L’étoile nécessaire du Sud brésilien

, par LÖWY Michael

Recommander cette page

  • Raul Pont, A Estrêla Necessaria, Ed.Veraz, Porto Alegre 2002, 244 pages.

Raul Pont est une des grandes figures de la gauche marxiste en Amérique Latine. Ancien maire de Porto Alegre (1996-2000) il est un des principaux dirigeants de la gauche du Parti des Travailleurs (PT) brésilien, et notamment du courant « Démocratie Socialiste », lié à la IVe Internationale. « L’étoile » dont il est question dans le titre de ce livre est celle, à cinq pointes, qui orne le drapeau rouge du PT et sert de symbole aux espoirs de millions de Brésiliens exploités et opprimés.

Ce livre est une belle contribution au débat de la gauche brésilienne. Il s’agit d’un recueil de textes de nature très diverse — tables-rondes de discussion, conférences, articles, comptes-rendus — autour de trois thèmes principaux : la mémoire du passé, la démocratie participative à Porto Alegre, l’avenir du Parti des Travailleurs. Une documentation photographique illustrant quelques moments de l’activité politique de Raul Pont complète l’ensemble. Soit dit en passant, l’absence d’une table des matières se fait cruellement sentir...
On chercherait en vain dans ce livre la biographie politique de l’auteur. Trop modeste, il n’aime par parler de lui-même. Mais en lisant attentivement le débat sur le bilan des luttes du passé qui ouvre le recueil, entre Raul Pont, Flavio Koutzii (ancien prisonnier politique en Argentine, actuellement secrétaire du gouvernement de l’État de Rio Grande du Sud), Miguel Rossetto, l’actuel vice-gouverneur du même État et quelques autres, ainsi que, dans les dernières pages du livre, l’émouvant hommage du journaliste Tabajara Ruas, qui rappelle les moments difficiles où Raul était aux mains de la police dictatoriale, on peut reconstituer, par bribes et fragments, quelques moments forts de son parcours politique.

Jeune étudiant d’histoire à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul (Porto Alegre), Raul adhère au Parti Communiste Brésilien en 1966, mais en est expulsé peu après, avec tout un groupe de dissidents (dont Flavio Koutzii) qui refusent la ligne droitière adoptée par le Comité Central. Avec ses amis, il organise une « Université Critique », qui attire les étudiants radicalisés et propose une interprétation marxiste, inspirée par la théorie de la dépendance (Rui Mauro Marini, André Gunder Frank, Octavio Ianni) du système de domination impérialiste sur le Brésil. En 1968 il participe à la fondation du Parti Ouvrier Communiste (POC), une petite organisation marxiste-révolutionnaire qui va se rapprocher bientôt de la IVe Internationale.

Deux ans plus tard, Raul part à Sao Paulo pour continuer ses études supérieures en Sciences Politiques à l’Université de Campinas. Il participe activement aux mouvements de résistance à la dictature militaire et est arrêté en 1971 par le DOPS (« Département de l’Ordre Politique et Social »), la police politique du régime. Atrocement torturé, il refuse de donner des noms et sauve ses camarades de la répression. Libéré après une année et demie de prison, il reprend bientôt son activité politique, cette fois en organisant un travail clandestin au sein du secteur jeune du parti de l’opposition « légale », le MDB (Mouvement Démocratique Brésilien). Avec ses camarades, il utilise ce parti comme « parapluie protecteur » et crée en son sein une « Tendance Socialiste » (1976) qui a pour mot d’ordre principal : « Pour un parti des travailleurs ». Deux ans plus tard, la Tendance quitte le MDB pour participer au Mouvement pour un Parti des Travailleurs qui conduira finalement, en 1980, à la fondation du PT.

Raul est aussi, en 1978, un des initiateurs du journal Em Tempo, autour duquel va se constituer, à l’intérieur du PT, la tendance « Démocratie Socialiste », où l’on retrouve quelques rares rescapés du POC, mais surtout une nouvelle génération qui s’intéresse aux écrits d’Ernest Mandel et aux idées de la IVe Internationale. Il deviendra un des principaux dirigeants du PT, aussi bien dans l’État du Rio Grande du Sud qu’à l’échelle nationale ; d’abord élu député fédéral, puis vice-maire de Porto Alegre, enfin maire de la ville, il ne fait pas une « carrière politique » mais continue de militer, tranquillement, tenacement, sans faire des concessions et sans verser de l’eau dans son vin rouge. Aux élections internes pour la présidence du PT (2001), il est le candidat d’une coalition de gauche autour de « Démocratie Socialiste » et obtient 17,2 % des voix des militants.

