René Amigues. – La recherche en didactique des disciplines a produit des résultats en matière de difficultés dans l’enseignement et l’apprentissage de contenus de savoirs particuliers. Est-ce que ces résultats peuvent contribuer à mieux comprendre les difficultés d’enseignement-apprentissage rencontrées en ZEP ?
Samuel Johsua. – Bien que je ne sois pas spécialiste à proprement parler des ZEP, je vais répondre en m’appuyant sur ce que les travaux de didactique ont montré en général sur les publics en difficulté. Je suis ici une formule que donne souvent Jean-Yves Rochex : les ZEP ne sont pas « un problème » du système éducatif, mais ils éclairent les problèmes du dit système. Hors ZEP existent aussi des « élèves en difficulté », et il est possible que des mécanismes comparables à ceux qui les « mettent en difficulté » se trouvent aussi en ZEP. Un nombre considérable de facteurs contribuent à mettre les élèves en difficulté : facteurs extérieurs à l’école, facteurs liés au fonctionnement des établissements, facteurs liés au fonctionnement des classes. Les didacticiens peuvent seulement apporter leur contribution à cette approche générale. Ils ont comme spécificité de « suivre le fil du rapports aux savoirs ». Ils étudient donc les aspects liés à ce rapport, et il faut rappeler immédiatement que cette approche n’est pas, le plus souvent, concurrentielle à d’autres. Il n’y a donc aucune prétention d’exhaustivité. Mais il est vrai qu’on a tendance à sous-estimer l’apport des résultats des travaux en didactique pour éclairer les problèmes de relation à l’étude et aux apprentissages.
Voici quelques exemples de grands types de questions qu’on peut soulever. Le premier domaine d’interrogation est celui de la maîtrise de techniques de bas niveau. La construction scolaire d’une discipline comporte un versant épistémologique, et ne peut relever seulement de l’arbitraire. Les concepts et méthodes qui lui sont propres se soutiennent les uns les autres, et sont souvent spécifiques de la discipline considérée. Mais à partir de l’enseignement primaire, et sans doute aussi au début du collège, on peut être à peu près certain que les moyens de maîtriser les disciplines débordent les frontières de la matière en question. Les disciplines ne contiennent jamais en elles-mêmes, surtout les disciplines scolaires, tous les moyens de maîtriser la discipline elle-même.
Quand on prend conscience de cela, la tendance la plus répandue consiste à penser que ce qui manque aux élèves qui sont en difficulté pour maîtriser les concepts spécifiques d’une discipline, ce sont des aspects méta conceptuels. Que les didacticiens appellent plutôt « méta didactiques ». Des catégories d’élèves ne disposeraient pas de modes de raisonnements suffisamment généraux pour bénéficier des apprentissages conceptuels spécifiques, et c’est ce qui les met en échec. On ne peut pas exclure cette possibilité, évidemment. Mais ça ne sert pas à grand chose car, comme on ne sait pas comment les leur faire acquérir ces méta-concepts, l’impasse est absolument totale. Ainsi, si une difficulté mathématique survient dans la résolution d’un exercice, on peut avoir tendance à juger que ce n’est pas cette difficulté qui est en cause, mais « la résolution de problèmes » en général. Au lieu de s’attaquer à l’aide spécifique à apporter à l’élève pour la difficulté donnée, on va tenter de s’en sortir « par le haut ». Mais les recherches ont amplement montré que ce qui distingue un « expert » d’un « novice » en la matière ne tient pas spécialement dans la plus grande maîtrise de processus très généraux. Mais que l’expertise est bien plutôt faite d’un mélange de grande expérience (j’ai déjà rencontré beaucoup de problèmes de ce genre), et de la disposition d’une base conceptuelle fournie et hautement hiérarchisée. Autrement dit, aider l’élève dans cet exercice, c’est (probablement) d’abord lever la difficulté mathématique qui le bloque.
