C. Blocher : Dis moi qui te hantes, je te dirai qui tu es

, par MEIZOZ Jérôme

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D’une famille venue de Souabe au milieu du XIXe siècle, très vite assimilée à la vie helvétique, le grand-père de Christoph Blocher, Eduard (1870-1942), fut un fervent partisan de la séparation entre Suisse romande et allemande. Germanophile, comme le général Wille en 1914, pour lutter contre l’entrée de la Suisse dans la SDN en 1920, acceptée par une majorité de Romands, il devient co-fondateur de la Volksbund für Unabhängigkeit der Schweiz (Ligue du Peuple pour l’Indépendance de la Suisse), association qui défend la neutralité suisse, non sans une phraséologie antisémite et anti-communiste. Ce théologien passionné de sciences naturelles, publie à Stuttgart en 1923, Die Deutsche Schweiz in Vergangenheit und Gegenwart (La Suisse allemande dans le passé et le présent), ouvrage de darwinisme social où il distingue trois races en Suisse, dont une dominante, établie en Suisse alémanique, L’homo europeanus, qui, comme chacun sait, est un blond aux yeux bleus...

Un parfum du terroir

Christoph Blocher, lui, est fils de pasteur, né à Laufen (sur le Rhin) en 1940, septième enfant d’une famille de onze, dont deux pasteurs. L’un d’eux a failli être révoqué, en 1977, sur pétition des fidèles, pour sa dureté et ses prêches jugés excessifs sur la prédestination. Unique fils à ne pas envisager d’études, dans un premier temps, Christoph désire devenir agriculteur : le voilà en stage dans son village, puis à l’école d’agriculture de Winterthur avec diplôme à la clef. À 21 ans, il se décide à passer un bac et commence à la Polytechnique de Zurich des études d’ingénieur agronome, qu’il interrompt pour la filière du droit (Zurich, Paris, Montpellier). Mariage en 1967, le couple a 4 enfants. En 1971, M. Blocher soutient sa thèse sur La fonction des zones agricoles et leur lien avec la garantie de qualité suisse.

De puissants protecteurs dans la chimie

Dépourvu de capital économique, mais diplômé, le jeune homme donne des cours privés au fils du patron d’EMS-Chimie, W. Oswald. Pris sous l’aile de ce directeur, il entre chez EMS, puis devient vice-directeur et secrétaire général de l’entreprise, à la mort d’Oswald en 1979. En 1983, Blocher s’impose comme l’actionnaire majoritaire de EMS-Chimie, qui a des filiales dans le monde entier. Sa fortune imposable se monte, selon Christoph Schilling, à 261 millions de francs suisses [Depuis la publication du livre de Schilling, en 1994, le périodique Bilanz a évalué la fortune de Blocher à 1,7 milliard de dollars]. La carrière militaire est essentielle aux dirigeants helvétiques jusque dans les années 1980 : Blocher devient lieutenant-colonel dans la protection aérienne. En 1972, il entre au SVP/UDC. Il sera député au canton de Zurich (1975-1980), président de la section cantonale dès 1977, puis conseiller national (député à l’Assemblée) dès 1979. En 1989, il fonde l’ASIN, association anti-européenne appuyée sur la neutralité, qui recrute à droite, et parmi les parlementaires d’extrême-droite comme M. Dreher, du Parti des automobilistes. L’industriel Blocher défend les thèses néo-libérales, mais cherche à protéger à l’intérieur de celles-ci, le mythe du Sonderfall Schweiz (l’exception suisse).

Les grandes lignes d’une trajectoire

Dans cette trajectoire, on peut relever quelques grandes lignes : une ascension sociale rapide, liée à la formation et aux relations ; la persistance d’un fantasme personnel ruraliste, qui le porte à identifier la nation avec le peuple des campagnes ; enfin la forte prégnance d’une éthique protestante fondamentaliste, le travail vécu comme une vocation (Beruf als Berufung, selon l’équivalence luthérienne étudiée par Max Weber). Dans cette vision du monde, il n’y a pas des dirigeants, mais des « responsables », et c’est Dieu lui-même qui place dans la société ceux à qui il donne une « mission ». Telle est du moins l’opinion de M. Blocher.

Étrange cumul : la stratégie économique et politique de M. Blocher mêle donc à la fois un versant réactionnaire et un autre, moderniste. Elle n’est pas sans analogie avec celle de l’Opus Dei dans le catholicisme, sans pour autant que le parti de M. Blocher soit une organisation religieuse : au conservatisme moral et politique, elle allie un modernisme économique résolu, qui, oubliant alors son patriotisme véhément, n’hésite pas à investir à l’étranger, délocaliser ses usines, engager des fusions au détriment des emplois dans le pays, et soumettre le parc industriel à la logique mondialiste de la Bourse.

Pour citer cet article

Jérôme Meizoz, « C. Blocher : Dis moi qui te hantes, je te dirai qui tu es », Inprecor, n° 488, décembre 2003.

Source

Extrait de solidaritéS, édition du 24 mars 2000.

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