8 juin est donc un anniversaire. Il y a deux ans, la « gauche plurielle » obtenait la majorité absolue. Défait par le mouvement de grève de novembre-décembre 1995, épuisé par les affaires, réduit à quia, Alain Juppé abandonnait l’hôtel Matignon. Lionel Jospin était nommé Premier ministre. Un espoir mesuré, mais réel, renaissait dans le pays, notamment dans le monde du travail.
La gauche, « plurielle et réaliste », avait mené campagne en prenant des engagements limités : stopper les privatisations, taxer le capital financier, abroger les lois Pasqua-Debré, s’attaquer au chômage par la mise en œuvre des 35 heures sans perte de salaire ni précarité, garantir le système de Sécurité sociale et celui des retraites, refuser le traité d’Amsterdam. Il s’agissait de faire « vivre la démocratie », de restaurer le rôle du Parlement. Un homme neuf, entouré d’une équipe renouvelée, sans éléphants, allait appliquer son programme.
Au lendemain des élections législatives, sans coup férir, le traité d’Amsterdam était ratifié... Jacques Chirac en rit encore. La France parlait d’une seule voix : les militants commençaient à perdre la leur, comme les salariés de Vilvorde leur travail.
La taxe Tobin retoquée, débutait immédiatement un processus de privatisations à marche forcée des entreprises publiques. En septembre 1997, Lionel Jospin mettait les députés socialistes en garde contre « le mythe du mandat impératif », en janvier, il s’opposait aux demandes pressantes des chômeurs arguant de l’impossibilité « d’en demander plus à la France qui travaille ». Dans un premier temps, les leaders d’une droite groggy n’en crurent pas leurs yeux. Un an après, Raymond Barre, vigie lucide de la vie politique, constatait : « Le gouvernement actuel a fait preuve d’un sens opportun des responsabilités. Il n’est pas retombé dans les excès budgétaires de 1981. Il a immédiatement réglé les problèmes européens à l’égard desquels le Premier ministre avait pourtant pris des distances pendant la campagne électorale. Même s’il leur a apporté des nuances, il a été contraint de poursuivre les actions qu’Alain Juppé avait entreprises dans le domaine de la Sécurité sociale et des privatisations. On peut se demander si la victoire de la gauche en 1997 n’a pas été en fin de compte une chance pour faire passer un certain nombre de mesures qui étaient indispensables. »
De fait, dans tous les secteurs de la vie économique, politique, sociale et culturelle, ce gouvernement a poursuivi la politique d’Alain Juppé, l’aggravant dans nombre de domaines. Les lois Pasqua-Debré n’ont pas été abrogées, et des dizaines de milliers de sans-papiers qui ont fait confiance au gouvernement sont renvoyés dans la clandestinité et la détresse.
Les 35 heures ne créent aucun emploi, mais annualisation, flexibilité, baisse des salaires, temps partiel imposé, font sauter les conventions collectives. Les marchés saluent la performance.
Les chiffres du chômage baissent légèrement : la précarité explose. Partout, on réforme, restructure. Petits boulots, temps partiels imposés, privatisations généralisées, attaques sans précédent contre l’Education nationale, la recherche, la culture : le modèle anglo-saxon s’impose.
Il n’est pas un ministère où l’essentiel ne soit de soutenir les « marchés », la politique des grands fonds de pension anglo-saxons, en attendant qu’on crée ici leurs pendants. À la « française », précise Robert Hue qui n’a pas sa langue dans sa poche.
Depuis mars, cette politique calamiteuse a connu un développement qualitatif. Sans même qu’un débat ait été organisé au Parlement, le président de la République et le Premier ministre ont étendu la cohabitation au domaine militaire, déclenché la guerre contre la République fédérale de Yougoslavie.
Quoi qu’en dise Lionel Jospin, il ne s’agit pas de « frappes » mais d’une guerre menée par une armada aérienne sans égale en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Le « dernier quart d’heure » annoncé d’emblée par le ministre des Affaires étrangères entre dans son troisième mois... Sous les bombes, morts et dévastation, nettoyage ethnique et déportation.
La Yougoslavie est détruite. Pour qui, pour quoi ?
Pour garantir l’autodétermination, l’indépendance du peuple kosovar ? L’une et l’autre étaient, expressément, exclues des accords de Rambouillet et le sont de nouveau du texte qui vient d’être imposé à Milosevic.
Sauver le peuple kosovar ? La fuite de centaines de milliers d’entre eux chassés par les bombes à l’uranium appauvri comme par les exactions et les assassinats des troupes du dictateur Milosevic, apporte réponse à cette question.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les droits de l’homme bafoués en Turquie, en Afrique, en Israël, et évidemment en Irak. Les bombardements américains continuent alors que le peuple kurde a été massacré par le dictateur de Bagdad.
Au vrai, la guerre contre les peuples en Yougoslavie a été décidée par les Etats-Unis avec l’aide et le soutien des gouvernements européens qui agissent dans l’OTAN en qualité de cautions et de supplétifs. Son objectif principal ? Instaurer un ordre mondial fondé sur les exigences d’un capitalisme dominé par les fonds de pension et de placement financier. L’Otan est ainsi intronisé dans son « nouveau rôle » : gérer par l’intervention politique et militaire directe les nombreuses situations politiques « déstabilisantes » pour la « bonne marche de l’économie » et la « santé des marchés ».
Deux ans après son accession au pouvoir, le gouvernement de Lionel Jospin, ses ministres, socialistes, communistes et verts-kakis compris, ont commis l’irréparable. Un crime. Fouler aux pieds tous les engagement pris devant les électeurs, mener une guerre odieuse et sanguinaire, tel est donc le véritable bilan de la gauche libérale.
