Il est un fait que la situation des paysans sans terre du Brésil ne s’améliore pas sous le gouvernement Lula. Dans le même temps, d’un côté il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’un paysan
sans terre ne soit assassiné par les bandes armées des latifundistes,
dans une impunité jusqu’à présent totale. De l’autre côté, plusieurs dirigeants du MST (Mouvement des sans terre), et sans doute pas par
hasard des membres de son aile la plus radicale (José Rainha Junior,
Diolinda Alves de Souza et Felipe Procopio dos Santos), croupissent
en prison, accusés ou condamnés pour de supposées mesures d’autodéfense n’ayant entraîné aucun dommage corporel.
Ce panorama explique que malgré l’attitude modérée (car favorable au
gouvernement) de la majorité de la direction du MST, la mobilisation des
sans terre se soit fortement développée. Depuis le début de l’année, il y a déjà eu près de 200 occupations de masse de parcelles non exploitées des latifundia, contre 103 pendant toute l’année 2002. S’y ajoutent d’autres types d’actions, telle l’occupation du siège de l’INCRA (Institut national de colonisation et de réforme agraire) [3] dans l’État de Pernambouc, à Recife, les 22 et 23 septembre par 1 000 paysans de l’Organisation de lutte de la campagne (OLC).
La situation est si grave que le principal dirigeant du MST, João Pedro
Stédile, a été pour la première fois amené à durcir le ton. « Stédile a dit
que malgré son vote pour l’opposition dans les dernières élections, le
peuple brésilien n’est pas parvenu à défaire le néolibéralisme. Selon lui,
des membres du gouvernement lui-même défendent ce modèle à travers l’adhésion à l’ALCA, en suivant les règles du FMI et en se soumettant à celles de l’OMC. Selon le leader des sans terre, d’autres courants du gouvernement Lula défendent un recyclage du modèle néolibéral, sans en altérer les fondements, avec des mesures inefficaces telles que de petites baisses des taux d’intérêt et des politiques compensatoires de redistribution sociale » (Folha Online,
22/09/2003, 13h48).
Le sens d’un limogeage
C’est dans ce cadre qu’est intervenu, le 2 septembre, le limogeage du président de l’INCRA, Marcelo Resende, par le ministre du développement agraire, Miguel Rossetto, et son remplacement par Rolf Hackbart, un ancien dirigeant de la Banque régionale de développement de l’Extrême Sud (Rio Grande do Sul), devenu dernièrement l’un des assistants du président du groupe parlementaire PT au sénat. Selon l’éditorialiste de O Estado de S. Paulo, Dora Kramer, qui avait annoncé ce « scoop » dès le 28 août, le ministre a agi à la demande expresse du président Lula. Sept des dix membres de la direction nationale de l’INCRA ont ensuite démissionné en solidarité avec Resende. Quelle est donc la raison de ce bouleversement à la tête de l’administration en charge de la réforme agraire ?
Le ministre du développement agraire a nié l’existence de divergences
sérieuses avec l’ancien président de l’INCRA, affirmant que son remplacement « fait partie d’un processus de gestion de la chose publique, des ajustements nécessaires pour répondre aux besoins auxquels la nouvelle période va tous nous confronter ». Marcelo Resende a quant à lui fait état de « motifs d’ordre politique et personnel », tandis que tous les commentateurs soulignaient que son limogeage était lié à la situation de polarisation et d’affrontement
croissant dans les campagnes. Ils remarquaient en même temps que « ce remplacement est bien accueilli par les grands propriétaires fonciers », évidence soulignée par les déclarations favorables de tous leurs porte-parole (voir notamment O Estado de S. Paulo, éditions des 3 et 4 septembre).
