Le projet de manifeste commence par une analyse de la mondialisation et de la situation internationale. C’est un point départ indispensable pour pouvoir mettre l’accent sur l’ampleur de la mutation dans laquelle nous sommes entrés. La mondialisation libérale est un "stade" du capitalisme aussi différend des années d’expansion d’après-guerre (1950/1970) que celles-ci l’étaient de la période décrite par Hilferding, Hobson ou Lénine quand ils analysaient l’impérialisme. Cette mutation de grande ampleur du capitalisme porte sur différents domaines comme l’accroissement des échanges internationaux, l’importance prise par le capital financier ou la transformation profonde des entreprises. C’est ce dernier aspect qui est peut être le plus important pour la LCR. Le processus d’internationalisation de la production et d’externalisation de secteur de plus en plus important de la chaîne de fabrication transforme radicalement les conditions d’exercice de la lutte de classe. C’est évident pour des sociétés qui, comme Nike, Cisco ou aujourd’hui Alcatel, externalisent tous leurs centres de fabrication. Mais cette tendance touche toute l’économie, au Nord comme au Sud où l’on peut voir, comme à Mumbaï en Inde par exemple, les entreprises textiles qui regroupaient des milliers de salariés disparaître au profit d’une myriades de micro-ateliers qui se développent au sein même des bidonvilles.
Ces mutations interviennent alors que nous sommes à la fin d’une ère marquée par la prédominance des états nation. La première phase de mondialisation a pris fin dans les années 1880, entre la dissolution de la Ie Internationale et la création de la IIe. Il s’en est suivi plus d’un siècle pendant lequel la vie économique, sociale et politique s’est développée dans le cadre d’états qui concentraient l’essentiel des pouvoirs, ce qui a surdéterminé les luttes quotidiennes et le cadre stratégique dans lequel s’est inscrit le mouvement ouvrier.
Cet héritage pèse encore sur toute la gauche, mais l’insertion dans les luttes alter mondialistes peut donner quelques clés pour le dépasser.
Pour donner un éclairage sur le poids de cet héritage, on peut rappeler la formule de Karl Kautsky, au début du XXe siècle, quand on lui demande sa définition du socialisme : "l’administration des chemins de fer élevé à l’échelle de la société". Une formule en phase avec le déploiement de grands réseaux (télégraphe, téléphone, électricité) développés avec l’aide de l’état. Une formule auquel fait écho "le communisme, c’est les soviet plus l’électricité" d’un Lénine qui redécouvrait le Marx libertaire de "la guerre civile en France" mais qui restait marqué par la même vision implicite du socialisme. Pour mesurer l’ampleur du chemin parcouru, il est utile de relire Marx qui, critiquant le programme de Gotha qui considérait que l’on pourrait arriver au socialisme par le développement des coopératives aidées par l’état, ne prend pas pour cible principale les coopératives – considérées par l’essentiel des socialistes de l’époque comme le moyen de rompre avec le capitalisme – mais l’intervention de l’état qui, pour lui, ne peut rien apporter de bon...
Si l’on revient aux mouvements actuels et aux apports de l’altermondialisme, il peut être stimulant de voir que la rupture avec le capitalisme, telle qu’on peut la déceler dans les "visions implicites" des militants, s’envisage par 3 types de solutions :
- le recours à l’état, en particulier pour tout ce qui relève des services publics,
- le retour à ce qu’étaient les propositions dominantes à l’époque de la 1e Internationale, les coopératives ou la défense d’une propriété individuelle des moyens de productions opposée à celle du capitalisme industriel et financier ; c’est ce qu’ont apporté tant les tenants de l’économie solidaire que les militants paysans de "Via Campesina",
- une rupture avec la loi du profit qui prend appui sur le mouvement du logiciel libre et qui part de l’idée qu’il est possible de développer des "biens communs de l’humanité" sans aucune intervention de l’état ni planification centralisée. Un modèle qui s’étend aujourd’hui à d’autres domaines de la production intellectuelle comme les activités artistiques ou la gestion des découvertes scientifiques.
