La belle assurance que le camp du « oui » à la Constitution s’efforce d’arborer s’est trouvée confortée par le résultat du référendum interne au Parti socialiste, et par la majorité qui en Espagne s’est dégagée en faveur du « oui ». La tentation est grande d’extrapoler et de transformer sans cesse les nombres en argument d’autorité. Et d’aller répétant : Tous les partis socialistes européens sont pour le « oui » ; tous le peuples européens, loin de céder à l’esprit fratricide qui domine en France, acceptent la Constitution ; tous le syndicats européens (en fait la direction de la CES) l’approuvent ; tous les responsables politiques intelligents, de droite et de gauche, sont pour la Constitution... Quitte à oublier que ces mêmes responsables ne se sont pas privés, hier, lorsqu’ils rechignaient à soumettre la Constitution au suffrage populaire, de souligner les limites, voire les effets pervers, de cette même Constitution, avant de rallier, dès lors que le référendum fut décidé, l’enthousiasmant acte de foi : « Si la Constitution n’était pas adoptée, ce serait plus grave que si elle l’est, donc il faut voter « oui » ! »
Après avoir dit que le texte n’est certes pas excellent, on engage les variations sur le thème du pire : ce serait pire d’en rester au Traité de Nice - qui, lui, s’avère exécrable -, et une victoire du non ce serait le pire absolu : la fin de l’Europe ! Qui, par simple mauvaise humeur, oserait faire le choix du chaos ? L’opposition à la Constitution n’est pas loin d’être présentée comme relevant du pathologique... Comme lors du référendum sur le traité de Maastricht, la vigueur du verbe compensant le vide de l’argumentation, le terrorisme intellectuel est à l’œuvre. Il va s’intensifier dans les semaines qui viennent pour tenter d’imposer un « oui » majoritaire.
On contestera d’abord les chiffres affichés : une majorité de « oui » au sein du Parti socialiste, certes ; ce qui signifie une minorité significative pour le « non », cette dernière assumant son choix avec détermination. Une majorité en Espagne pour le « oui », incontestable ; mais sur quel fond d’indifférence !
Quant à la majorité écrasante en faveur du « non » au sein de la direction de la CGT, contre la volonté des dirigeants de ne pas voir la centrale s’engager dans la bataille, elle est venue bousculer non seulement ces mêmes dirigeants mais l’ensemble des partisans du « oui ». Elle montre qu’au vu des positions de l’ensemble des forces politiques, syndicales et associatives (extrême gauche, PCF, minorité du PS, minorité des Verts, CGT, FSU, Solidaires, FO, Attac...), on peut juger que le « non » est majoritaire à gauche.
En outre, se trouve confirmée l’idée que le débat renforce le « non » plutôt qu’il ne sert le « oui ». On touche ici à un point fondamental, qui est la grande faiblesse des partisans de la Constitution : la tendance à raisonner sur le mode de l’évidence renvoie à une esquive permanente de questionnements irrépressibles et une dénégation de la crise.
Pour l’Union, le fardeau du libéralisme
Entre une effective unification économique, qui progresse en profondeur, et les rhétoriques de surface quant au « grand dessein européen », le vide s’est creusé qui interdit aux citoyens et aux peuples de s’emparer de la construction européenne, d’y inscrire leur marque et de s’engager dans un projet collectivement assumé.
De longue date ont été étouffées les interrogations, qui mêlent préoccupations nationales, sociales et démocratique, enjeux nationaux et européens : Pourquoi la construction européenne ? Quelle construction politique veut-on ? Quelles relations entre l’Union européenne et les Etats-Unis ? De plus récentes sont contenues et biaisées : Quel est le sens de la dynamique de l’élargissement, à 25 et plus ? Quels sont les enjeux liés à l’entrée ou non de la Turquie ?
