Entretien avec Alain Krivine

, par KRIVINE Alain

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  • Q - D’abord le diagnostic : êtes vous d’accord avec l’idée qu’il existe deux gauches, deux tempéraments à gauche, une gauche de gouvernement et une gauche critique : deux pôles autour desquels s’organisent les forces de gauche ?

A. K. — Oui. C’est un vocabulaire qu’on utilise depuis longtemps et qui se vérifie dans la pratique. Il y a bien une gauche de gouvernement, une gauche d’accompagnement qui depuis 1981 et son accession au pouvoir a accompagné une politique sociale libérale, ce qui se retrouve ailleurs en Europe au travers de l’évolution générale de la sociale-démocratie vers le social-libéralisme. Les partis communistes évoluent quant à eux vers la social-démocratie ; on assiste donc à un phénomène de mutation vers la droite de l’ensemble de la gauche.
Et puis il y a une autre gauche, une gauche de rupture ; elle n’est pas homogène mais elle se caractérise par une volonté de ne pas cogérer le social-libéralisme et de rompre avec la société libérale et la société capitaliste — deux notions qui ne représentent pas la même chose mais sont très liées.

  • Q - Avez-vous le sentiment que le fossé s’est creusé ? Vous évoquiez 1981... On évoque un durcissement qui se serait produit depuis une décennie. Est-ce votre perception ?

A. K. — Il s’est creusé car la gauche d’accompagnement incarnée par le PS s’est élargie avec le parti communiste — du moins sa direction. La présence du PC au gouvernement a éclairci son rôle qui était sous-jacent avant 1981. La participation du PC à l’expérience gouvernementale a donné plus de crédit au social-libéralisme, même si le PC s’en défend. D’ailleurs un des éléments de la crise d’identité du PC — qui va au-delà de la crise du stalinisme — est la participation de ce parti à un gouvernement social libéral.
Cette polarisation est d’autant plus évidente qu’au moment où on assiste à ce mouvement de glissement vers la droite de la gauche traditionnelle, il y a d’autres mouvements de radicalisation du mouvement social qui ne trouvent plus de débouchés politiques dans la gauche traditionnelle. Autant 1981 a été un espoir fantastique pour des millions de gens — espoir que nous ne partagions pas — qui ont cru dans l’accession de la gauche unie au pouvoir, autant depuis il y a eu une radicalisation d’une fraction d’un mouvement social qui se sent orphelin d’un débouché politique et qui ne se sent plus représenté par la gauche traditionnelle. Cette idée des deux gauches est donc de plus en plus pertinente.

  • Q — Auriez vous un exemple dans le programme du PS qui illustrerait sa dérive droitière ?

A. K. — Un exemple est souvent repris et jamais contesté : il y a eu plus de privatisations sous le gouvernement Jospin que sous les deux gouvernements de droite précédents, même si on assiste à un relatif retour de balancier dans le débat sur l’Europe aujourd’hui. Il ne faut pas oublier que le PS français et les autres partis socialistes étaient majoritaires en Europe : pour quel bilan ? Si le PS parle d’Europe sociale aujourd’hui, c’est qu’elle n’existe pas dans les faits.

  • Q — Quelle est votre analyse du 21 avril ? Vous a-t-il choqué ? Vous sentez vous co-auteurs de la défaite de Lionel Jospin ?

A. K. — Nous avons tous été choqués par le 21 avril, et il faut rappeler que personne ne s’y attendait. Par contre il faut faire attention aux chiffres car la différence s’est faite sur quelques milliers de voix. Ainsi si Chevènement ne s’était pas présenté, on aurait pas eu de « choc du second tout ». Ce fut un choc émotionnel fort, et il faut saluer la mobilisation des jeunes dans l’entre-deux tours, mais on n’a pas assisté à un chamboulement du rapport des forces politiques, car il s’agit d’une différence de quelques dizaines de milliers de voix.
C’est un reproche facile et quelque peu démagogique que de nous accuser d’être les responsables de la chute de Lionel Jospin. Nous avons eu une attitude cohérente. Nous étions contre l’expérience gouvernementale de Lionel Jospin, et il était logique que nous présentions aux élections un candidat contre lui. Le PS ferait mieux de se retourner vers ses alliés qui lui ont fait défaut. La candidature des radicaux et de Jean-Pierre Chevènement sont en grande partie responsables de la chute de Lionel Jospin car ils avaient partagé l’expérience. De ce point de vue, notre candidature a suscité bien moins d’étonnement.