Tout cela ne fait pas un "modèle" cohérent et achevé, mais peut donner des éléments pour défendre la vision d’une rupture avec le capitalisme qui ne soit pas la simple extension des champs d’intervention de l’état.
Un autre apport des mouvements altermondialistes porte sur les outils de l’émancipation.
Le modèle du XXème siècle est celui dans lequel les organisations de masse – partis ou syndicats – étaient les outils irremplaçables de l’action militante et de l’émancipation des exploités et des opprimés.
Ce modèle est mis à mal par les pratiques actuelles qui voient les mouvements de masse se développer à une échelle considérables, mais sans pour autant s’accompagner d’une croissance des organisations, qu’elles soient traditionnelles ou plus récentes. Le dernier exemple en date est celui des mobilisations contre la guerre en Irak qui ont été l’occasion des mobilisations les plus importantes jamais organisées sur cette planète, mais sans que ne se structure un mouvement permanent d’ampleur.
Les raisons de ces évolutions sont l’objet de discussions multiples : montée de l’individualisme, crise des organisations verticales et de la délégation de pouvoir qui les caractérisent, interactions entre les formes prises par le capitalisme contemporain et les mouvements qui le conteste, etc. Il n’est peut être pas inutile de rappeler que ces notions de partis de masse et de syndicats de masse apparaissent en même temps que la croissance des états nations et qu’ils s’intègrent parfaitement dans les formes de représentation et de régulation cohérents avec cette phase.
La montée de nouvelles formes d’engagement où les réseaux, le fonctionnement au consensus, l’implication sous la forme de projets, prennent le pas sur l’engagement de long terme dans un parti ou un syndicat n’est pas sans poser problème. Le principal étant de réfléchir aux moyens de transmettre les expériences, de construire des références et de permettre la constitution d’une mémoire commune sans les organisations qui en étaient les véhicules naturels.
Mais pointer ces problèmes ne doit pas nous dispenser de prendre en compte ces évolutions, sinon nous risquons de défendre des modèles en partie dépassés. Un seul exemple : le rôle de la grève comme outil de la rupture et de l’émancipation. Elle fait partie de notre culture militante, héritée des leçons de la révolution russe de 1905, de l’acquis du syndicalisme révolutionnaire et des expériences de 1936 ou 1968, mais son pouvoir de blocage s’affaiblit dans les nouvelles formes du capitalisme. Il est frappant de constater que les derniers grands mouvements sociaux, 2003, ou même 1995, ont certes été portés par des secteurs en grèves, enseignants ou cheminots, mais que ceux-ci n’ont pas été l’index principal de ces luttes, celui-ci s’étant déplacé vers les manifestations qui – rappelons nous le "Jupéthon" – ont été le moyen pour la grande masse de s’exprimer et la mesure, pour les médias comme pour le gouvernement, de l’ampleur de la mobilisation. Cette montée des manifestations comme forme privilégiée de l’engagement et comme expression des rapports de force devrait – ce n’est qu’un exemple – être mis en avant et valorisée.
A propos des formes de lutte, toute une série d’exemple peuvent être tirée des mouvements les plus récents.
La transformation des entreprises rend plus difficile les luttes traditionnelles, basée sur la grève et l’expression des rapports de force dans un cadre national. En revanche, de nouvelles formes de lutte émergent, comme les alliances internationales entre syndicats du sud et du nord et syndicats, ONG et mouvements de jeunes pour mettre en cause les pratiques sociales des multinationales et des chaînes de sous-traitants, comme l’ont montré les multiples campagnes contre Nike ou Gap, ou – pour prendre un exemple français – contre les pratiques de Total en Birmanie. Les luttes des salariés de Lu ou de MacDo ? sont des exemples de cas où les formes ’traditionnelles’ (la grève) se sont combinées avec des alliances caractéristiques de ces nouvelles pratiques militantes (appel au boycott, constitution de fronts larges, etc.).
Les transformations des formes de l’engagement se combine avec la crise des formes de représentation traditionnelles.