Plusieurs des textes et documents du recueil traitent de l’expérience novatrice et radicale que constitue le Budget Participatif de Porto Alegre (étendu depuis 1999 à tout l’État du Rio Grande do Sul), une expérience à laquelle Raul a participé directement, en tant que maire de cette ville de plus d’un million trois cent mille habitants. L’enjeu politique de cette initiative — qui donne le pouvoir aux assemblées de quartier de décider quelles doivent êtres les priorités d’investissement de la mairie — est considérable : proposer une forme d’auto-organisation démocratique de la population, qui dépasse les limites de la démocratie représentative bourgeoise, et offre une alternative à l’autoritarisme bureaucratique du prétendu « socialisme réel ». La démocratie participative — qui s’inspire de Rousseau et de Marx pour proposer une alternative au « libéralisme propriétaire » de J. Locke, père du parlementarisme bourgeois — est une forme de démocratie directe qui limite la délégation de pouvoir, stimule l’auto-organisation et élève le niveau de conscience politique de la population. Concrètement, à Porto Alegre, elle a permis d’inverser les priorités et de mettre en tête des dépenses la santé, l’éducation, l’habitat populaire, en rupture avec les politiques néolibérales qui prédominent dans les gouvernements brésiliens, locaux et fédéral. Il s’agit donc, souligne Raul, d’un aspect décisif du combat contre le néolibéralisme et d’un élément stratégique pour un projet de transition au socialisme.

Ce n’est pas un hasard si cette expérience a lieu dans une ville gérée depuis 1988 par le Parti des Travailleurs. Fondé en 1980 grâce à la convergence de groupes marxistes, de syndicalistes et de chrétiens des communautés de base, le PT est né profondément enraciné dans les mouvements sociaux au Brésil. En rupture avec l’élitisme des anciens partis, ils se constitue « à partir de la base » et se veut un « parti sans patrons », dans le double sens d’employeurs capitalistes et de chefs. Cette tendance « basiste » est nourrie par les communautés de base, mais elle est salutaire et nécessaire dans un pays dont la vie politique a toujours été autoritaire et hiérarchique. Le PT se veut un parti pluraliste et démocratique — qui reconnaît le droit de tendance et assure aux minorités la représentation proportionnelle aux instances — et « un parti pour toute l’année et pas seulement pour les jours d’élections ». Le socialisme dont se réclame le PT est en rupture aussi bien avec le modèle social-démocrate domestiqué qu’avec celui du « socialisme réel » ; en tant que libre association des travailleurs il oppose la solidarité à la compétition et l’auto-gouvernement des travailleurs au marché et à l’État bourgeois.

Raul Pont craint cependant que l’orientation actuelle des dirigeants du PT ne conduise, par électoralisme, à une dilution programmatique, en abandonnant la perspective de la transition au socialisme et en se limitant à des mesures possibles dans le cadre du capitalisme. Il oppose aux propositions d’alliance avec des partis bourgeois du « centre », avancées par certains dirigeants, une stratégie d’alliances de gauche, comme celles pratiquées à Porto Alegre et au Rio Grande du Sud. Enfin, il voudrait généraliser la démocratie participative, telle qu’elle est pratiquée au Sud du Brésil, aux autres villes ou provinces gérées par le PT, ce qui est loin d’être consensuel.

Contrairement à tant d’autres militants ou intellectuels de gauche qui se sont « assagis » avec les années, Raul Pont n’a rien perdu de son tranchant. Calme, pondéré, ouvert au dialogue, il ne cède pas sur les principes démocratiques et socialistes et maintient fermement le cap sur l’étoile rouge de l’avenir. Il est un de ces militants que Bertolt Brecht décrivait comme indispensables, parce qu’il ne lutte pas un jour, ou plusieurs jours, ou même une année pour la cause de l’émancipation des travailleurs, mais tous les jours et toutes les années de sa vie.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)