« On observe ainsi sur la scène internationale un curieux mélange de respect – et de soumission – devant la puissance de l’Amérique, et d’exaspération sporadique à l’égard de ses prescriptions, associée à une certaine incompréhension de ses objectifs à long terme. » Henry Kissinger, La Nouvelle puissance américaine.
Lorsque tomba le Mur de Berlin, le monde comprit qu’un tournant historique s’opérait. Et quand suivit l’effondrement de l’URSS, chacun fut conscient qu’il convenait d’enregistrer un changement de siècle. Le « court vingtième siècle », selon la pertinente formule d’Eric Hobsbawm, était clos.
Hormis quelques illusions, qui n’allaient pas tarder à être dissipées, quant à un possible « nouvel ordre mondial », la conscience collective de l’humanité témoigna d’une incontestable lucidité : la fin du monde bipolaire marquait l’entrée dans une nouvelle donne mondiale, voire une nouvelle époque, et tout était à reconsidérer. Aucune hésitation, nul doute n’accompagna ce jugement. Les désaccords ne venaient qu’ensuite, touchant aux espoirs des uns et aux craintes des autres sur ce que promettait ce XXIe siècle né prématurément...
Quel contraste avec l’actuelle situation ! Le 11 septembre 2001 a représenté un événement spectaculaire, mais la guerre d’Irak venant s’y adjoindre sa signification reste opaque. Les deux événements représentent incontestablement un nouveau bouleversement de longue portée, mais le lien entre l’un et l’autre est problématique et objet de polémique : le premier est-il la cause du second, ou ne fut-il qu’un prétexte ? Le second compense-t-il le premier, une Amérique agressive effaçant l’image d’une Amérique blessée, ou bien le 11 septembre a-t-il allumé une mèche qui annonce de nouvelles catastrophes, les États-Unis se voyant piégés par un adversaire insaisissable ?
La confusion la plus grande règne dès qu’on aborde ces questions et qu’on cherche, aujourd’hui, à cerner l’état du monde. Au cœur du problème : la difficulté à appréhender la puissance américaine, ses atouts, ses limites. Des analyses parfaitement contradictoires se confrontent, réfractant le plus souvent les oppositions entre des analyses venues des États-Unis eux-mêmes.
Raison pour laquelle jamais des élections américaines n’ont suscité une telle attention de la part du monde entier. Une passion qui ne saurait s’expliquer par l’intérêt des campagnes menées, ou par l’enthousiasme provoqué par les candidats, mais parce que l’avenir du monde est apparu pour une grande part suspendu à la question : Où vont les États-Unis ? [1]
Le terme Empire est à la mode, mêlant les séductions des anachronismes qu’autorise la science-fiction aux évitements du concept d’impérialisme. Mais il prête à théorisations contradictoires : si Emmanuel Todd propose d’y lire le « déclin » des Etats-Unis [2], Alexander Adler en fait prétexte à louanges de l’Amérique [3]. Mais le terme a surtout été valorisé par Antonio Negri et Michael Hardt [4]. Contre la vision qui résulte de la thèse de ces derniers — un empire qui serait une sorte de condensation politique d’un système capitaliste mondial intégré, dans lequel se fondraient les États-Nations —, on est plutôt tenté de voir dans les États-Unis un État hypertrophié, une méga nation, dont l’excès de puissance génère une politique aventureuse. Ce qui fait que le jeu (aux différents sens du mot) géostratégique se trouve largement ouvert au regard du strict déterminisme capitaliste.
D’où une question obsédante quant à la démesure de la puissance étasunienne.
La nation globale
La notion d’hyperpuissance a été proposée par Hubert Védrine [5]. Il s’agit de marquer la différence avec celle de superpuissance : entre les États-Unis et les grandes puissances s’est creusé un écart absolu, qui donne à ceux-ci un statut sans précédent. Supériorité militaire, économique, idéologique (du fait de la victoire remportée au terme de la Guerre froide et par le leadership que leur assure le rôle de modèle du capitalisme occidental), culturelle (la domination du soft power), et politique (puisque tout à chacun s’accorde à leur reconnaître la direction des affaires du monde). Une supériorité telle qu’elle induit nécessairement une dynamique de domination du monde.
Anatol Lieven [6] explique à propos des néo-conservateurs américains : « Le projet de base et généralement accepté est la domination unilatérale du monde par une supériorité militaire absolue », tout en ajoutant, à la veille du déclenchement de la guerre : « Le plus surprenant, dans cette marche vers la guerre, c’est son caractère profondément téméraire ». On ne saurait mieux résumer le problème posé par la politique américaine.