  • Q - Comment expliquez-vous que les partis trotskistes n’arrivent pas à capitaliser en voix alors même qu’on assiste à un regain du mouvement social qui défend des idées que vous partagez ?

A. K. — Il y a d’abord eu une percée de l’extrême gauche. Nous avions toujours stagné autour de 1 % des voix, la percée s’est faite avec Arlette Laguiller aux présidentielles précédentes, et nous tournons aujourd’hui autour de 5% des voix. À la dernière présidentielle, l’extrême gauche a recueilli près de 3 millions de suffrages et 10% des voix avec les candidatures d’Arlette Laguiller et d’Olivier Besancenot.
Il y a eu une chute libre dont on n’a pas assez parlé qui est celle des législatives de 2002. Notre score n’a pas été bon aux dernières européennes même si aux régionales nous avions atteint les 5%. Un score qui ne nous satisfait pas mais qu’il ne faut pas comparer avec ce que la presse attendait de nous car on nous a annoncés à 12 % ou 15 % et le PS a joué sur ces pronostics en appelant au vote utile.
Si nous ne progressons plus et si nous baissons même aux européennes, c’est que nous n’avons pas été capables de sentir les conséquences sur le mouvement social de l’échec de la grande grève sur les retraites. Le climat social s’est beaucoup dégradé depuis et les déconvenues successives des différentes grèves ont laissé dans la conscience des gens un fort sentiment d’échec et la sensation d’avoir tout essayé et de n’avoir rien obtenu. C’est là une grande différence avec les grèves de l’hiver 1995 qui furent une victoire pour nous car Alain Juppé avait reculé avant de tomber.
Malgré les assauts réguliers de la droite et du patronat sur les conquêtes sociales et le droit du travail, on n’a pas vu la moindre victoire ouvrière dans les deux dernières années : le mouvement social est accablé.
La bataille s’est détournée alors sur le plan institutionnel où l’on est forcé de reconnaître que l’extrême gauche n’est pas crédible. Les gens ont souhaité faire tomber la droite par les élections et sur ce plan-là les partis de la gauche institutionnelle sont bien plus crédibles que nous. Même le PC qui est en pleine crise a encore près de 11 000 élus : c’est un vrai parti de gouvernement tout comme les verts.

  • Q - Quelles sont vos relations et quel jugement portez vous sur les organisations suivantes :
  • Q - ATTAC ?

A. K. — Ce n’est pas un parti mais un mouvement altermondialiste qui correspond aux nouvelles formes de radicalisation. Nous avons de bons rapports avec eux, nous participons aux débats et nous sommes présents en leur sein.

  • Q - AC ! ?

A. K. — Ils font partie des « nouveaux mouvements sociaux ». Nous les soutenons, nous avons aidé à leur création. C’est un mouvement très utile sur les chômeurs.

Q - La confédération paysanne ?

A. K. — Ils jouent un rôle éminemment positif dans le monde paysan et ont pu briser le monopole de la FNSEA. Notre participation est très modeste car nous avons peu de paysans à la Ligue, même si certains nous rejoignent. Nous avons de bons rapports avec eux.

  • Q - La Fondation Copernic ?

A . K. — Nous y participons. L’un des coordinateurs est un militant de la Ligue. Nous participons à son appel pour un « non » antilibéral à la Constitution européenne, avec les communistes, et des minorités au sein des Verts et du PS.

  • Q - La CGT ?

A. K. — La majorité de nos militants ouvriers est à la CGT. Nous sommes en désaccord profond avec l’orientation actuelle du bureau confédéral, notamment leur adhésion à la Confédération européenne des syndicats, ce qui dénote une orientation de plus en plus droitière et réformiste, voire opportuniste, symbolisée par leur refus actuel de prendre position sur le référendum constitutionnel.

  • Q - FO ?

A. K. — Nous avons très peu de militants en leur sein. FO a beaucoup pratiqué la collaboration de classe et a été dépassée par la CFDT ; ils apparaissent donc aujourd’hui comme plus à gauche.

  • Q - SUD ?

A. K. — Nous avons beaucoup de militants en leur sein, et nous avons participé à leur rupture d’avec la CFDT. Nous entretenons des rapports fraternels avec eux. C’est un des syndicats les plus intéressants aujourd’hui.

  • Q - Lutte ouvrière ?