Le Premier ministre ne manque jamais de faire valoir sa morale, son honnêteté, son éthique républicaine ; il incarnerait, modestement bien sûr, mais fermement, les vertus de la démocratie.
Ce qui est en cause, c’est la démocratie, la démocratie représentative, socle de la République, sapée dans ses fondements par ces comportements.
Ici, nulle attaque ad hominem mais questionnement sur le sens de l’engagement politique. Avec Lionel Jospin, nous avons durant de très longues années milité, partagé les mêmes convictions, révolutionnaires, socialistes et démocratiques. À ce titre, il nous semble indispensable de nourrir la réflexion : en somme d’exercer notre droit d’inventaire.
Que Lionel Jospin ait changé de conviction, c’est évidement son droit. Encore que la transparence dont on nous rebat les oreilles mériterait qu’il s’en explique, sans nier ce qui était. Après tout, l’appareil d’Etat, les partis institutionnels, les grandes entreprises fourmillent d’anciens militants trotskistes qui ont tourné casaque ; c’est même une qualification professionnelle recherchée.
Parfois, un trajet individuel, particulier, illustre un processus général. Lorsque les partis d’origine ouvrière font volte-face, mettent en œuvre, au pouvoir, la politique qu’ils avaient combattue dans l’opposition, lorsque le mandat qui leur a été confié est violé, une situation inédite est créée. Lorsque le PS et le PC ne se bornent plus seulement à « gérer loyalement le capitalisme », mais deviennent ses meilleurs représentants, une situation exceptionnelle se noue.
Les salariés, les chômeurs, les exploités ne sont plus représentés politiquement. Lorsque le PS et le PC sont — dans la pratique — sur la même orientation que le RPR et l’UDF auxquels ils ont succédé, ce qui les distingue s’apparente aux rapports qui existent aux Etats-Unis entre les démocrates et les républicains.
Alain Juppé était autoritaire, sûr de lui, droit dans ses bottes. Lionel Jospin est modeste, réclame le droit à l’erreur, s’affirme ouvert au dialogue. Mais il privatise plus que son prédécesseur, s’apprête à remettre en cause le système des retraites des fonctionnaires, évoque la mise en place d’un Smic à deux vitesses.
Ceux qui bavardent sur la démocratie creusent actuellement son lit.
Ceux qui, lors des jours de fête, évoquent, discrètement, l’idéal socialiste gouvernent avec constance, habileté, au bénéfice des sociétés du CAC 40.
La confusion est à son comble. Le chômage gangrène tout. Provoque violences et désespérances. À économie de marché, société de marché. L’extrême droite, malgré sa crise, s’en trouve automatiquement renforcée.
Jusqu’alors, le scénario était parfaitement mis en scène.
Depuis 1981, la droite, épuisée par la résistance des salariés, battue aux élections, cédait sa place à un gouvernement de gauche unie, plurielle. Plus ou moins rapidement, la gauche au pouvoir rompait avec ses engagements, s’opposait aux aspirations des salariés, de la jeunesse, faisait refluer l’espoir, démoralisait et brisait les énergies militantes, puis, rejetée à son tour... cédait sa place à une nouvelle coalition des partis capitalistes. C’est l’alternance. Le tourniquet. La puissance des appareils du PS et du PC verrouillait la situation.
Depuis la chute du mur de Berlin, l’horizon s’éclaircit. Dans les grèves, l’action syndicale, les militants révolutionnaires ne sont plus isolés ; mieux, ils sont en phase avec l’opinion ouvrière. Dans les entreprises, les quartiers, les associations, dans les luttes, une conviction s’enracine : le PS et le PC, les Verts, bref la gauche libérale ne sert finalement qu’au capital financier, pas aux salariés.
L’invention du possible chère au Premier ministre se juge aux actes, à sa gouvernance. Les citoyens s’en détournent et s’en détourneront. Cette fois, la démoralisation et la défaite ne seront pas obligatoirement au rendez-vous.
Satisfaire à l’immédiate résistance, faire face à l’urgence économique et sociale, élaborer un programme de libération du genre humain, rompre positivement avec l’héritage de la social-démocratie et les vestiges du stalinisme, telle est la nécessité.
C’est aujourd’hui possible. Un processus arrive à maturité. Dans ces élections européennes qui se déroulent à la proportionnelle — seul scrutin démocratique —, l’honneur et la nécessité sont portés par les candidats rassemblés sur la liste LCR-LO. On peut juger leur programme limité, timoré. Mais cette liste, telle qu’elle est, avec ses faiblesses, permet de cristalliser, de rassembler, de se compter. La liste animée par Arlette Laguiller et Alain Krivine incarne l’honneur et la nécessité. L’honneur de refuser de se plier aux ordres des fauteurs de guerre, aux groupes financiers, l’honneur de combattre avec fidélité contre le capitalisme et de poser les problèmes de l’émancipation de la société tout entière.
Soutenir, voter pour cette liste, c’est s’opposer avec efficacité aux partis de droite et d’extrême droite, sanctionner sans appel le gouvernement de la « gauche libérale », c’est in fine réunir les conditions pour créer un parti anticapitaliste, internationaliste et démocratique.
Lionel Jospin a changé. Nous aussi. Aux certitudes, nous préférons le questionnement. À la discipline, le débat contradictoire. Une conviction nous habite : le socialisme ne peut l’emporter qu’en levant haut le drapeau de la démocratie et de la liberté. Chacun choisit son parcours, son chemin.