La tendance à renoncer à cette aide au profit de « compétences » très générales est gravissime. Ce qui ne remet nullement en cause la bonne volonté des enseignants qui suivent les directives ministérielles et qui essaient vraiment de résoudre la difficulté, en faisant porter leur effort sur d’autres éléments que la difficulté mathématique présente hic et nunc. Par exemple, ils vont faire travailler les élèves sur la catégorisation, les manières de classer, le tri, et même au-delà, sur la motivation, qui n’est pas en elle même un mode de raisonnement, mais une attitude très générale... Mais comment peuvent-ils y arriver alors qu’on ne pas ce que c’est que classer, trier indépendamment d’un contenu spécifique.
Vous avez compris que je ne partage pas cette position. J’estime qu’au lieu de chercher la solution dans le « méta », il faut s’attacher à trouver des solutions par le bas, c’est-à-dire dans des techniques de bas niveau, que j’appelle les techniques hypodidactiques. J’avoue que cette façon de voir relève davantage d’une intuition que de résultats de recherche, mais il y a quand même quelques éléments que je peux citer à l’appui de mon propos. Par exemple, le calcul mental, qui repose sur des techniques mathématiques très particulières, comme l’a montré Chevallard, et que l’on a abandonnées, sont des techniques sous-estimées parce qu’elles apparaissent de bas niveau. Or, en algèbre, ces techniques sont fondamentales. Mais on a tendance à penser que les difficultés que rencontrent alors les élèves sont principalement d’ordre conceptuel. On peut concurremment penser que les difficultés ont aussi un lien avec une surcharge cognitive due au fait que les élèves ne maîtrisent pas suffisamment les techniques de base du calcul. À partir du moment où ces questions de calcul ne sont pas routinisées, le temps mis à régler ces questions-là empêche d’aborder les difficultés conceptuelles le cas échéant. Les difficultés conceptuelles existent pour toutes les catégories d’élèves dès que l’on aborde le calcul algébrique. Mais beaucoup d’élèves ne parvenant pas à calculer avec des techniques plus basiques ne sont même pas, en fait, confrontés à ces difficultés conceptuelles.
Un autre exemple intéressant parce qu’il déborde les disciplines constituées est celui du tableau à double entrée, utilisé aussi bien à l’école primaire qu’au début du collège. De nombreuses disciplines recourent à cette technique. C’est une technique indispensable, qui est supposée acquise à l’école élémentaire, et dont plus personne ne s’occupe au collège. Elle correspond bien à ce genre de technique « de bas niveau » dont je parle. Si elle n’est pas disponible au collège, aucune discipline ne s’estime en charge de l’enseigner spécifiquement. Ainsi, il existe à mon sens une dévalorisation de la dimension technique des apprentissages, alors même que ces apprentissages nécessitent de dominer un certain nombre de techniques « hypodidactiques » qu’il faut repérer et arriver à faire travailler par les élèves.
Ce que je viens d’expliquer est souvent pris comme un soutien à une vision passéiste, à un plaidoyer pour le retour au « lire, écrire, compter ». Ce n’est pas le cas. Beaucoup de ces techniques sont porteuses de fondements conceptuels importants que la didactique explore d’ailleurs. Et qui peut ouvrir sur des pédagogies qui seraient tout sauf passéistes.
Martine Kherroubi. – Comment cette interrogation s’articule-t-elle avec une réflexion sur la forme scolaire et plus particulièrement sur les différences entre forme scolaire du primaire et forme scolaire du secondaire ?
S. J. – À partir du moment où l’on maintient l’objectif d’un collège unique jusqu’à 16 ans, la frontière primaire/secondaire doit être rediscutée. Elle est l’héritière de la division entre l’ordre primaire et l’ordre secondaire, qui a permis dans un premier temps aux enfants du peuple d’aller à l’école primaire. À partir du moment où la scolarité pour tous se prolonge dans le secondaire, il faut réinterroger cette frontière trop rigide entre les deux anciens ordres. Sur certains aspects, cela conduit effectivement à la primarisation du secondaire, et à la secondarisation du primaire.
Mais il faut savoir ce qui se cache derrière ces mots. Je conteste fortement l’idée qui consiste à dire que le primaire s’occupe des enfants et le secondaire des disciplines. Dans les deux cas, on s’occupe de l’étude des savoirs par des élèves. Les facteurs liés au maître unique et à la polyvalence sont beaucoup plus importants que cette division artificielle. Si l’on regarde les choses du point de vue de l’attention portée aux techniques hypodidactiques, il faut revenir sur l’expérience du primaire supérieur. Proportionnellement parlant, le moment où la massification de l’enseignement post primaire, de bas niveau, a été la plus importante et avec le plus gros succès, a été le moment du primaire supérieur. Alors évidemment, comme le niveau était bas, on n’arrivait pas bien haut, mais c’est le moment où le pourcentage de la massification a été plus élevé, plus que dans le cas du collège unique des années 70-75. Cette voie d’accès représente une véritable réussite. Elle a été, pour les populations scolarisées de la sorte, surtout dans la dernière partie du primaire supérieur, avec les cours complémentaires, par exemple, une voie de promotion sociale extrêmement importante pour des élèves issus des couches populaires.
Je pense donc, avec d’autres, que l’on aurait intérêt à se pencher davantage sur cette période pour savoir comment cela a été possible. Plusieurs types d’explications sont à envisager. D’abord, il ne faut pas surévaluer cet effet, en négligeant qu’il s’agit là de la période des 30 glorieuses. L’école y jouait encore un rôle d’ascenseur social évident, et les déchirures du tissu social n’avaient rien de comparable à maintenant. Ensuite les catégories sociales très majoritairement concernées étaient les couches moyennes inférieures et le sommet du prolétariat alors que les élèves les plus en difficulté aujourd’hui proviennent majoritairement de milieux sociaux beaucoup plus défavorisés. On ne sait pas si c’est comparable à travers les époques. Mais on peut quand même le supposer si l’on suit Claude Lelièvre, historien de l’éducation, qui avance une théorie selon laquelle, quel que soit le niveau où l’on se situe, il existe une « frontière éducative », si bien que les problèmes rencontrés autour de cette frontière sont à peu près les mêmes où qu’on se situe à l’intérieur de cette frontière. Lorsqu’on est passé de 2 % à 6 % pour l’enseignement secondaire, il repère des difficultés très proches de celles qui sont rencontrées aujourd’hui (violence, rejet de l’institution, par exemple). Pourtant l’accroissement numérique n’était dans l’absolu pas si important. Il est donc utile d’analyser comment, dans le primaire supérieur, on a réussi la croissance de la scolarisation. À mon avis, l’important dans ce succès n’est pas « l’attention apportée à l’élève en tant qu’enfant », mais l’attention extrêmement forte portée à l’organisation des conditions de l’étude et aux techniques de bas niveau. Ce sont bien ces deux caractéristiques qui furent contestées par la suite par les défenseurs de l’enseignement secondaire plus classique, parce que la contrepartie de ces façons de faire briderait l’initiative, la créativité. Pourtant, si on veut comprendre ce que veut dire l’aide à l’étude ou à son organisation, il faut aller voir de ce côté-là. Institutionnellement la frontière primaire/secondaire (collège) doit être reconsidérée dans ce sens.
M. K. – Et la polyvalence peut-elle être une réponse ?
S. J. – Là, je n’ai pas de réponse précise à apporter. Autour de nous, certains pays parviennent mieux que nous à résoudre le problème de l’enseignement commun au collège, qu’ils pratiquent la polyvalence ou pas, et il y a des pays qui ont une forte polyvalence et qui connaissent l’échec. Donc, il me semble que c’est une question sensible sur laquelle je ne me prononcerai pas. Tout ce qu’on peut dire de la polyvalence, c’est que ce n’est pas la panacée. Si la polyvalence est liée à l’idée du méta, du pluri, de l’inter, l’échec sera au rendez-vous. Ce n’est pas ce qui se faisait dans le primaire supérieur. Là encore, l’axe de réflexion, pour moi, est de se dire (lorsqu’on a affaire à un public en grande difficulté conceptuelle et que l’on veut promouvoir l’étude), est-ce que l’on va chercher une solution qui passe par le haut ou une solution qui passe par le bas ? Passer par le haut, contrairement à ce qu’on pense, conduit à une impasse, et il vaut mieux travailler une solution hypodidactique.
Cette solution ne doit pas être considérée comme la panacée. Elle est aussi porteuse d’une perversion possible : la technicisation trop forte des apprentissages, notamment par l’éclatement des tâches couplé à une logique de la restitution, qui fournit une base trop étroite pour aider ces élèves. Par exemple en français, on fait des heures de cours sur « comment faire une introduction ». Un texte comprend une introduction, un développement et une conclusion, et pour aider les élèves en difficulté, on sépare chacun de ces éléments, que l’on « technicise ». La perversion ne consiste pas à montrer les instruments qui permettent d’y parvenir mais plutôt de maintenir trop longtemps les élèves dans des tâches coupées les unes des autres, « l’introduction séparée du reste ». En la matière, il faudrait réorienter certaines recherches en didactique pour identifier quelles sont vraiment les techniques de bas niveau, conceptuellement puissantes, qu’il faudrait « prioriser ». C’est le premier axe de question, et il me paraît essentiel. Est-ce que c’est spécifique aux ZEP ? Je n’en sais rien, mais si ce que j’avance est vrai, je pense que c’est là où une interrogation de ce type serait la plus utile.
R. A. – Le rôle des techniques dans l’apprentissage des élèves est péjoré, mais les techniques basiques dont tu parles n’ont rien à voir avec la technologie des objectifs, issue de la pédagogie de maîtrise présentée bien souvent comme la seule solution efficace en ZEP.
S. J. – Oui tu as raison, et il faut faire attention à l’aspect réactionnaire ; il ne s’agit pas de revenir en arrière ou de tout techniciser, mais il s’agit de s’aider de l’histoire pour penser les techniques de base.
On dit par exemple qu’on va aider les élèves à résoudre les problèmes en math et l’on suppose qu’il existe une technique générale de résolution de problèmes, que personne ne connaît, parce que sinon, on enseignerait que ça, et l’on n’enseignerait pas les maths ! Mais quand ça se traduit en technique de bas niveau, ce ne sont pas des techniques de base en mathématiques, mais des techniques spécialement inventées, qui ne correspondent pas aux manières les plus efficaces pour aider les enfants, comme par exemple souligner les mots importants. Voilà un exemple typique qui vient de la pédagogie de maîtrise. Personne ne fait ça dans les activités mathématiques. Ceux qui savent résoudre le problème trouvent les mots importants, parce que résoudre mathématiquement un problème et trouver les mots importants, pour eux, c’est la même chose. Mais trouver les mots importants n’aide pas à solutionner le problème. Donc, en proposant cela on n’a pas aidé les élèves ! Par contre on a renforcé les difficultés, ne serait-ce que parce que les élèves en difficulté pensent que faire des maths c’est souligner les termes importants. C’est ainsi que l’on trouve dans les classes des élèves en difficulté qui soulignent tous les mots. « 20 bidons de lait », ils soulignent tous les mots. Et lorsqu’on leur demande pourquoi ils ont souligné tous les mots, ils disent qu’ils sont tous importants. Comment comprendre ça ? Sans doute parce que lorsqu’on considère que l’énoncé de mathématique est une phrase de français, tous les mots sont importants. Parce que, lorsqu’on raconte une histoire de bidons de lait ce n’est pas une histoire de bidons d’essence ou d’huile et le « lait » est tout aussi important que « 20 ». Au motif de vouloir les aider, on accroît les difficultés, parce que les techniques employées ne remplissent pas la fonctionnalité recherchée. Donc l’idée des techniques de bas niveau n’est pas mauvaise, mais à condition de bien choisir la technique, sinon on engendre d’autres difficultés à celles qu’on voulait réduire.
