Un « incroyable gâchis », la démission de Dominique Strauss-Kahn ? L’intervention de Jean-Marie Colombani, dans un récent éditorial du Monde (4 novembre), a quelque chose de surprenant à première vue et de profondément choquant après examen. L’article commnence par un hommage endeuillé : « Quel ministre peut se prevaloir au bout dedeux ans d’exercice d’un bilan aussi flatteur Sa démission n’atteindrait pas seulement le gouvernement, mais le pays tout entier ». Bigre ! Nous sommes peu sensiblés aux mésaventures inciviques des élites ; le gâchis qui nous interpelle quotidiennement est d’abord celui de la misère d’en-bas, du chômage, de la précarisation des existences, qui a éventré la société française et esquinté des millions de vies depuis vingt ans. Dans un livre important, les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello viennent de proposer une analyse détainée de ce Nouvel esprit du capitalisme, flexible, destructeur de solidarités et mondialisé. Dans le même temps où les élites roses se grisaient de potions libérales, se congratulaient des performances boursières, entonnaient avec ferveur une version moderne de « enrichissez-vous », l’affairisme prospérait parallèlement aux affaires, les unes nourrissant l’autre. Les choses ont-elles tellement changé au royaume de la jospinie moralisante ? Le cap social-libéral est maintenu. De privatisations accélérées en stockoptions valorisées, l’espace public continue à dépérir et le théorème jamais vérifié d’Helmut Schmidt (« Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après demain ») a fait place au théorème de Michelin : « Les profits d’aujourd’hui font les licenciements de demain et les dividendes d’après demain. » Selon Jean-Marie Colombani, la gravité du départ de DSK tiendraità la rupture d’un double équilibre, l’un au sein de la majorité plurielle, l’autre entre le troisième pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. Commencons par la seconde. Le directeur du Monde y répond par une proposition de protection renforcée pour les élites politiques : la mise en accusation des élus ne devrait pas seulement dépendre des magistrats, mais résulter, « sur leur requête, de la mise en œuvre de mécanismes permettant un débat contradictoire et public sur les enjeux politiques d’une telle situation ». Pourquoi le citoyen ordinaire bénéficierait-il pas de garantis comparables ? L’indépendance de la justice reste précaire et la fragilisation de nos rninistres est moins préoccupante pour la démocratie que le déplacement des centres de décision politique des assemblées vers les juges ou vers les grands argentiers de la Banque centrale européenne. De plus si est posé la question des abus possibles du troisième pouvoir judiciaire, comment ne pas soulever celle des excès du quatrième pouvoir, celui des médias, pressés de traduire les suspects devant le tribunal de l’opinion au mépris des garanties de la procédure judiciaire ? Face aux tentations qui guettent les différents pouvoirs, la recommandation que « le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu) reste un bon repère. La figure du citoyen lui a, au fil de notre expérience historique, apporté un complément décisif. Hélas, l’hypothèse que des institutions représentatives soient soumises au contre-pouvoir et au contrôle de dispositifs démocratiques participatifs, ouverts à une intervention citoyenne directe, n’apparaît guère dans les interrogations sur le malaise de nos démocraties et sur l’anémie de la politique ! Comme le despotisme de marché, la démocratie représentative apparaît au contraire comme l’horizon indépassable de tous les temps, remplacant la béatitude éternelle des anciennes religions. Il est vrai que la logique générale de privatisation (non seulement des entreprises, mais de la monnaie, du droit, des biens communs comme l’eau, du vivant) vide la place publique de ses enjeux communs. Jean-Marie Colombani va jusqu’à retourner le principe démocratique exigeant davantage de vertus chez les représentants de l’intérêt général que chez les citoyens ordinaires : il s’inquiète d’abord à l’idée que « ce qui peut menacer tout un chacun » devienne « s’agissant des politiques, l’arme fatale ». Si l’on veut éviter le cynisme dépolitisant du « tous pourris », une vigilance tatillonne vaut pourtant mieux, en la matière, qu’une tolérance complaisante à l’égard des élites. En politique, un seul être ne manque guère et rien n’est dépeuplé par son absence. Un professionnel de la politique de perdu, dix de retrouvés ! Ce qui nous ramène à l’autre « équilibre rompu ». La défection du pur-sang libéral de l’attelage gouvernemental pourrait aboutir à un « face-à-face entre la gauche et l’ultragauche », d’autant que « déjà un parfum de 1981 flottait sur le Palais-Bourbon, une tentation régressive et nostalgique sous la pression de la gauche de la gauche » !
Le péril de l’heure serait que la gauche du centre redevienne la gauche tout court ! Rassurons l’éditorialiste inquiet. Les acrobaties de Robert Hue et son exercice autorité de la critique ne menacent pas l’équilibre gouvernemental. Ils visent plutôt à en couvrir le flanc et à éponger le mécontentement, pour finir par voter la loi Aubry, par avaliser les privatisations, par accompagner l’application du plan Juppé, par cautionner d’une participation ministérielle loyale uneguerre non déclarée. Dans cette « diversité sans différence » (aurait dit Hegel) de la gauche plurielle, chacun joue son rôle, et la majorité des Verts n’est pas en reste. Brandir l’épouvantail de « l’ultragauche » (terme jadis réservé à des groupes armés) pour stigmatiser le Parti communiste et la gauche radicale (sans la nommer) est au demeurant significatif : plus le centre de gravité se déplace à droite, pluse la gauche (de gauche) fidèle à ses valeurs apparaît « ultra ». La consternation devant le départ de DSK est révélatrice d’une pente politique qui a pour horizon une majorité présidentielle recentrée et rééquilibrée, de Cohn-Bendit à Bayrou, avec Jospin en président et DSK en premier ministre. En somme, la victoire totale d’une troisième voie blairisée à la francaise. À la fois autres (dans les nouveaux dispositifs en réseaux mondialisés) et mêmes (toujours soumises à l’exploitation du travail et à l’accumulation du capital), nos sociétés capitalistes connaissent une profonde transformation. S’opposant à ce capitalisme rénové, de nouvelles stratégies d’émancipation s’ébauchent dans les luttes sur la protection sociale, sur le service public, contrè les diktats de l’OMC, dans les marches européennes de chômeurs ou les mobilisations internationales des femmes. Pour s’attaquer au vrai « gâchis » et offrir au siècle qui vient autre chose que l’obsession conjuguée de la flexibilité et du CAC 40, elles devront rassembler des communistes résolument antistaliniens, des écologistes logiquement anticapitalistes, des sociaux-démocrates attachés à des réformes radicales, des libertaires qui se soucient de la lutte au sein des institutions.
Philippe Corcuff est maître de conferences de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon.