Lectures

Un Juif israélien toujours sur la frontière

, par KRIVINE Jean-Michel

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L’année dernière notre ami Michel Warschawski avait publié un livre [1] dans lequel il développait ce qu’il considérait comme l’unique chance de parvenir à une paix stable au Proche-Orient : l’établissement d’un État binational après une période de coexistence entre une Palestine arabe et Israël [2].

Un an plus tard il nous explique, en relatant son trajet personnel, comment il est parvenu à une telle conclusion. Le titre de son nouveau livre est très évocateur : Sur la frontière [3]. Mais de quelle frontière s’agit-il ? Bien sûr, il s’agit d’abord de la frontière géographique entre Etats. Michel est d’ailleurs né sur une telle frontière, à Strasbourg, au début des années 1950. Son père était le grand rabbin de la ville et, jusqu’à son départ en Israël à l’âge de 16 ans, il n’aura pas l’occasion de franchir le pont de Kehl pour se rendre en Allemagne. Il vivra au sein de la communauté juive, dans les limites d’une autre frontière que l’on pourrait dénommer « communautaire ». Mais cette communauté elle-même n’était pas homogène et des frontières internes la parcouraient : les Juifs alsaciens de souche n’avaient que mépris pour les « métèques » venus de Pologne et l’arrivée massive des Juifs d’Afrique du Nord devait encore tout bouleverser. C’est à cette occasion que Michel Warschawski se rend compte qu’il a franchi une nouvelle frontière (socio-culturelle) car l’arrivée de ses nouveaux camarades de classe en provenance du Maghreb l’enchante.

Arrivé à Jérusalem début 1967 pour intégrer un collège talmudique, il va être témoin de la guerre israélo-arabe de juin 1967 qui va permettre à Israël d’occuper la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan et le Sinaï. Ecœuré par ce qu’il observe et surtout par le sort réservé aux Arabes chassés de chez eux, humiliés et traités en colonisés, il rejoint rapidement (dès le mois d’octobre 1967) le Matzpen, mouvement d’extrême-gauche antisioniste, fondé quelques années auparavant par des dissidents du PC israélien et des trotskistes. Pendant plus d’une décennie Michel sera un militant actif de ce petit groupe qui se revendique d’un internationalisme pur et dur, recherchant à l’étranger tous les contacts possibles avec les mouvements révolutionnaires et anticolonialistes, et persuadé que la révolution ne saurait tarder.

Ce n’est qu’au début des années 1980 que le Matzpen se rend compte que l’internationalisme ne peut justifier une négation de toute identité nationale et que ses militants (une cinquantaine...) acceptent le symbole du drapeau palestinien et l’idée d’une identité juive. C’est alors que l’auteur comprend que plutôt que de nier l’existence de frontières séparatrices (étatiques, ethniques, sociales, culturelles), il convient de bien les repérer pour s’y placer en gardes-frontières d’un type original afin de permettre de fructueux échanges.

Demeurant symboliquement à la frontière entre le légal et l’illégal, Michel a toujours refusé de servir militairement en zone occupée mais a accepté de d’être soldat sur la frontière du Jourdain ; il s’est toujours déclaré solidaire du peuple et des militants palestiniens pourchassés par Israël mais il a choisi de ne pas se mettre dans l’illégalité en jouant les « porteurs de valise » comme pendant la guerre d’Algérie.

C’est en 1984 qu’avec quelques camarades israéliens et palestiniens il participe à la création du Centre d’Information Alternative (AIC) dont le but était de faire passer de part et d’autre de la ligne de démarcation entre les deux communautés une information qui ne circulait pas. Cette initiative était « sur la frontière », à la limite de la légalité et l’AIC fut fermée en novembre 1987 pour être réautorisée six mois plus tard. Michel avait été arrêté et son procès devait se terminer en 1989 par une sévère condamnation à 20 mois de prison dont 8 ferme. L’AIC est toujours très actif et son rôle est capital dans la transgression des frontières que les gouvernements israéliens successifs voudraient imperméables.

L’analyse que fait l’auteur de la société israélienne est également très instructive. Il montre comment au départ et jusqu’en 1980 elle s’était clivée en deux parties :
— le centre, ou « Bel Israël », tributaire des colons sionistes socialistes qui l’avaient établi et correspondant à un Israël « occidental, moderne, laïque », où se situait l’immense majorité de la gauche ;
— la périphérie, ou « Second Israël », « traditionnaliste, oriental, religieux, diasporique ».

C’est au cours des années 1980 qu’un véritable basculement s’est produit et que la périphérie s’est transposée au centre aussi bien pour le pouvoir politique que dans le discours dominant. La droite traditionnelle s’est coalisée avec les exclus (notamment les Juifs orientaux et les communautés religieuses) pour donner à Israël un caractère juif plus prononcé. Il s’agit là d’une véritable fracture sociale et culturelle.

Alors se pose la question essentielle : de quel côté de la « frontière » intra-israélienne convient-il de se situer ? Michel Warschawski répond qu’il faut refuser ce dilemme et défendre un troisième projet en refusant de basculer d’un côté de la frontière à la recherche du moindre mal. Cette troisième voie implique de « percer les frontières séparant les êtres humains en fonction de leur ethnie, de leur nationalité ou de leur confession » mais également d’en ériger d’autres au sein du collectif national, « afin de délimiter des camps clairement associés à des systèmes de valeurs, une définition du bien et du mal, des projets de société ».

Beaucoup de passages vécus sont captivants et même émouvants lorsqu’il évoque ses amis, sa famille et sa compagne, l’avocate Léa, qui depuis 1972 défend les Palestiniens (elles étaient deux à le faire...). Léa est une vraie « sabra », débordante d’énergie et de combativité et chacun des deux a su s’enrichir en traversant la frontière culturelle qui les séparait. Michel termine son texte en revendiquant ce qu’il dénomme une « identité frontalière », forgée dans l’échange entre l’environnement arabe et une identité israélienne reconstruite à partir de son passé juif diasporique tellement occulté pendant des décennies par les « officiels » : « ce n’est qu’en retrouvant ses racines juives et en s’ouvrant à la dimension arabe de son identité et de son environnement que la société israélienne pourra enfin construire sa vie dans la normalité et projeter l’avenir de ses enfants avec sérénité ».

Notes

[1Michel Warschawski, Israël-Palestine, le défi binational. Post-scriptum d’Elias Sanbar, éd. Textuel, fév. 2001.

[2Cf. Inprecor n° 463/464 d’octobre-novembre 2001.

[3Michel Warschawski, Sur la frontière, Stock, mars 2002.

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