R. A. – Mais peut-on établir un « diagnostic » qui permette de repérer ces techniques élémentaires ou fondamentales, dont tu fais l’hypothèse qu’elles sont à l’origine des difficultés des élèves ? Y a-t-il une voie, autre que celle de la pédagogie par objectif, qui en effet sépare les connaissances de l’action et brouille les cartes avec l’évaluation des performances scolaires ?
S. J. – Ce que je viens de dire est un appel à ce que ces questions-là soient abordées principalement par des personnes qui connaissent les problèmes conceptuels liés aux disciplines impliquées. Et c’est très compliqué, parce qu’il faut des spécialistes des disciplines qui soient convaincus que ce n’est pas vers les procédures générales qu’il faut chercher ni vers la maîtrise de grands concepts qu’il faut s’orienter mais plutôt vers des techniques élémentaires. Donc il faudrait que les didacticiens, qui sont les « mieux placés » pour réfléchir sur ces questions, s’orientent dans ce sens.
M. K. – Ce qui pose la question de l’articulation avec ce qui est présenté comme le champ de la pédagogie ?
S. J. – Oui, et ça dépend aussi de la façon dont on définit le travail des didacticiens et la didactique en général. C’est lié à la définition de la didactique qui dit que la didactique s’occupe des savoirs, de leur organisation et de leur réorganisation, des difficultés et des obstacles que peuvent rencontrer des sujets « psychologiques », à propos de ces savoirs. C’est à partir de cette définition que j’ai conduit mes travaux, mais maintenant je pense, avec d’autres, que la didactique doit dépasser cette compréhension théorique pour se centrer sur l’analyse des conditions de l’étude, et pour parler de l’école, des conditions de l’étude scolaire. Donc ce partage, entre la didactique, plutôt fermée, qui s’occuperait des savoirs et la pédagogie qui s’occuperait de l’élève qui apprend, doit être remis en cause sur le plan théorique. Ce n’est donc pas un hasard si on tombe sur ces questions à propos des ZEP. Mais ce n’est pas seulement vrai pour les ZEP, c’est vrai partout, mais simplement ailleurs, c’est plus facile à résoudre.
Le travail d’un professeur en classe et des élèves que l’on tente de saisir relève à la fois d’un traitement des savoirs et d’organisation de l’étude de ces savoirs. C’est une question centrale lorsqu’on s’intéresse aux difficultés et c’est cette voie qui est empruntée par nos équipes de recherche en didactique à Aix-Marseille. Mais, en même temps, comme je ne suis pas favorable à ajouter deux problèmes disjoints, la didactique et la pédagogie, je défends aussi l’idée que certaines questions, pas toutes, mais certaines, classées comme pédagogiques, relèvent du champ de la didactique, et sont en relation avec la question des savoirs.
Cela me conduit au second point que je souhaite développer. Il y a des problèmes qui ne tiennent pas à ça, mais à des problèmes hérités directement de l’évolution sociale et culturelle du pays, et que je mets de côté ici. Mais il est clair qu’avec des élèves qui arrivent très remontés contre l’institution scolaire et par rapport aux profs et qui ne pensent qu’à se venger de la situation dans laquelle la société les a mis, faire de la pédagogie ou de la didactique, ce sera difficile, je vois bien les limites. Mais supposons ces problèmes pour une bonne part résolus, l’activité d’un prof dans une classe n’est pas seulement de traiter des savoirs, mais elle est aussi d’organiser une situation dans laquelle faire étudier les savoirs en question, autrement dit ce que nous appelons dans notre langage de didacticien, « organiser un milieu », et que j’appelle plus spécifiquement un « milieu pour l’étude », c’est arriver à désigner pour les élèves la nature des objets à travailler et leur indiquer comment les travailler. Cette question peut être classée dans la pédagogie ou dans la didactique. Moi je les mets ensemble. Par exemple, il y a des travaux de recherche qui ne portent ni sur les ZEP, ni sur le primaire, mais sur le secondaire, et plus particulièrement sur la classe de seconde. Par exemple, les travaux de thèse de Ximène Avila-Ponce montrent que la différence entre des professeurs de sciences physiques expérimentés et des professeurs novices tient essentiellement à ce que les novices ne balisent pas le milieu pour l’étude d’une manière suffisamment réduite. Ximène Avila-Ponce a étudié le déroulement de séances de travaux-pratiques et elle montre, par exemple que les professeurs novices auxquels on a expliqué que les élèves devaient être actifs ne règlent pas l’oscilloscope au départ, parce que, pour eux, c’est une tâche dévolue aux élèves. Et, comme ce réglage est très compliqué, les élèves passent beaucoup de temps à essayer de régler l’oscilloscope, et n’utilisent pas l’appareil (pour relever des mesures, comparer des résultats). Autrement dit, il y a là un détournement de l’objet à travailler. Si on veut faire travailler les élèves sur l’oscilloscope, alors il est pertinent de s’y prendre comme ça, mais si on veut les faire travailler sur la loi d’ohm, ce n’est pas la même chose. Or, on observe que les professeurs expérimentés règlent l’oscilloscope avant même que les élèves entrent en classe, et que ces derniers l’utilisent pour étudier la loi d’ohm. Cette différence crée des effets pédagogiques tout à fait fondamentaux et, puisque les classes des professeurs novices sont plus agitées, on pourrait dire qu’ils « ne tiennent pas leur classe », qu’ils n’ont pas « d’autorité ». C’est peut-être vrai par ailleurs, mais le point fondamental qui crée des difficultés dans la classe est lié à l’incapacité de ces jeunes professeurs à installer un milieu d’étude pour la classe qui soit raisonnablement balisé. Un deuxième type de différenciation, fourni par cette thèse et par d’autres travaux, interroge la façon dont les professeurs, selon leur expérience, écoutent, utilisent ou n’utilisent pas ce que disent les élèves. Ainsi, tout à fait classiquement, par exemple, un professeur des écoles débutant aura tendance à répondre à chaque question posée par chacun des élèves, qu’elle soit adaptée au milieu ou extérieure à celui-ci. Et ce que l’on observe alors, c’est que la classe va rapidement se déliter.
M. K. – Et là l’analyse des difficultés des élèves intègrent la description et l’analyse des pratiques effectives des enseignants ?
S. J. – Oui et c’est pour ça que je parle moins de la transformation des situations que de la description des questions à résoudre. Cette question du milieu pour l’étude est sous-estimée, même si, à mes yeux, c’est un outil théorique d’une grande portée pour la question qui nous intéresse, parce qu’il permet de combler le « gap » entre les questions dites pédagogiques et les questions dites didactiques. Mais le milieu pour l’étude doit permettre d’« étudier », et pour cela, il faut qu’il soit suffisamment bien délimité pour rendre l’étude effective. Mais en même temps, s’il est réduit au minimum, on entre en plein dans la stricte logique de la restitution. Il y a apparemment peu d’ambiguïté sur l’objet étudié, mais dès que l’on sortira d’un champ de signification très restreint, l’échec sera au rendez-vous. Si on étudie cette question théoriquement, on devrait être en mesure de voir plus précisément ce qui fait blocage, et ce qui peut être utilisé pour la formation. Actuellement la formation tend à insister surtout sur « la mise en activité des élèves » et beaucoup moins sur ce que l’élève aura effectivement à faire.