À la différence d’un impérialisme classique, celle-ci apparaît moins comme l’imposition par conquête d’appétits prédateurs, que comme une universalisation des intérêts propres de la puissance dominante [7]. En ce sens les États-Unis se présentent comme la seule nation globale, déployant une puissance d’emblée mondialisée.
Il convient de noter que la notion d’hyperpuissance, proposée par Hubert Védrine, n’est pas nécessairement contradictoire avec la thèse du déclin des États-Unis telle que développée par Emmanuel Todd, même si celui-là considère que l’affaiblissement économique relatif des États-Unis est valorisé à l’excès par celui-ci. Hubert Védrine explique : « J’ai cherché à caractériser le moment actuel ; Emmanuel Todd veut augurer les renversements à venir en extrapolant quelques tendances selon lui déjà repérables. Il n’y a pas nécessairement contradiction. » [8]
Sans entrer dans les difficultés de la compréhension du modèle économique américain, on notera la formule de Jean-Luc Gréau [9] : « Les États-Unis d’aujourd’hui représentent bien un cas de figure nouveau dans l’histoire économique. » Cet auteur, qui récuse les analyses d’Emmanuel Todd quant au déclin de l’économie américaine, souligne combien le financement par le reste du monde des formidables déficits américains est profondément lié à la mondialisation. « L’absorption massive des ressources des autres pays, riches ou pauvres, par la première puissance économique mondiale, dont les décisions font loi au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, est un aboutissement particulièrement inattendu de la mondialisation des échanges commerciaux et financiers. »
Selon lui, si la Banque centrale américaine laisse s’envoler la surconsommation et le surendettement américains, c’est d’abord qu’elle est « obnubilée par son rôle de régulation des marchés financiers et de l’économie mondiale ». Ce qui renvoie au fait que cette même économie mondiale est profondément dépendante de la demande du marché américain. D’où le paradoxe, relevé par E. Todd, d’un « tribut prélevé par les États-Unis [...] sans contrainte politique ou militaire, par des voies libérales, spontanées ».
Un déclin économique relatif, si tant est qu’il soit établi, pourrait donc se révéler supportable par l’hyperpuissance, celle-ci étant en mesure de faire financer ses déficits abyssaux par les grands ensembles capitalistes, du fait même de son absolue puissance, symbolisée par le rôle du dollar comme monnaie internationale et de réserve.
Une réalité énigmatique qui est au cœur des interrogations sur le destin promis aux États-Unis (cf. dans ce même numéro l’article de Gérard Duménil et Dominique Lévy).
En revanche, la contradiction est complète entre la notion d’hyperpuissance et les options d’Alexandre Adler qui, sans recourir en rien à la notion de déclin, considère que la diminution relative du poids de l’économie américaine dans l’ensemble de l’économie mondiale est un argument pour écarter toute crainte quant à la puissance américaine. Il défend un triple postulat : les États-Unis sont un modèle démocratique, leur politique n’est en rien expansionniste, ses actions militaires sont défensives et constituent des réactions légitimes à l’agression subie le 11 septembre. Jamais avare en jugements péremptoires, Adler décrète qu’il n’y a pas d’impérialisme américain : « L’Amérique n’a pas été, n’est pas, ne deviendra pas un Empire. » Selon lui les limites de l’économie des États-Unis et de leurs moyens militaires permettent de pronostiquer un repli à venir de leur part, l’avenir du monde étant à la juxtaposition de grands ensembles continentaux. Adler rêve une puissance idéale, qui ne profiterait pas de sa puissance.
Un enjeu politique majeur
On voit que la confrontation de ces diverses thèses — qui font très largement écho à des débats se déroulant aux États-Unis — renvoie moins à des divergences d’ordre analytique qu’à un enjeu politique majeur : la politique actuelle des États-Unis est-elle jugée légitime, parce que garantissant un ordre mondial fragile et menacé de chaos, ou relève-t-elle d’un excès de puissance, qui menace la paix et les intérêts des autres nations ?