Surtout, la faute majeure des cercles dirigeants est d’avoir depuis des décennies identifié leur politique de soumission au libéralisme et la construction européenne, opérant une véritable symbiose entre l’une et de l’autre. Alors que, non sans mauvaise foi, les choix gouvernementaux étaient présentés comme contraints par la construction européenne, celle-ci, de moins en moins portée par un projet, n’obéissait plus qu’à une implacable logique ultra libérale : la réalisation d’un libre marché, de plus en plus étendu, assujetti à une logique effrénée de déréglementation sociale. On en est venu à la situation actuelle : l’Union européenne apparaît responsable des régressions subies, de la casse des services publics, d’une précarité et d’une flexibilité sans cesse aggravées. L’euro est vécu comme synonyme de hausse des prix, l’ouverture des frontières et l’élargissement comme encouragement à délocalisations et à baisse du niveau de vie. A faire de l’Europe l’alibi des politiques libérales et le vecteur de leur accentuation, on provoque dans les classes populaires un rejet de celle-ci. Contrairement aux promesses d’hier, il est clair que l’Europe ne sera pas la solution aux problèmes rencontrés, mais bien leur aggravation. Les divers gouvernements français, de droite et de gauche, ont expliqué qu’il n’était plus possible d’apporter des réponses dans le cadre national aux problèmes rencontrés (le chômage, le progrès social, la croissance économique, la concurrence internationale, le développement des services publics...), et l’obligation de construire les réponses au niveau européen. Aujourd’hui est perçu avec acuité le fait que l’Union ne se déploie pas de manière à apporter les réponses espérées, mais bien dans le sens d’une exacerbation des difficultés.
Une crise à multiples composantes
Ainsi la crise est là, triple.
La première est nationale, de contestation de la dynamique supranationale de l’Union, dénoncée comme écrasant les identités nationales. Une réaction qui est exacerbée par la perspective de l’intégration de ce grand pays musulman qu’est la Turquie.
La seconde est sociale : le rejet du libéralisme, qui reste fort chez les salariés, nourrit légitimement l’opposition à une construction européenne qui fait corps avec celui-ci. Elle est riche d’une aspiration à une perspective européenne alternative.
La troisième est politique, au sens institutionnel du terme. Non seulement les centres de décision européens apparaissent accaparés par une bureaucratie opaque et proliférante, mais les gouvernements des grands pays, qui en fait conservent la maîtrise des choix politiques décisifs, sont bien incapables aujourd’hui de dire quel projet les guide. Entre un grand marché qui se constitue en fonction de ses seules lois et l’Europe puissance dont certains rêvent, quelle est la visée ?
L’option fédéraliste - l’instauration d’un gouvernement supranational - est condamnée par un élargissement sans limites assignables, incluant l’intégration de la Turquie. Et ce sans qu’apparaisse une claire perspective alternative assumée de manière cohérente, ce que n’est pas l’idée que l’extension signifie un accroissement de puissance qui fait sens.
Cette complexité rend possibles certaines conjugaisons : les angoisses sociales se combinant aux frustrations identitaires alimentent une montée des forces nationalistes et populistes, voire fascistes, dans bon nombre de pays, y compris les nouveaux entrants, comme en ont témoigné les récentes élections européennes. Toutes choses qui dessinent une Europe inquiétante.
A l’autre bout du spectre politique, la volonté de construire une mobilisation sociale pour affirmer une alternative au libéralisme peut se lier à une exigence démocratique, pour redonner aux peuples le pouvoir de décider quelle Europe ils veulent et quel avenir ils comptent construire. Cette Europe-là n’est pas un rêve, elle s’est manifestée ces dernières années dans la dynamique des forums sociaux, les euro-grèves et les euro-marches, le mouvement contre la guerre en Irak... Lui manque encore le projet cohérent, assumé politiquement, qui apporterait l’élan mobilisateur pour une politique progressiste et une Europe sociale et démocratique.
Pour le « NON » de gauche !
Le Parti socialiste n’avait donc pas tort, lors des récentes élections européennes, de préconiser « l’Europe sociale », c’est-à-dire une réorientation fondamentale. Comment peut-il à présent justifier le tête-à-queue qui est d’appeler à voter « oui » à la Constitution ? La seule raison n’en est-elle pas qu’un parti qui est guidé par l’ambition de gouverner dans le respect des cadres politique existants ne saurait remettre en question les réalités du libéralisme et de l’Union européenne, étroitement imbriquées ? Une victoire du « non » serait en effet susceptible de provoquer l’éclatement de cet ensemble.
Et c’est bien pourquoi il convient de militer pour une victoire du « non » !
L’adoption de la Constitution - cela a été dit et répété, sans que quiconque puisse le démentir - instaurerait le libéralisme en loi incontestable et irréversible de l’Union. Inversement, son échec confirmerait la volonté populaire de porter un coup d’arrêt à la politique qui sacrifie les intérêts des travailleurs et des peuples au profit capitaliste, et qui brade la démocratie. Et, dans le même mouvement, ce serait pour l’Union européenne, non le chaos dont on brandit la menace, mais une chance : l’obligation d’ouvrir, enfin, un débat démocratique de tous les peuples de l’Union quant au devenir de celle-ci. Ce serait la possibilité de rompre avec une construction bureaucratique et obtuse pour ouvrir la perspective d’une Europe sociale, démocratique et solidaire.