A. K. — Nous sommes dans le même camp des révolutionnaires. C’est une organisation sœur avec laquelle nous avons des désaccords sur le fonctionnement mais qui n’empêchent pas d’aller aux élections ensemble, bien que la fusion ne soit pas à l’ordre du jour, sauf dans la perspective future de pouvoir créer un grand parti de gauche anticapitaliste.

  • Q - La stratégie d’alliance électorale avec LO va donc continuer ?

A. K. — Oui, mais sans exclusive. Nous travaillons avec ceux qui veulent bien s’associer à nous et jusqu’à présent seule LO l’a bien voulu.

  • Q - Pensez-vous que le Parti communiste et les Verts soient définitivement à ranger parmi la gauche de gouvernement ? Leur base va-t-elle les amener à évoluer et seront-ce des alliés potentiels dans l’avenir ?

A. K. — Difficile à dire. La trajectoire du Parti communiste me paraît déterminée. Ils sont dans un piège. Ils ne peuvent couper leur alliance avec le PS qui les maintient sous perfusion électorale — si le PS débranche, il ne restera plus grand chose. On assiste à sa mort biologique par vieillissement des cadres ; le PC n’est plus aujourd’hui un parti national, il reste implanté localement. Ils n’ont pas de stratégie de rechange à leur stratégie d’alliance avec le PS. Ils sont historiquement cuits, même s’il ne faut jamais enterrer définitivement un parti politique. S’ils n’ont fait que 3 % lors de la dernière présidentielle, ils bénéficient encore d’une implantation sociale très forte. Tant que nous ne serons pas une alternative crédible, le PC ne mourra pas.
Quant aux Verts, ils sont dans une configuration compliquée. Sur le plan social, ce sont fondamentalement des libéraux (comme COHN-BENDIT). Nous nous retrouvons avec eux dans les luttes sociétales (anti-racisme, sans-papiers...) mais sur le reste nous sommes assez divisés. Ils sont souvent à la droite du PC, et parfois à la droite du PS. Ils ne sont donc pas dans le mouvement ouvrier. Il ne faut pas sous-estimer la dimension écologique, ce qui a pu nous arriver, mais je ne pense pas qu’il y ait historiquement de place pour des partis verts. Prenez le mouvement de libération des femmes qui pose des vraies questions et dont les aspirations doivent être intégrées dans un programme : il s’agit là d’une dimension importante mais cela ne doit pas conduire à un parti de femmes. Il en va de même pour l’écologie qui est une dimension, mais ne doit pas être un parti. D’ailleurs on vote souvent pour les Verts pour ne pas avoir à voter pour les autres, et on retrouve au sein des partis verts toutes les autres tendances classiques : capitalistes et anticapitalistes... ce qui crée des tensions permanentes au sein de ces partis.

  • Q - Les relations entre le PS et la LCR sont-elles aussi mauvaises qu’on pourrait le croire ou bien y a-t-il des contacts entre dirigeants ?

A. K. — Les relations ont toujours été mauvaises car nous nous opposons à la sociale-démocratie. S’il n’est pas question de listes communes avec le PS au vu de leur programme, nous sommes favorables à des luttes communes contre un adversaire identifié. À chaque action, manifestation ou grève, nous nous adressons au PC et au PS, à toute la gauche.
Il y a certains contacts, au niveau individuel, notamment du fait qu’un grand nombre de dirigeants du PS sont des anciens de la Ligue — Julien Dray, Jean-Christophe Cambadélis, Henri Weber... Nous les rencontrons chaque fois qu’ils demandent à nous voir, ce qui arrive surtout lors des grands événements. Ils viennent aux renseignements car ils savent que l’extrême gauche est un phénomène durable en France et qu’ils doivent en tenir compte.
Il y a peu de rencontres officielles, car il n’est pas question d’un parti commun, ni de listes communes aux élections. Cela n’exclut pas les actions communes, comme sur le référendum constitutionnel où l’on se retrouve avec les minoritaires du PS.

  • Q - Vous devez bien vous sentir plus proches — moins éloignés — de certaines personnes ou de certains courants...

A. K. — Certes, mais les courants au PS ne sont souvent pas très programmatiques et ressemblent plus à des écuries pour certaines directions.

  • Q - Comment jugez-vous les esquisses de rapprochements électoraux sur le plan local entre la gauche de gouvernement et des mouvances associatives de la gauche critique (Motivé-e-s à Toulouse, George Frêche en Languedoc-Roussillon...)