Le contraste est saisissant entre la timidité européenne pour aborder ce problème et la brutalité avec laquelle les théoriciens conservateurs américains le prennent à bras le corps. Ainsi de Robert Kagan qui explique : « L’actuel problème transatlantique n’est pas un problème lié à George Bush. C’est un problème de pouvoir. La force américaine a engendré une propension à se servir de cette force. La faiblesse européenne a produit une aversion parfaitement compréhensible à l’emploi de la puissance militaire. » [10]
La réflexion et le débat paraissent en effet bridés en France par une double auto-censure. D’un côté, un anti-impérialisme schématique conduit souvent à considérer que le cours belliciste des États-Unis, et en particulier l’agression contre l’Irak, représente l’expression directe et quasi mécanique des besoins du capitalisme américain : le néo-libéralisme exigerait la guerre comme le capitalisme porte la crise. Une compréhension qui trouve un écho dans l’évidence largement partagée par l’opinion publique que le pétrole est l’explication dernière et unique des agissements américains.
D’un autre côté, l’accusation d’antiaméricanisme (primaire ou non) développée à satiété qui exerce un véritable effet d’intimidation, ce qui conduit à figer le travail de connaissance des États-Unis, et en retour peut alimenter les clichés les plus simplistes, y compris en effet antiaméricains.
Sur ce point, on ne peut que suivre Hubert Védrine dans sa dénonciation des diverses formes de « l’inhibition française à réfléchir sur les États-Unis » : « Comme si regard critique et libre analyse, au moment où ils deviennent le plus nécessaire face à une Amérique nouvelle vraiment différente, étaient réservés aux seuls Américains, lesquels, malgré l’actuelle vague patriotique et nationaliste, ne se l’interdisent pas. » [11]
Il est en effet remarquable que ce soit sous des plumes américaines qu’on trouve les jugements les plus acérés contre Bush, et les inquiétudes les plus fortes quant à la question de savoir où le monde va se trouver mené par la politique des néo-conservateurs. On ne peut de ce point de vue que conseiller la lecture des tribunes de Paul Krugman [12], publiées dans le New York Times [13]. Ce professeur d’économie, qui n’est en rien un anticapitaliste - il se réclame d’un « keynésianisme libéralisé » - porte des charges contre la Maison-Blanche et les républicains autrement plus virulentes que tout ce qu’on ose dire de ce côté-ci de l’Atlantique. Une approche proprement politique qui, de ce fait, met en lumière des données qui échappent aux grilles de lecture trop schématiques. Ainsi, pour Paul Krugman, le vrai moteur de la politique de Bush est la baisse des impôts, c’est-à-dire la volonté de privilégier systématiquement et de manière éhontée les intérêts d’une infime minorité de riches. [14] Une politique qu’il qualifie de classe [15], et on ne peut plus brutale, la guerre apparaissant d’abord comme un moyen de la masquer et de la continuer. En effet, loin d’être stoppée, elle s’est poursuivie : l’augmentation faramineuse des dépenses militaires s’accompagne d’une baisse continue des impôts directs sur le revenu des plus riches et de l’impôt sur les sociétés, diminuant de manière drastique les ressources fiscales de l’État.
D’où un jugement définitif sur l’équipe Bush : « Or, ceux qui gouvernent aujourd’hui l’Amérique ne sont pas des conservateurs. Ce sont des révolutionnaires, qui veulent détruire le système social et économique actuel, et la crise budgétaire qu’ils nous préparent va leur donner le prétexte dont ils ont besoin. » [16]
Il faut admettre que, malgré certaines polémiques franco-américaines, la vraie ligne de clivage qui s’est instaurée partage et les États-Unis et l’Union européenne. La réélection de Bush le confirme : une partie de la société américaine, minoritaire, est en grande proximité avec l’opinion majoritaire des Européens [17] . Mais, inversement, on voit bien que le modèle néo-conservateur américain fait école en Europe, et que le succès de Bush va accroître la fascination de certains politiques pour celui-ci.
Une raison de plus, s’il en était besoin, de s’interroger sur cette même politique américaine.
Les inconnues de la politique américaine
Si quelques analystes, adoptant le discours de l’Administration Bush, considèrent que la politique américaine est défensive, on s’accorde en général à considérer que cette politique relève d’une affirmation brutale de puissance, une démonstration de force. Richard Clarke écrit : « Après l’attentat, son premier réflexe [de Bush] a, naturellement, été de riposter. Mais son mode de pensée se résumait à la fameuse déclaration “vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous”, et à sa préoccupation initiale et clairement affirmée de se servir de l’Irak pour faire une démonstration de la puissance américaine. Je doute que quiconque ait jamais pu lui faire comprendre qu’attaquer l’Irak allait en réalité porter atteinte à la sécurité des États-Unis et accroître l’influence du mouvement islamique radical dans son ensemble. » [18]
En langage diplomatique, on parle d’unilatéralisme, c’est-à-dire une politique de défense des intérêts des États-Unis qui ne s’encombre ni de concertation avec les alliés les plus proches, ni de précautions à l’égard de l’ONU. On peut y voir une tendance de fond répondant à la nécessité de s’appuyer sur une supériorité militaire absolue pour, selon certains, compenser un affaiblissement sur le plan économique, et selon d’autres afin d’empêcher l’émergence de tout concurrent potentiel, par exemple l’Union européenne ou la Chine [19].
