Ce spectre qui hante le bilan

, par SAMARY Catherine

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« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme », ainsi commence le Manifeste. 50 ans plus tard, le « spectre du communisme » qui hante le bilan ne fait plus peur à la bourgeoisie : car il est identifié à la fin de l’URSS, à la crise et àl’effondrement des pays dits socialistes. Quel rapport y a-t-il entre le projet émancipateur du Manifeste et un tel désastre ?

La révolution d’Octobre relevait-elle de ce « socialisme utopique » que critiquait le Manifeste, ou encore d’un volontarisme qui n’a pas voulu attendre le développement des forces productives capitalistes en Russie comme pré-condition d’une révolution socialiste ? La crise des pays dits socialistes nourrit un renouvellement de ce type d’interprétatîon : l’effondrement de l’URSS serait alors le prix normal à payer pour une vaine tentative d’accélérer l’histoire en passant par-dessus des étapes de développement capitalistes incontournables. Mais cette vision d’un « matérialisme historique » linéaire est rejetée par d’autres lectures de Marx : celles-ci mettent en avant le developpement inégal et combine du capitalisme, les caractéristiques plus explosives des formations sociales de la périphérie, maillons faibles d’un capitalisme fonctionnant comme système mondial hierarchisé. Elles soulignent dès lors l’impossibilité d’une reproduction à l’identique dans chaque pays de la succession des étapes qui ont prévalu dans la vieille Europe capitaliste - et les racines profondes de la révolution russe dans ce cadre : la révolution d’Octobre, puis l’extension du « communisme » sur un tiers de la planète relèvent certes dans ce cadre de facteurs « volontaristes », politiques (donc aussi de choix multiples permettant un bilan critique) ; mais ces facteurs politiques ont exploité les contradictions réelles des formations sociales concernées.

Loin de se ramener à l’exegèse de textes, à un débat passéiste ou à une volonté stérile d’ « appropriation » par les-uns ou les-autres d’une orthodoxie marxienne, ce premier débat peut se formuler autrement : - la sortie du sous-développement est-elle possible sans aller consciemment à l’encontre des mécanismes économiques dominants, et sans s’appuyer sur la prise du pouvoir d’Etat pour permettre et protéger le développement d’une économie de transition se fixant des objectifs socialistes ? - les nouveaux pays industrialisés illustrent-ils une voie capitaliste généralisable de sortie du sous-développement ? Quel avenir capitaliste pour les pays de la périphérie ? Le débat rebondit d’ailleurs aujourd’hui en s’élargissant aux pays du centre peut-on dire, y compris dans les pays capitalistes les plus développés que le développement des forces productives y a preparé, de facon linéaire (ou sous pression réformiste), les pré-conditions du dépassement révolutionnaire socialiste ?

Le souffle émancipateur de la révolution russe a stimulé pendant des décennies la résistance à la domination capitaliste dans le monde. Et ce spectre-la hantait effectivement la bourgeoisie, poussant à des politiques sociales diminuant les écarts de richesse et faisant du plein-emploi une priorité. Mais la dictature du parti unique, le goulag, les gaspillages et la grisaille bureaucratiques, enfin l’intervention des tanks soviétiques au nom de « l’internationalisme prolétarien » ont finalement été les meilleurs arguments des anticommunistes. S’agissait-il là des conséquences fatales d’Octobre ? Le rôle d’avant-garde des communistes et la défense de la révolution impliquaient-il les mesures prises contre le pluralisme et les formes « bourgeoises » de démocratie ? Le stalinisme était-il porté par le léninisme - et par le Manifeste communiste comme on tend à le dire aujourd’hui ? La révolution et les contre-révolutions, leur violence respective, peuvent-elles etre jugées avec les mêmes critères ?

Autrement dit : qu’est-ce qui dans la dégénérescence de la révolution relevait d’erreurs et de méthodes politiques et socio-économiques contre-productives ? Quels furent les causes et les effets du système de pouvoir et des rapports sociaux qui se sont cristallisés sous Staline puis imposés ailleurs comme « modèle » avec toute la force de pression de « l’aide conditionnelle » du Kremlin ?

La critique radicale du capitalisme portée par le Manifeste communiste ne donnait aucun modèle d’organisation d’une société de transition au socialisme. Pourtant la planification soviétique a été interprétée - à la fois par le mouvement communiste officiel et par les défenseurs du capitalisme - comme « application » du marxisme et de son rejet du marché ; la suppression du pluralisme de parti fut presentée comme le rejet de la « démocratie bourgeoise formelle » ; la « liquidation » (physique) des koulaks et de toute propriété privée furent identifiées à la fin de la domination bourgeoise et à la réalisation du socialisme par le marxisme officiel devenu religion d’Etat.

Si tel était le cas, pourquoi l’effondrement ? Pourquoi l’absence de mobilisations sociales en défense de ce système ? La crise des pays dits socialistes n’est-elle pas le prix à payer pour des rapports sociaux oppresseurs - et non pas socialistes devenus obstacles absolus à un développement des forces productives capables de satisfaire les besoins, voire de préserver même les acquis sociaux ?

Mais la restauration capitaliste en cours, l’insertion dans l’économie capitaliste mondiale détruisent-elles seulement un ordre bureaucratique, conservateur et oppresseur pour apporter efficacité et démocratie comme le prétendent les recettes libérales ? Ou bien, loin d’être la fin de l’histoire, sont-elles le prix à payer des soubresauts et des régressions d’une préhistoire d’où n’ont pas encore émergé les sociétes humaines ?

P.-S.

Source : Espaces Marx. Notes préliminaires en vue d’une rencontre internationale Le Manifeste communiste, 150 ans après : quelle alternative au capitalisme ? quelle émancipation humaine ?, archives de 1998.

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