A. K. — L’extrême gauche est un phénomène important qui fascine et qui fait peur à la fois. Si certains craignent la manipulation, d’autres essaient de tendre la main, comme ce fut le cas de George Frêche, même si dans ce cas précis les motivations étaient purement électoralistes.
Mais il y a cette tentative de créer un parti « à la gauche de la gauche », que certains souhaitent faire avec la LCR, et d’autres plus méfiants qui préfèrent travailler avec la gauche associative. Le PS s’intéresse à ces tentatives car il souhaite avoir un parti fort à sa gauche qui se désisterait systématiquement au second tour. D’ailleurs certains groupes « motivé-e-s » — pas ceux de Toulouse — ont reconnu avoir été fortement inspirés par les PS locaux.
À Toulouse, nous avions suivi de près l’expérience des Motivé-e-s avec lesquels nous avions des liens — nous avons sorti le disque du groupe Zebda — mais ceux-ci ont tout perdu entre les deux tours puisqu’ils n’ont rien obtenu et ont fait de trop grandes concessions.
Nous observons ces expériences de laboratoire, que nous pensons éphémères même si sur le plan es idées il y a de la place en France pour un parti « à la gauche de la gauche »

  • Q - Certains au sein de la Ligue ont souhaité des alliances, avec le PC notamment pour les élections européennes de 1999.

A. K. — Personne ne propose de rallier la gauche gouvernementale. Certains demandaient que l’on continue à voter systématiquement pour la gauche aux seconds tours, voire de fusionner nos listes pour le second tour chaque fois que nous aurions atteint 5 %. Il y a des débats au sein de la Ligue et certains nous reprochent d’être trop sectaires vis-à-vis de la gauche de gouvernement, en disant qu’ainsi nous ne faisons pas avancer nos idées, qu’il y a un risque de marginalisation de la ligue.

  • Q - Vous avez suivi l’expérience du Cercle Ramulot ?

A. K. — Nous étions contre car nous pensions que cela n’était pas sérieux ou significatif. Nous sommes favorables à des rassemblements mais sur des bases claires, notamment le refus de la participation gouvernementale avec un PS qui conserve le même programme. Nos contacts avec les refondateurs communistes sont ainsi fréquents mais eux n’ont pas de position claire sur une participation gouvernementale.
C’était le problème du cercle Ramulot. Ils n’étaient pas clairement opposés à la participation gouvernementale ; il s’agissait de forces pas très importantes et le cercle a d’ailleurs quasiment disparu.

  • Q — Vos appels à l’unité (comme sur le cas EDF) ne sont-ils pas une inflexion par rapport à votre stratégie passée ?

A. K. — Les mouvements trotskistes ont toujours pratiqué le « front unique » dans le passé. C’est là une différence que nous avons avec LO qui refuse de s’allier avec des réformistes sur certaines causes. Certains au sein de la Ligue y sont également opposés. Je suis pour ma part fermement partisan de ce type d’action qui fait avancer les luttes et il ne faut avoir ici un point de vue de boutique. Par exemple nous avons intérêt à la victoire du « non » à la Constitution européenne ou à la victoire d’une grève...

  • Q — Trouvez-vous que les clivages sur la Constitution européenne recoupent les clivages entre la gauche de gouvernement et la gauche critique ?

A. K. — Pas totalement même si sur le fond ce clivage se retrouve. Il y a cependant des considérations tactiques comme l’illustre le « non » de Laurent Fabius. Nous avons ainsi rédigé notre appel au « non » de façon à ce que ni les nationalistes de gauche ni les libéraux de gauche ne puissent s’y retrouver. Le retournement à 180 degrés de Laurent FABIUS est plus un « oui » à sa candidature à la présidentielle qu’un « non » à la Constitution européenne. J’ai ainsi fait un débat en juin avec Henri Weber qui alors défendait le « oui » alors qu’aujourd’hui il défend le « non ». Quant à Pervenche Bérès, elle était une des plus acharnées à défendre le projet Giscard. Plus il y aura de « non », mieux ce sera, mais je ne ferai pas la campagne avec eux. Nous sommes par contre plus à l’aise avec le programme Copernic qui nous paraît une bonne base unitaire.

P.-S.

Propos recueullis par Matias de Sainte Lorette.

Dialogue des gauches (site hors-ligne), [sans date].

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