Dans les écrits américains, personne ne paraît douter que la programmation d’une guerre, visant l’Irak, était étudiée par la Maison-Blanche bien antérieurement au 11 septembre. Ce cours belliciste était inscrit dans l’agenda présidentiel de Bush dès son élection, tandis que dans le même mouvement était nouée une alliance étroite avec le Likoud d’Ariel Sharon.
Le choc du 11 septembre - une société américaine, horrifiée, découvrant sa vulnérabilité face à un monde empli de haine à son encontre - allait précipiter et légitimer ce projet guerrier. Il ne restait plus à Bush, métamorphosé en général en chef [20], qu’à s’appuyer sur le patriotisme américain pour appeler à la grande croisade contre les forces du mal.
Comment expliquer que la solidarité occidentale autour des États-Unis, sans faille au lendemain du 11 septembre, allait rapidement se lézarder pour laisser libre cours aux doutes et aux oppositions ? Alors que la guerre contre l’Afghanistan des Talibans a pu paraître une réponse adaptée au 11 septembre, celle contre l’Irak, Ben Laden cédant à Saddam Hussein la place d’ennemi public numéro un, a été perçue comme un détournement du combat contre le terrorisme, une guerre d’agression aux motivations opaques et dont les risques ont immédiatement été jugés considérables.
Le piétinement des règles du droit international, la théorisation de la « guerre préventive », la rhétorique manichéenne du combat entre le bien et le mal sont autant d’éléments qui conduisent à construire une politique réduite à l’opposition binaire ami/ennemi. A. Lieven y voit la résurgence du schème ancré par la guerre froide : « La guerre froide a conduit à la création aux États-Unis de structures gouvernementales, économiques et intellectuelles, qui ne sauraient survivre que si l’on croit à l’existence de puissants ennemis de la nation - pas seulement des terroristes, mais aussi des États ennemis. Aussi, dans leurs analyses et leur propagande, engendrent-ils d’instinct l’image d’ennemi qui leur est nécessaire. Une fois encore, cependant, il serait peu sage d’y voir un processus conscient. Car la guerre froide a aussi perpétué, encouragé et légitimé aux États-Unis un très vieux discours de haine nationaliste, ostensiblement dirigé contre les communistes et leurs alliés, mais habituellement très fortement coloré de chauvinisme ethnique. » [21]
Mais le terrorisme n’étant pas le communisme, ni l’Irak l’URSS, c’est bien d’un dérapage qu’il s’agit. Les critiques issues du sein même des sphères dirigeantes américaines portent sur le constat que le détournement de la guerre de l’Afghanistan vers l’Irak s’est fait au détriment de la lutte contre le terrorisme : absence d’efficacité dans la traque de Ben Laden, manque de moyens adaptés en termes de renseignement et de sécurité par rapport à la menace effective de nouveaux attentats... Au-delà, c’est la confusion de la vision stratégique d’ensemble qui apparaît spectaculairement : d’un côté, la Corée est autorisée à adresser aux États-Unis un pied de nez nucléaire, l’Arabie saoudite et le Pakistan, dont les connivences avec Al-Qaida sont dénoncées, restent catalogués dans la catégorie « amis », de l’autre, les Palestiniens sont livrés à la vindicte des ultras israéliens, et se trouve diabolisé l’Irak, dont tout montre que, ne représentant pas même une menace réelle pour Israël, il ne saurait en rien porter ombrage aux États-Unis.