Pour rester court, il s’agit de la crise du modèle du vote majoritaire et de l’élection de représentants au profit du fonctionnement en réseau et des prises de décision au consensus. Ces "nouvelles" formes posent toute une série de problèmes qu’il serait trop long de développer ici, mais si elles se développent c’est tout à la fois parce qu’elles sont cohérentes tant avec les nouvelles formes du capitalisme qu’avec celles des mouvements de contestation que parce qu’elles offrent des espaces de liberté et d’autonomie beaucoup plus importantes que les formes traditionnelles de représentation. Sans développer plus ici, il faudrait penser des modèles combinés, intégrant ces nouvelles pratiques démocratiques dans un système où elles coexisteraient avec le vote majoritaire et l’élection de représentants.
Notons aussi –sans pouvoir là non plus le développer suffisamment - que la fin de l’ère dominée par les états nations se conjugue avec la remise en cause de notions qui lui sont antérieures. Beaucoup des catégories et définitions de la modernité entrent en crise aujourd’hui. Des définitions - peuples, nations, intérêt général, démocratie basée sur le vote majoritaire et l’élection de représentants – qui prennent forme au XVIIIe mais qui, après la révolution de 1789, ne s’imposent en Europe qu’à la fin du XIXe, au moment où s’instaure la prédominance des états nations. Une remise en cause qui affecte aussi les visions stratégiques qui ont été celles de ce long XXe siècle. Celles-ci ont été surdéterminées par l’apport de Clausewitz et la recherche de la "bataille décisive", en gommant l’apport d’autres écoles stratégiques, qui insistaient sur les stratégies indirectes, les stratégies du "faible au faible".
La mondialisation transforme le rôle des états et remodèle le monde dans un processus d’intégration/désintégration. Des espaces mondes sont en voie de constitution (y compris celui des mouvements sociaux autour du FSM), en même temps que prolifèrent les zones hors contrôle, ou sous faible contrôle. Dans le même temps les limites de l’ordre westphalien basé sur la primauté absolue des états, seuls sources et objets du droit international, ne cessent d’être questionnées parce qu’il est inadéquat à contrôler le développement et les activités des firmes multinationales comme par des aspirations et exigences apparues il y a quelques décennies (droits de l’homme, questions environnementales, etc.).
Là aussi, il faudrait penser des stratégies combinées ou complémentaires entre ce que nous enseignent les expériences révolutionnaires européennes du siècle dernier et l’ouverture de nouveaux espaces stratégiques, dans les zones délaissées par le contrôle des centres du capitalisme comme à l’échelle internationale, en explorant, dans ces différents cas, les possibilités ouvertes par les stratégies indirectes.
Ainsi si l’on peut comprendre les revendications allant dans le sens d’une égalité des droits, il serait paradoxal d’exiger un retour de l’état dans les zones délaissées plutôt que de mettre en avant des stratégies d’autonomie qui pourraient inclure des expériences d’économies solidaires et qui s’inscriraient dans une perspective plus générale de remise en cause de l’hégémonie du capitalisme mondialisé.
Au niveau international, des expériences récentes, comme celle de l’accord international d’interdiction des mines anti-personnel, sont intéressantes parce qu’elles permettent de sortir de la tension traditionnelle entre stratégies nationales et l’exigence d’une "gouvernance mondiale" qui se conclue en général par des projets de réforme très limités des institutions internationales. Dans l’exemple précis, cet accord, qui est en train de s’imposer partout, a été possible grâce à l’action d’ONGs internationales qui ont passé un accord avec des petits pays affectés par ces mines (Cambodge) et qui ont réussi à obtenir la signature d’un accord international contre la volonté de la Russie et surtout des Etats-Unis. Des stratégies indirectes du même type pourraient s’envisager dans de nombreux domaines, taxation des capitaux, contrôle des multinationales, etc.
Ces quelques réflexions sont loin d’être achevées et elles sont méritent à coup sur de nombreuses corrections. Mais, si elles pouvaient aider à ce que les discussions autour du Manifeste portent sur le changement de cadre qui découle de la phase actuelle de mondialisation, elles ne seraient pas totalement inutiles.