Contrairement à ce que prétendent les idéologues néo-libéraux, la globalisation capitaliste ne contribue pas à créer un « nouvel ordre mondial » pacifique et harmonieux. Bien au contraire. Elle nourrit les paniques identitaires et les nationalismes tribaux. La fausse universalité du marché mondial déchaîne les particularismes et durcit les xénophobies : le cosmopolitisme marchand du capital et les pulsions identitaires agressives s’entretiennent mutuellement [1].
Faux universalisme
Le faux universalisme impérial prétend imposer à tous les peuples du monde et, notamment, à ceux de la périphérie, sous couleur de « civilisation », la domination du mode de vie bourgeois/industriel moderne : la propriété privée, l’économie de marché, l’expansion économique illimitée, le productivisme, l’utilitarisme, l’individualisme possessif. En réaction à cette globalisation capitaliste, on assiste, dans beaucoup de régions du monde, à l’essor de mouvements « anti-occidentaux », nationalistes, intégristes, régressifs et antidémocratiques.
Solidarité des salariés
Il ne s’agit pas de choisir entre ces deux formes de l’inhumanité, mais d’opposer aux unes et aux autres une universalité humaine authentique. Force est de constater que, face à l’unification régionale - l’Europe - ou mondiale du grand capital, celle de ses adversaires marque le pas. Si, au XIXe siècle, les secteurs les plus conscients du mouvement ouvrier, organisés dans les internationales, étaient en avance sur la bourgeoisie, aujourd’hui ils sont dramatiquement en retard sur celle-ci. Jamais la nécessité de l’association, de la coordination, de l’action commune internationale - du point de vue syndical, autour de revendications communes, et du point de vue du combat pour le socialisme - n’a guère été aussi urgente, et jamais elle n’a été aussi faible, fragile et précaire.
L’horreur économique
Cela ne veut pas dire que le mouvement pour un changement social radical ne doive commencer dans une, ou quelques nations, ou que les mouvements de libération nationale ne soient pas légitimes. Mais les luttes contemporaines sont, à un degré sans précédent, interdépendantes, d’un bout de la planète à l’autre. La seule réponse rationnelle et efficace au chantage capitaliste à la délocalisation et à la « compétitivité » - il faut baisser les salaires et les « charges » à Paris pour pouvoir concurrencer les produits de Bangkok - c’est la solidarité internationale organisée et effective des salariés.
L’ennemi commun est facile à identifier : la mondialisation capitaliste, les marchés financiers, le grand capital transnational et ses institutions : le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OCDE, le G7, ainsi que les politiques néo-libérales et les traités libre-échangistes comme l’ALENA en Amérique du Nord, Maastricht, Amsterdam, l’AMI et ses clones. Ce sont eux les responsables de l’horreur économique : la croissance vertigineuse du chômage et de l’exclusion, les inégalités de plus en plus criantes, l’endettement des pays pauvres, le démantèlement des services publics et de la sécurité sociale, le pillage et la contamination de l’environnement. Le besoin d’un réseau de réflexion et de lutte, d’une sorte d’« internationale de la Résistance » contre le nouvel ordre mondial, se fait sentir de plus en plus.
Des initiatives de coordination internationale se sont multipliées ces dernières années. Mentionnons, parmi beaucoup : le Forum pour une alternative économique, lancé à l’initiative de Samir Amin ; la Conférence des peuples contre le libre échange et l’OMC, de Genève ; l’association internationale Attac (Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens contre la spéculation sur les marchés financiers), créée par le journal le Monde diplomatique ; le Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde, de Bruxelles ; le réseau Espaces Marx international, constitué à la suite de la grande Rencontre internationale pour le 150e anniversaire du Manifeste communiste à Paris.
Intellectuels critiques
Les intellectuels critiques ont un rôle à jouer dans cette recherche. Dans son livre de 1993, Spectres de Marx, Jacques Derrida dénonçait le « nouvel ordre international » - « jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre et de l’humanité » - et attirait l’attention sur le processus de gestation d’une résistance internationale : « La “nouvelle internationale”, ce n’est pas seulement ce qui cherche un nouveau droit international à travers ces crimes. C’est un lien d’affinité, de souffrance et d’espérance, un lien encore discret, presque secret, comme autour de 1848, mais de plus en plus visible - on en a plus d’un signe. C’est un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s’il n’est pas clandestin, sans contrat, “out of joint”, sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté internationale (internationale avant, à travers et au-delà de toute détermination nationale) sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe » [2]. Plus récemment, Pierre Bourdieu, dans une conférence aux syndicalistes allemands de la DGB, lançait un appel à un « nouvel internationalisme, au niveau syndical, intellectuel et populaire », inspiré par la « volonté de rompre avec le fatalisme de la pensée néo-libérale » [3].
Le renouveau de l’internationalisme s’appuie tout d’abord sur les courants critiques du mouvement ouvrier et socialiste. Mais de nouvelles sensibilités internationalistes apparaissent aussi dans des mouvements sociaux à vocation planétaire, comme le féminisme et l’écologie, dans des mouvements antiracistes, dans la théologie de la libération, dans des associations de défense des droits de l’Homme ou en solidarité avec le tiers monde.
Différentes tendances
Un échantillon des représentants les plus actifs de ces différentes tendances, venu aussi bien du Nord que du Sud de la planète, de la gauche radicale ou des mouvements sociaux, s’est rassemblé, dans un esprit unitaire et fraternel, au sein de la Conférence intergalactique pour l’humanité et contre le néo-libéralisme, convoquée, dans les montagnes du Chiapas, au Mexique, en juillet 1996, par l’Armée zapatiste de libération nationale - un mouvement révolutionnaire qui a su combiner, de façon originale et réussie, le local, les luttes indigènes du Chiapas, le national, le combat pour la démocratie au Mexique, et l’international, la lutte mondiale contre le néo-libéralisme. Il s’agit d’un premier pas, encore modeste, mais dans la bonne direction : la reconstruction de la solidarité internationale.