D’où le constat d’un hiatus énorme entre, d’une part, une détermination du gouvernement américain d’engager cette guerre contre l’Irak, et d’autre part une impossibilité d’obtenir une explication sur ses motivations réelles. Les raisons officielles - les armes de destruction massive, les complicités entre Saddam Hussein et Al-Qaida, le désir de débarrasser le monde d’un odieux dictateur... - sont vite apparues comme, non pas même des prétextes, mais de purs mensonges, et ceux qui les relayaient, tel Tony Blair, comme étant eux-mêmes des menteurs. Quant aux explications avancées par les divers analystes, elles présentent cette caractéristique de toutes receler un grain de vérité, sans qu’aucune soit à elle seule satisfaisante. Hubert Védrine explique [22] : « Cette vision (la vision stratégique américaine concernant la Moyen-Orient) était présente dès l’élection de George Bush. Dans les nombreuses explications de la guerre américaine en Irak, on ne peut pas trier ni hiérarchiser. Mais elles vont toutes dans le même sens et, à un moment donné, elles se sont nouées. » Et Hubert Védrine de citer : l’élément pétrolier, « finir le job » engagé par Bush père, la volonté des groupes pro israéliens de stopper la puissance montante de tout pays arabe, le rêve du remodelage de la région, la croyance dans la « mission » américaine de propagation de la démocratie... Pour sa part, Richard Clarke cite un ensemble de raisons qui recoupent assez précisément celles-ci, précisant : « Je crois que toutes ces motivations ont compté. La plupart reflètent une inquiétude quant à la stabilité à long terme du régime saoudien » [23].
On est donc en droit de considérer que cette guerre est le produit d’un enchevêtrement de raisons diverses, qui ne s’excluent pas les unes les autres, sans non plus être congruentes entre elles. D’où, sans doute, le caractère aventuriste de l’entreprise.
Si, par exemple, l’objectif stratégique est la mainmise sur les ressources pétrolières de l’Irak, et au-delà le contrôle de l’ensemble de la région, le choix de dissoudre l’armée irakienne et de désintégrer l’État irakien une fois le régime balayé, ne saurait se comprendre, comme l’explique Gilbert Achcar, que comme une magistrale erreur.
Quant au grand projet de réorganisation de l’ensemble de l’arc régional arabo-musulman, du Maroc à l’Afghanistan, à partir de l’établissement d’un Irak « moderne » et « démocratique » sous l’autorité américaine, on voit encore très mal quel rapport il peut présenter avec la réalité.
Une réalité qui, au contraire, paraît déstabilisée et porteuse des plus dramatiques menaces. Si l’Occident apparaît aux yeux du monde arabe sous les seuls visages de l’agression américaine en Irak et de la persécution des Palestiniens dans les territoires occupés, tandis qu’au nom de la lutte contre le terrorisme les libertés démocratiques sont bafouées (Patriot Act, traitement dans les prisons américaines des prisonniers arabes...) et que tout musulman risque de se voir considérer comme suspect, il est clair que l’avenir du monde est sombre. On peut à loisir décrier la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, l’accusant de pronostiquer sinon souhaiter ce qu’il convient, en effet, de prévenir. Reste qu’il faut bien constater que ne manquent pas les leaders qui, à l’instar de Bush et Ben Laden, entretiennent les politiques et discours qui conduisent aux yeux des masses à crédibiliser cette perspective effrayante.
Du côté de la France et de l’Union européenne Les politiques suivies par le Royaume Uni et par la France face à la guerre contre l’Irak sont significatives du choix devant lequel les alliés des États-Unis se sont trouvés placés : soit l’alignement, en tentant de peser sur les choix de Washington, soit la prise de distance, au risque de se voir mis au banc d’infamie.
Les analyses d’Hubert Védrine, qui n’est plus en charge de la diplomatie française après l’avoir longtemps été, sont intéressantes en ce qu’elles montrent la continuité qui existe en la matière, de Mitterrand à Chirac, et de lui-même à de Villepin, entre les différents gouvernements. Elles éclairent ce qu’en sont les déterminants fondamentaux, autour de la règle « alliés, pas alignés ». La conception française est de considérer que l’Union européenne n’a de sens que par une affirmation propre au plan international. Les divisions apparues alors entre les deux principales puissances militaires, le Royaume-Uni et la France, et la scission entre, d’une part, la France et l’Allemagne, et, d’autre part, presque toutes les autres nations, notamment les pays de l’Est nouveaux entrants dans l’Union, ont montré les étroites limites du projet d’une « Europe puissance ». C’est en fait un axe franco-allemand qui a mené l’opposition au bellicisme anglo-saxon. Hubert Védrine préconise un monde multipolaire, qui verrait l’affirmation, à côté des États-Unis, d’autres centres de puissance : l’Union européenne, la Russie, la Chine, l’Inde, le Japon... Une perspective qui se concrétise dans la proposition d’un élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU, avec l’entrée, outre les pays de la liste précédente non encore membres, d’un grand pays africain, d’un grand pays latino-américain et d’un grand pays arabe.