De façon générale, la prise de responsabilité de l’institution pour aider l’élève à étudier, autrement dit pour délimiter ce qu’il aura à faire, est très sous-estimée sur le plan théorique. Des travaux récents sur la notion de « milieu pour l’étude » éclairent sous un jour nouveau des questions liées aux difficultés des élèves. On peut se référer par exemple à ceux de Christine Félix. Elle montre que la médiation la plus importante entre le professeur et les élèves est bien ce « milieu » qui cadre ce que l’élève à réellement « à faire », à acquérir. Les choses sont compliquées en classe, entre autres parce que le milieu n’est pas bâti une fois pour toute, il est co-construit par le professeur et les élèves, il évolue dans le temps et il y a des constructions différentielles selon les élèves. Ce n’est pas parce que le professeur parvient à organiser un « bon milieu » pour la classe que tous les élèves y mettent le même sens que lui. Certains élèves repèrent assez vite ce que le professeur veut leur faire étudier, et d’autres élèves ont plus de difficultés à faire ce type de repérage. Au niveau collège, ces élèves travaillent parfois plus et passent plus de temps par exemple à leurs devoirs que les élèves « forts ». Ce n’est pas le « temps passé » qui fait la différence, mais davantage « ce qu’ils font », à quoi ils consacrent ce temps-là. En somme la question qui faut résoudre pour un élève est de savoir : « de quoi l’étude est l’étude ? », « Qu’est-ce qu’il y a à étudier ? ». Les élèves en difficulté ont du mal à repérer l’enjeu réel de l’étude. Il faudrait étendre ces recherches pour examiner si, dans des classes de ZEP en grande difficulté, ce ne serait pas la majorité des élèves (peut-être des classes entières) qui seraient ainsi « hors milieu », et ceci d’autant plus que l’on chercherait à résoudre les difficultés scolaires par des injonctions très générales, trop formelles et éloignées des savoirs que l’on cherche à faire partager. On retrouve des questions semblables, avec d’autres présupposés théoriques, dans les travaux de Frédéric Saujat. Un professeur débutant qui doit « mettre les élèves en activité » ne saisit pas toujours comment constituer les milieux correspondants. N’y parvenant pas, il a tendance à se réfugier dans des milieux trop étroits, « traditionnels ». Avec le raisonnement suivant : puisque, dans le passé les pratiques paraissaient reposer avec succès sur ce genre de pratique, on fait de même. Or, ce n’est pas « le passé » qui est ainsi convoqué, mais son fantôme, tant les exigences ont évolué.
Ce qui conduit, et c’est le troisième point, sur lequel Jean-Yves Rochex et Élisabeth Bautier ont beaucoup travaillé, à la tendance des élèves en difficulté à repérer d’abord les aspects formels des attentes, ce que les didacticiens appellent le « contrat didactique ». Ces élèves repèrent facilement ce que fait formellement un bon élève : faire des exercices, apprendre par cœur, etc. On se rend compte qu’ils s’acquittent en priorité de ces aspects formels du contrat, de ce qu’il croit être l’attente de l’institution. Or, l’institution en réalité n’attend pas que ça, même si elle dit que c’est ça qu’elle attend. Ce qu’elle attend réellement, c’est que le problème de math soit résolu, que la rédaction soit intéressante, etc. et non pas que l’exercice soit bien souligné, bien présenté, même si ces aspects font partie de son attente, mais de façon seconde et non pas première. On rejoint ainsi, en partant du point de vue de la didactique, ce que Rochex et Bautier appellent « les malentendus » qui proviennent du fait que les systèmes d’attente sont très opaques. Certains élèves, par connivence culturelle, ou parce qu’ils sont forts dans la discipline, repèrent plus facilement que les autres ce qu’il faut effectivement faire.
