus vite qu’on ne le pense entre ceux qui ont soutenu Bush et ceux qui ne l’ont pas soutenu, autour de leurs intérêts communs à prendre leur part de la reconstruction et des richesses du pays dans un rapport de forces moins favorable aux États-Unis.
Les impérialismes secondaires européens (et pas seulement ceux qui se sont opposés à la guerre) ont donc leurs intérêts spécifiques à défendre. Ce que les conflits autour de la guerre ont démontré est que le rapport de dépendance entre l’impérialisme américain et les impérialismes secondaires est fondamental mais pas sans limites. On aurait tort de faire trop d’analogies avec les conflits interimpérialistes antérieurs. Les GI ne risquent pas de débarquer de nouveau en Normandie. Les conflits inter-impérialistes sont surdéterminés et circonscrits par la dépendance vis-à-vis des États-Unis, dont tous ont besoin pour maintenir l’ordre mondial dont ils bénéficient.
L’issue de la guerre touche aussi à l’avenir de l’Europe-puissance.
L’échec relatif de la guerre d’agression peut renforcer la position de Chirac et Schröder face à Blair, Aznar et Berlusconi. C’est la position de la Grande-Bretagne qui est la plus problématique. Les raisons du soutien aux États-Unis sont à la fois spécifiques à l’époque de la mondialisation et plus anciennes. Spécifiques, au sens où Londres est le deuxième centre de la mondialisation financière. Mais anciennes au sens où l’alliance privilégiée (la « relation spéciale ») avec les États-Unis est un choix fait par la classe dirigeante britannique au cours de la Seconde Guerre mondiale, au moment où elle s’est résignée définitivement au fait que le leadership mondial avait traversé l’Atlantique. Elle a été maintenue depuis par tous les gouvernements, conservateurs et travaillistes. L’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Union européenne et l’accélération du processus de construction européenne ont créé des tensions permanentes et non-résolues. Pas la moindre des ironies de la situation est que Blair, qui est certainement l’un des plus « européens » des Premiers ministres britanniques soit en train de participer seul à une guerre qui peut lui être politiquement fatale. Il est difficile d’attribuer l’opposition de certains dirigeants impérialistes à la guerre aux luttes sociales dans leurs pays, ou à la force du mouvement anti-guerre. Chirac est certainement confronté à une situation sociale tendue mais on ne peut pas dire qu’il a subi la pression du mouvement anti-guerre, qui n’a commencé à croître qu’après qu’il ait pris position. Berlusconi, Aznar et surtout Blair ont fait face à des situations sociales et des mobilisations antiguerres extrêmement fortes sans céder. Il faut plutôt conclure que les principaux dirigeants européens ont pris position et tenu leur ligne à partir des considérations de ce qui sert mieux les intérêts de leur impérialisme, face à des pressions populaires pour les uns, internationales pour les autres. On peut ajouter que dans la matière les critères de « droite » et de « gauche » ne jouent pas. D’un côté les droites italiennes et espagnoles et New Labour, de l’autre la social-démocratie allemande et Chirac. Pour les premiers cela peut éventuellement coûter cher. Blair a perdu son aura d’invulnérabilité. La démission de Robin Cook comme leader du groupe parlementaire travailliste est tout à fait significative. En tant que ministre des Affaires étrangères à l’époque, Cook soutenait activement la « guerre éthique » au Kosovo en 1999, avant d’être rétrogradé par Blair. Son opposition à la guerre a donc ses limites. Mais il se positionne clairement comme challenger possible de Blair et si jamais il prenait la direction du Labour cela impliquerait non seulement des modifications en politique étrangère mais probablement une politique tournée davantage vers la concertation avec les appareils syndicaux dans une tentative de désamorcer les conflits sociaux et de réparer les fissures entre Labour et les syndicats.