Selon celui qui était le ministre du développement agraire dans le gouvernement précédent, Raul Jungmann, « le gouvernement a repris le contrôle de l’INCRA, qui était entre les mains des mouvements sociaux [...] Celui qui sort venait du mouvement celui qui entre vient de l’appareil du parti. Cela signifie que le PT va maintenant contrôler fermement cette administration. Il est clair que Lula a jeté la casquette du MST qu’il avait arboré... ». Jungmann ajoute que « Resende était irrespectueux des institutions, il se heurtait y compris au parti, pour favoriser les mouvements sociaux. Il s’était déjà affronté, il y a des mois de cela, au ministre Miguel Rossetto. La nomination de Rolf signifie le retour de l’institutionnalité. Il est probable que sa première tâche sera la dépolitisation de l’INCRA [...] Une crise s’était installée, avec les gouverneurs qui appelaient l’attention du gouvernement fédéral
sur la nécessité de solutionner des conflits que l’INCRA contribuait à
créer, au lieu de les résoudre » (O Estado, 04/09/2003).
La « réforme agraire de marché »
Dans la même interview, l’ancien ministre lève un peu plus le coin du voile en affirmant qu’il « y a des signaux clairs indiquant que le gouvernement de Luiz Inacio Lula da Silva ne réalisera pas la réforme agraire massive et populaire revendiquée par João Pedro Stédile, du MST ». C’est également l’avis du président de la Commission pastorale de la terre (CPT), Dom Tomás Balduíno, qui estime que « Resende est tombé parce qu’il était plus engagé en faveur de la réforme agraire et des intérêts sociaux que le ministre Miguel Rossetto [...] le président de l’INCRA était devenu un obstacle pour la politique du ministère ». Selon lui, « Rossetto est en faveur de la réforme agraire de marché, qui peut amener le retour de la Banque de la Terre, combattue par les mouvements sociaux. On comprend mieux maintenant pourquoi il n’a pas fait avancer le plan de réforme agraire qui, après huit mois de
gouvernement, n’a pas encore démarré ».
Ainsi, « il ne s’agit pas seulement d’un changement de personnes, mais aussi d’un changement du modèle de réforme. Ce qui est en gestation
au ministère du développement agraire, c’est un modèle basé sur le
marché, pire que celui adopté sous le gouvernement de Fernando Henrique [Cardoso] » (O Estado, 03/09/2003). Moins sévère, Jungmann considère quant à lui que « c’est le retour à ce que nous disions dans le précédent gouvernement ».
En tout cas, sur le fond le président de la CPT ne s’était nullement trompé. Quelques jours plus tard, on apprenait en effet que « le gouvernement va relancer la Banque de la Terre [...] créée sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso dans le but de financer des lots pour les agriculteurs sans terre. Cette initiative a toujours été combattue par le MST et la CPT, qui voient dans la vente de lots une négation des objectifs sociaux de la réforme, basée sur l’expropriation de terres improductives. Ce serait, selon ces organisations, une réforme agraire de marché, imposée au pays par la Banque Mondiale — d’où proviennent les ressources pour financer ce projet [...] La semaine dernière, après que Resende eut quitté l’INCRA, des représentants du ministère du développement agraire et de la Maison civile [4] se sont réunis pour finaliser le texte d’une loi complémentaire qui va relancer ce programme sous un nouveau nom : Projet Crédit Foncier [...]. Dans le passé, la commission agraire du PT avait combattu la Banque de la Terre [...]. L’actuel président de l’INCRA, Rolf Hackbart, qui faisait
partie de ce groupe, avait écrit en 1999 un article dans lequel il affirmait
que “la réforme agraire de marché” était une exigence de la Banque
Mondiale, “immédiatement et pleinement respectée par le gouvernement FHC” » (O Estado, 07/09/2003).
Tirer les leçons
A la contre-réforme des retraites, équivalente brésilienne de notre
contre-réforme Fillon-Chérèque, s’ajoute donc maintenant, entre
autres, l’enterrement du programme historique de réforme agraire du PT
et la reprise, sur ce terrain également, de la politique du gouvernement
précédent. Tout cela est parfaitement clair et n’appelle pas beaucoup
d’autres commentaires.
Tout au plus peut-on préciser, pour compléter le tableau, que la « réforme agraire de marché » se double d’une orientation bourgeoise classique de « maintien de l’ordre » dans les campagnes, avec renvoi dos-à-dos de tous les « fauteurs de trouble », oppresseurs et opprimés,
assassins et assassinés. Tandis que Rainha et ses camarades sont serrés en geôle, « une action est encours au ministère de la justice pour
confier à la police fédérale la responsabilité des zones de conflit. L’un des objectifs est de démanteler les milices armées, constituées par les
sans terre comme par les responsables des assassinats à la campagne
» (Folha Online, 22/09/2003, 08h16).