Il faut ajouter qu’à l’optimisme modéré d’Hubert Védrine quant à la possibilité d’avancer sur cette voie, s’ajoute une critique acerbe de la vision angélique - concernant les droits de l’homme comme devant guider le monde - qui lui paraît être dominante dans la conscience européenne actuelle.
La question, conflictuelle, de la relation transatlantique, donc l’appréciation du devenir des États-Unis, est bien au cœur du projet de construction de l’Union européenne.
Retour sur le 11 septembre
Il n’y a plus grand mystère quant à l’impact des attentats du 11 septembre sur les États-Unis. D’une part, un traumatisme profond pour une conscience américaine bouleversée. D’autre part, sa rapide exploitation par le pouvoir néo-conservateur pour concrétiser une guerre contre l’Irak ardemment voulue, le choc émotionnel permettant de faire accepter à l’opinion la désignation arbitraire d’un adversaire à écraser. Dans son livre, Richard Clarke en donne un témoignage direct à propos d’une réunion au plus haut niveau immédiatement après les attentats : « Au début, je me demande, incrédule, pourquoi nous discutons d’autre chose que de la traque d’Al-Qaida. Puis je me rends compte - et le constat m’est presque douloureux - que Rumsfeld et Wolfowitz vont tirer parti de cette tragédie nationale pour imposer leurs visées sur l’Irak. » [24] Cette manière d’utiliser l’événement fut si grossière qu’elle en est venue à alimenter certaines visions paranoïaques expliquant le 11 septembre comme une pure manipulation. Ce qui revient à escamoter l’autre face de l’événement : la décision et la maîtrise par Al-Qaida de cette agression criminelle contre les États-Unis. Or, du côté des commanditaires, l’énigme reste entière de savoir si le scénario incluait ou non les conséquences qu’elle allait provoquer. Leur acte a-t-il signé leur perte, faute d’avoir mesuré les capacités de riposte américaine, ou au contraire intégrait-il les réactions qu’il visait à provoquer ? On suivra sur ce point Jonathan Randal lorsqu’il écrit : « Il est encore trop tôt pour dresser un bilan définitif de l’action de Ben Laden et de l’islam djihadiste. Mais on peut déjà affirmer qu’ils ont bouleversé la société américaine autant, sinon plus, que les autres pays étrangers. Il règne en Amérique un climat d’anxiété confinant à la paranoïa. Le Patriot Act et les limitations qu’il imposait aux libertés civiles, les marques d’hostilité envers les immigrants suspects, qui virent souvent se prolonger leur période de mise au secret après le 11 septembre, et l’obsession sécuritaire dominante au sein d’une société qui se targuait d’être la plus ouverte au monde - autant d’éléments à mettre au compte de Ben Laden. » [25]
C’est dans ce contexte que la réélection de Bush revêt une grande importance, lourde de conséquences pour l’avenir : sa politique de mensonge et de manipulation s’en trouve légitimée, et l’équipe dirigeante se voit encouragée à poursuivre et aggraver sa politique.
Paul Krugman souligne deux paradoxes qui doivent retenir l’attention. Le premier est que, contre toute loi en la matière, Bush engage son pays dans ce qu’il appelle une guerre, tout en menant une politique qui divise la société américaine comme elle ne l’a jamais été : division sur la politique internationale, et peut-être plus encore quant à la politique antisociale menée avec une égale brutalité par l’Administration républicaine [26]. Le second est qu’après avoir envahi l’Irak pour faire une démonstration de force, il n’est pas question de s’en retirer, sous peine de faire montre de faiblesse : « Amère ironie de l’Histoire, commente-t-il : l’un des vrais motifs de l’invasion de l’Irak était de montrer au monde notre puissance. Et on nous explique à présent que nous ne pouvons pas partir car cela démontrerait notre faiblesse ! C’est dire à quel point l’affaire a mal tourné. » [27] Une « affaire » d’autant plus sinistre que, du côté Bush, comme du côté Ben Laden, on entend bien la définir comme une guerre, sinon une croisade ou un djihad. Face à ce choc des barbaries, les peuples et leurs mobilisations contre la guerre, pour la démocratie et la civilisation, sont confrontés à un défi : permettre au peuple américain d’impulser une politique différente de celle que les néo-conservateurs veulent lui imposer, ainsi qu’au monde.
F.S.