On peut considérer qu’actuellement la description des difficultés des élèves est à disposition, que l’on sait mieux quels sont les problèmes à résoudre, mais que l’on ne sait pas comment les résoudre. Ça c’est le côté pessimiste de l’entreprise, parce que l’opacité en question est intrinsèque à l’acte d’enseignement. C’est une difficulté majeure qui est liée à un paradoxe, bien connu depuis les sophistes : « comment je peux te parler de ce que je veux t’enseigner ? Soit, tu sais déjà ce dont il s’agit et ce n’est pas la peine que je te l’enseigne, soit, tu ne sais pas de quoi il s’agit, et je n’ai pas les moyens de t’en parler ». Cette tension est réelle, mais elle n’est pas insurmontable, puisque les gens parviennent quand même à apprendre. Ce n’est pas un vrai paradoxe, mais c’est une façon de comprendre la question des difficultés, tout à fait fondamentale, sur laquelle insiste beaucoup Guy Brousseau, didacticien des mathématiques, qui, le premier, a mis ce paradoxe en avant : « Si je veux t’enseigner les identités remarquables, je ne peux pas vraiment t’en parler tant que tu ne sais pas ce que sait. C’est uniquement à la fin du travail qu’on pourra en parler, parce qu’on partagera les mêmes connaissances ». Il y a donc une opacité liée à cet acte d’enseignement, qui fait que les élèves, même les plus forts, peuvent arriver à étudier un objet de savoir, dont ils ignorent la nature, mathématique dans cet exemple. Donc ils pourront éventuellement connaître la nature mathématique de l’objet étudié à l’issue de l’apprentissage. Certains élèves réussissent dans cette situation d’incertitude, mais pour d’autres, c’est plus délicat. D’où ce 3e point. Les travaux d’ESCOL, insistent sur ces malentendus, mais le fait de connaître ces malentendus ne donne pas la solution, ils indiquent seulement du côté où il ne faut pas chercher. Pour sortir des malentendus, chercher du côté formel, du côté le plus général, ce n’est sans doute pas la bonne direction, et c’est plutôt aggraver les choses.
Les élèves en difficulté le savent dès le départ. S’ils sont violents, irrespectueux, ce n’est pas parce qu’ils ignorent le règlement intérieur, et ce n’est pas en leur faisant lire et signer dix fois la même règle du règlement que la question sera résolue. Cependant, ce sont les aspects les plus formels, les plus généraux qui se pratiquent très tôt, et qui sont formellement acquis par tout élève entrant à l’école : comment bien se conduire, comment respecter les règles de vie, etc. Or la difficulté est d’un tout autre registre lorsqu’il faut enseigner des maths, de la grammaire, et indiquer à quel jeu on joue pour apprendre des maths, du français ou de l’EPS. Ces questions-là ne peuvent pas s’énoncer aussi facilement que des règles de conduite, et surtout quand il faut l’énoncer avant de faire. C’est là-dessus que l’on bute. Maintenant on commence à comprendre beaucoup de choses, mais on ignore par quel mécanisme sociologique, différentiel on arrive à une telle impasse pour certains élèves et surtout comment en sortir. Les travaux en didactique fournissent des descriptions sur les difficultés des élèves et des publics en difficulté. Il reste à explorer des voies qui permettraient de rencontrer par exemple la psychologie clinique, la sociologie (macro mais surtout micro, locale et qualitative). Chaque discipline étant actuellement trop fermée sur elle-même, et il est encore difficile d’envisager des collaborations, parce que leur territoire de recherche est déjà constitué. Mais je pense qu’il faut sauter un pas de plus pour comprendre mieux comment ces processus sont intriqués les uns dans les autres.
Peut-être ceci permettrait de quitter la seule description pour se demander comment améliorer les choses. Il ne s’agit pas de sacrifier à une course « à l’innovation » aveugle, mais de soutenir des recherches argumentées (inévitablement peu ambitieuses dans un premier temps) qui permettent de juger des issues en positif. Équilibrer en quelque sorte les recherches sur les voies de l’échec par d’autres sur de possibles succès.