Un mouvement anti-guerre très vaste, mais sans lien avec les conflits économiques
La préparation de la guerre a suscité d’abord un mouvement anti-guerre d’une ampleur jamais vue. Face aux 15 millions de personnes dans le monde qui ont manifesté le 15 février les comparaisons avec la guerre du Vietnam cessent d’être pertinentes. Jamais, même au plus fort de cette guerre, on n’a vu des manifestations à l’échelle de celles qui ont eu lieu avant même que la guerre n’éclate. C’est l’expression d’au moins trois choses : les conséquences du développement du mouvement altermondialisation ; le contexte d’une montée de la lutte des classes, de conflits sociaux dans une série de pays ; et une radicalisation de la jeunesse. Tous ces phénomènes sont inégaux suivant les pays. Dans la plupart des pays européens, à l’exception notable de la France, le mouvement anti-guerre avait commencé avec l’intervention en Afghanistan, créant des réseaux facilement réactivables contre les préparatifs de guerre contre l’Irak. En Italie et en Espagne la force des mouvements altermondialisation a fourni le cadre pour le mouvement anti-guerre. En Grande-Bretagne, où le mouvement altermondialistaion est relativement faible, nous avons assisté à une lame de fond contre la guerre dans la société et surtout à une radicalisation de la jeunesse. Le premier jour de la guerre, les centres villes de Glasgow et d’Edimbourg et de nombre de villes en Angleterre ont été bloqués par des manifestations de lycéens et de collégiens. Cela ne s’était pas vu depuis une génération.
En France le mouvement anti-guerre, qui commence pourtant à faire bouger la jeunesse, est moins fort pour plusieurs raisons. Au niveau conjoncturel, le fait que Chirac s’était opposé à la guerre. Plus fondamentalement une faible tradition de mobilisation anti-impérialiste liée aussi bien à la tradition gaulliste qu’au poids passé du PCF. Et le poids dans la gauche des « valeurs de la République » nourrit une susceptibilité à l’idée de guerres justes, éthiques, humanitaires, ce qui s’était vu au moment de la guerre du Kosovo. Ce à quoi il faut ajouter des forts préjugés à l’égard de l’Islam, voire un racisme anti-musulman. Cela existe à une échelle de masse comme suite des guerres coloniales, surtout celle de l’Algérie, mais à travers le prisme de la laïcité et des « valeurs de la République », ces attitudes pèsent aussi sur la gauche et même l’extrême gauche. Pour donner un exemple, en Grande-Bretagne il est tout simplement inimaginable que des gens se réclamant de la gauche et même de l’extrême gauche soient en faveur de l’interdiction du port du foulard. Cela se voit aussi dans l’extrême susceptibilité du mouvement anti-guerre à la campagne des médias contre le « débordement » des manifestations anti-guerre par des jeunes issues de l’immigration.
Le climat de préparatifs de guerre et la guerre elle-même n’ont pas eu d’effet significatif sur les conflits sociaux. C’est certainement le cas en France, ce qui n’est peut-être pas surprenant puisque la France ne participe pas à la guerre. Mais c’est également le cas en Grande-Bretagne où les grèves de pompiers continuent et où il y a eu des grèves de cheminots depuis même que la guerre a commencé. L’intransigeance de Blair face à la grève des pompiers avait déjà considérablement renforcé l’aliénation du mouvement syndical à l’égard du New Labour et l’opposition croissante au maintien des liens avec ce parti [3]. Les sommes colossales dépensées pour la guerre alors que le gouvernement explique depuis des mois qu’il n’y a « pas d’argent » pour les pompiers a fini par heurter les militants syndicaux et travaillistes et provoquer une nouvelle vague de démissions.
Puisque la guerre est une dimension permanente de la mondialisation, la construction d’un mouvement antiguerre et d’une conscience antiguerre et anti-impérialiste devient une priorité. En France, pour un pays où la conscience anti-capitaliste est relativement forte, la conscience anti-impérialiste est extrêmement faible. Ici il faut combattre l’idée que les impérialistes européens seraient plus pacifiques que les Américains et expliquer que Chirac s’est opposé à la guerre pour des raisons qui ne sont pas les nôtres (ce que Chirac lui-même a très bien fait dans son allocution télévisée du 10 mars). Il faut combattre l’Union nationale autour de Chirac qui sert de couverture pour la politique anti-sociale de Raffarin. La gauche et une partie de l’extrême gauche ayant contribué à ce que Chirac prenne l’allure d’un rempart contre l’extrême droite le 5 mai dernier, il importerait de l’empêcher de se présenter en défenseur de la paix. On doit s’opposer aux projets de construction militaire en Europe et aux expéditions en Françafique.
Que ce soit dans les pays belligérants, dans ceux qui sont alliés aux États-Unis ou dans ceux dont les gouvernements se sont opposés à la guerre, il faut profiter du désarroi des impérialistes pour renforcer les combats des salariés et de la jeunesse, n’accepter aucune « trêve sociale » et en Europe combattre les institutions de l’Union européenne. Au travers de ces institutions, autant que de celles dans chaque pays, les bourgeoisies européennes, qu’elles exploitent les pays de la périphérie en faisant la guerre ou de manière plus pacifique, font bien la guerre sociale contre les salariés et les jeunes de leurs propres pays.