Dans la même veine, lorsque les députés et sénateurs de droite liés aux
latifundistes ont demandé la formation d’une commission parlementaire d’enquête sur les invasions de terres et propriétés, le gouvernement a répondu en suggérant que son objet englobe toutes les formes de violence à la campagne – ce que la droite latifundiste s’est empressée d’accepter. « Pour Miguel Rossetto, la commission parlementaire d’enquête sur le MST est “bienvenue” [...] “C’est un mouvement fort et important du sénat et de la chambre [des députés], que je veux saluer. Je suis certain que cette commission constituera un instrument positif de dialogue sur ce que nous voulons le plus : la construction d’un agenda de paix et de justice à la campagne” » (Folha Online, 18/09/2003, 14h02).
Des leçons, des conclusions politiques doivent maintenant être tirées.
Dès la formation du gouvernement Lula, il était clair que l’on était en présence d’un gouvernement pro-capitaliste et de conciliation avec l’impérialisme, fondé sur un accord stratégique entre la direction du PT et une fraction significative de la bourgeoisie brésilienne, qui inévitablement s’opposerait de plus en plus ouvertement aux revendications ouvrières et populaires. Tout l’indiquait : la formation
du « ticket » présidentiel avec le grand patron José Alencar, le contenu
pro-capitaliste de la campagne électorale de Lula et du PT, l’entrée à
des postes clés du nouveau gouvernement d’autres représentants attitr
és du grand capital...
Ceux qui ironisaient alors à propos du « dogmatisme » de la définition de ce gouvernement comme « bourgeois de front populaire » avaient oublié des choses pourtant très élémentaires, confirmées cent fois dans
l’histoire du mouvement ouvrier, et cela sous toutes les latitudes, au
« Sud » comme au Nord : que lorsqu’il y a dans un même gouvernement des représentants d’organisations se réclamant des travailleurs et des représentants du patronat et de partis bourgeois, ce gouvernement
fait toujours la politique du patronat et de la bourgeoisie, et jamais celle
des travailleurs ; qu’on ne peut en aucun cas satisfaire les intérêts ouvriers et populaires si l’on ne s’attaque pas aux intérêts capitalistes ;
que dans un pays dépendant, un gouvernement présentant ce type de
caractéristiques allait nécessairement capituler devant l’impérialisme,
etc.
Le problème est certes plus aigu puisqu’il se double de celui que pose
la politique menée par la tendance du PT affiliée à la Quatrième Internationale (Secrétariat unifié), tendance dont on sait qu’elle est justement représentée au gouvernement par le ministre du développement agraire. Remplir une telle fonction, comme plus généralement soutenir le gouvernement Lula-Alencar, pouvait-il,
peut-il être compatible avec un combat pour la démocratie socialiste,
sans parler d’une défense élémentaire des travailleurs ? Non, bien évidemment. Pouvait-on, fallait-il parler à ce propos de « forfaiture » ou de « trahison » ? En fait, ce débat est maintenant dépassé, il ne s’agit même plus de cela. Nous ne sommes plus en train de parler d’un éventuel reniement, mais de la mise en œuvre quotidienne, depuis bientôt un an, de la politique de la bourgeoisie brésilienne.
Au Brésil, comme d’autres articles de ce numéro le soulignent, la résistance, la fidélité aux intérêts des travailleurs comme à l’espoir qu’avait représenté le PT, la rupture avec le capitalisme et l’impérialisme sont à l’évidence incarnées dans le combat de ceux qu’on appelle « les radicaux ». Comme nous, ils se battent aussi dans la perspective d’un
nouveau parti de lutte de classe pour le socialisme, large, pluraliste et démocratique. Ce sont eux qui représentent l’avenir, et ils méritent d’être soutenus, en France comme ailleurs. Mais cela implique bien sûr de rompre avec toute forme d’attachement au gouvernement Lula et à sa politique...